R. PIPES fallait le chercher hors d'Europe, aux États-Unis, et surtout en Russie, où les conditions étaient encore favorables à l'apparition de nouveaux types de civilisation. On ne saurait trop souligner l'importance que Weber attachait à l'évolution de ces deux pays, et en premier lieu à celle de la Russie - d'abord parce que la culture russe était moins «européenne »que celle de l'Amérique, ensuite parce que les événements de Russie affectaient de manière plus immédiate la position internationale de l'Allemagne. Aussi, dès que lui parvint la nouvelle de la vague de grèves et de troubles qui déferlait sur tout l'Empire russe, Weber suspendit-il sur-le-champ ses travaux habituels pour se plonger corps et âme dans le « drame russe». L'enjeu, pour lui, était le destin de l'humanité entière. Ce qui ne serait pas gagné, pour la défense de l'individu et de ses libertés, à la faveur de la période de chaos économique traversée par les pays dont le système économique n'était pas encore complètement cristallisé, ne le serait peut-être jamais, « une fois le monde devenu économiquement " plein " et intellectuellement " rassasié ". Il s'agit bien là, en un certain sens, des " dernières " chances pour l'édification de cultures "libres" sur un terrain vierge 22 • » L'autre mobile qui poussait Weber à l'étude de la Russie dérivait ainsi directement ·de sa philosophie de l'histoire. La révolution de 1905 lui paraissait être le signe avant-coureur d'un nouvel ordre politique et social qui romprait les chaînes étranglant l'Occident et annoncerait une renaissance de la société libre. LA PREMIÈRE ÉTUDE de Weber sur la Russie, Zur Lage der bürgerlichen Demokratie ,z'n Russ/and, qu'il acheva en février 1906, fut écrite avec le concours de Bogdan Kisitiakovski, libéral russe militant dans le Soïouz Osvobojdiéniia (Ligue de la Libération). Les maigres données historiques dont s'inspire ce travail sont surtout tirées de l'ouvrage de LeroyBeaulieu, L'Empire des tsars et les Russes. Weber y analyse longuement la composition sociale et les programmes des principaux groupements libéraux, en vue de déterminer la nature du libéralisme russe et ses chances de succès. Weber tenait pour acquis, au départ, que rien en Russie n'est « historique », si ce n'est la commune paysanne, l'Église et la monarchie 23 • En conséquence, il ne tient aucun compte de la longue tradition de la pensée libérale russe, dont les origines remontent au milieu du xvnre siècle. C'est en 1903 que commence son exposé, à savoir l'année où les éléments modérés qui travaillent dans les zemstvos opèrent leur jonction 22. Zur Lage, p. 349. 23. A rapprocher de l'opinion d' A. Leroy-Beaulieu : • La commune est n~e et a grandi sur place ; à proprement parler, c'est, en dehors de l'autocratie, la seule institution indigène, la seule tradition vivante du peuple rusae. • BibliotecaGino Bianco 75 avec l'intelligentsia libérale pour fonder la Ligue de la Libération. Weber part des événements qui précèdent immédiatement la fondation de la Ligue, puis il étudie le mouvement des zemstvos, en mettant l'accent sur les rapports entre ces deux piliers du libéralisme et les deux classes les plus dynamiques, la bourgeoisie et le paysannat. La manière même dont la question est abordée, le choix des données, les éléments auxquels l'auteur s'arrête, sont déterminés les uns et les autres par sa philosophie politique. Il concentre son attention sur les «valeurs» du libéralisme russe et sur ses appuis, en cherchant à déterminer dans quelle mesure le mouvement est soutenu par des intérêts économiques «ascendants ». L'hypothèse est que la conjonction de telles valeurs et d'un tel appui est indispensable au succès.de tout mouvement politique qui aspire au pouvoir. La réponse de Weber aux principales questions soulevées par sa recherche est négative : le libéralisme n'a pas le soutien des groupes matériellement intéressés à la réalisation de ses buts et ses idéaux sont à maints égards surannés. Les événements de 1905 signifient, aux yeux de Weber, que les forces libérales, telles que les représentaient les zemstvos et le parti K.D. [constitutionnel-démocrate, Cadets], ne bénéficiaient pas du soutien de la bourgeoisie russe. D'abord les zemstvos ne sont pas à proprement parler des institutions de la classe moyenne au sens économique du mot. Dans la mesure où la bourgeoisie s'y trouve représentée, c'est sous les espèces de son « mode de vie et [de son] niveau d'instruction... Considérés sous l'angle économique, les libéraux des zemstvos sont, dans l'ensemble, des " tierces parties ", donc de [simples] défenseurs d'un idéal politique et sociopolitique ... » 24 • La bourgeoisie au sens propre, c'est-à-dire la classe des grands industriels et des financiers, non seulement refuse son soutien à ces idéalistes, mais s'emploie activement à les contrecarrer. La rupture entre la grande bourgeoisie et les libéraux des zemstvos, qui se produit dès les débuts de la révolution de 1905, constitue une des manifestations extérieures de cette prof onde mésentente. Weber attend bien davantage d'un autre aspect du mouvement : la constitution d'un corps de fonctionnaires des zemstvos. Ce « troisième élément », qui vit effectivement « au milieu du peuple et avec lui», fait preuve d'un idéalisme, d'un dévouement qui représentent « sur le plan moral, le phénomène le plus réconfortant et le plus significatif de la Russie d'aujourd'hui » 25 • (Il semble bien queWeber envisage la formation d'une bureaucratie recrutée sur place et fortement enracinée, capable de donner aux forces opposées à l'autocratie le personnel administratif qui leur est nécessaire.) Le parti K.D., l'autre point d'appui du libéralisme russe, se voit refuser lui aussi le 24. Zur Lage, p. 244. 25. Ibid., p. 245.
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