Le Contrat Social - anno IV - n. 2 - marzo 1960

74 sociale, est une "entreprise", exactement comme l'est une usine : c'est là que réside précisément sa qualité historique spécifique 14 • » De là vient l'accent mis par Weber sur l'aspect administratif de la vie politique, et sa tendance à minimiser le rôle de l'idéologie : « Nous autres, rejetons tardifs de l'Occident, sommes devenus des sceptiques», écrivit-il un jour. « Les systèmes idéologiques ne pourraient plus nous éblouir. Les programmes sont des choses du siècle passé 15 • » Le bureaucrate, en tant qu'administrateur rompu à toutes les complications de son métier, est incomparablement supérieur, quant à l'efficacité, à toute autre catégorie de serviteurs d'un pouvoir public. Dans la perspective de l'inévitable rationalisation de la société occidentale, la bureaucratisation complète de toutes les institutions sociales apparaît comme virtuellement inéluctable : L'avenir est à la bureaucratisation. Le fonctionnaire de métier une fois en place, son pouvoir est virtuellement indestructible, toute la structure de base, tout ce qui assure les conditions élémentaires de l'existence étant conçu en fonction même de ce qu'il est capable de faire 16 • Ni le capitalisme ni le socialisme ne sont en mesure de renverser cette tendance, parce qu'ils succombent eux-mêmes à la bureaucratisation. Le capitalisme moderne est ration~sé au I?lu~ha~t point et les bureaucrates d'affaires qui 1administrent n'ont plus le moindre rapport avec les entrepreneurs individuels du capitalisme à ses débuts. Plus sombres encore sont les perspectives pour le socialisme. Assumant une part sans cesse croissante des responsabilités économiques et sociales, l'État socialiste aurait besoin d'un appareil bureaucratique bien plus étendu que celui de l'État capitaliste. De plus, en supprimant l'entrepreneur capitaliste qui parvenait à survivre dans les conditions modernes, le socialisme éliminerait le seul rival relativement efficace du bureaucrate, le seul à mieux connaître son métier que le professionnel de la fonction publique. En conséquence, soutenait Weber,« croissance de la" socialisation " signifie nécessairement aujourd'hui croissance de la bureaucratisation » 17 • • Aux marxistes il a reproché, à plusieurs reprises, de faire abstraction de ce qu'il considérait comme la question-clé d'un régime socialiste : qui fera marcher les entreprises nationalisées ? Il .ne faisait aucun doute pour Weber que cette fonction incomberait aux groupes techniquement les mie?x qualifiés pour l'assumer, à s~voir la bu~eaucrati~, « à laquelle rien n'est plus etranger qu un sentiment de solidarité avec le prolétariat » 18 • 14. GPS, p. 140. 15. Cité par Otto Kôllreutter dans « Die staatspolitischen Anschauungen Max Webers und Oswald Spenglers », in Zeitschrift für Politik, XIV (1925), pp. 482-83. 16. GPS, pp. 149-50. 17. Ibid., p. 141. 18. Max Weber : Der Sozialismus, Vienne 1918, p. 24. Réimprimé dans Gesammelte Aufsl:itze zur Soziologie und Sozialpolitik, Tübingen 1924, pp. 492-518. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Toutes ces considérations conduisaient Weber à une conclusion pessimiste : ...partout, l'édifice du nouvel esclavage est déjà prêt ... Tous les baromètres économiques annoncent le recul progressif de la liberté... « Contre le courant » de la conjoncture matérielle, nous nous dressons nous autres « individualistes » et partisans des institutions « démocratiques ». Celui qui entend s'adapter, telle la girouette, à une « tendance de l'évolution » ferait bien d'abandonner au plus tôt des idéaux aussi désuets 19 • A quel point Weber redoutait la bureaucratie, on peut le saisir dans une de ses conférences sur la situation politique de l'Allemagne où il alla jusqu'à affirmer que les fonctionnaires publics de France et des États-Unis rendaient en fin de compte plus de services à leur pays que leurs congénères allemands, parce que plus corrup- 'bl 20 t1 es ... Seule une classe sociale dynamique, politiquement ambitieuse, économiquement en expansion, serait en mesure d'endiguer la marée montante de la bureaucratie. Mais, dans l'Europe du x1xe siècle, pareille classe n'existe pas. Le pouvoir politique en Europe appartient à des classes à statut économique déclinant, tandis qu'au prolétariat, seul prétendant sérieux, fait défaut l'« instinct de puissance » (du moins en Allemagne). La cc dictature des masses », idéalisée par les travailleurs, devait aboutir, selon Weber, non à un pouvoir populaire authentique, mais à la dictature de quelques-uns 21 • Ainsi, en l'absence d'une classe aspirant à la direction des affaires et capable d'en assumer la responsabilité, l'autorité en Europe tombe par défaut aux mains de la bureaucratie. Dans la situation donnée, Weber pensait que seul un système exécutif fort, de préférence monarchique, et doté d'un parlement fort, avec lequel il partagerait l'autorité, pourrait tenir labureaucratie en échec. L'essence du problème constitutionnel au x.xe siècle n'est pas la division du pouvoir entre les organes législatif et exécutif de l'État. Il s'agit encore moins de la mesure dans laquelle le contrôle populaire s'exerce sur l'action gouvernementale. Le nœud du problème, c'est de savoir jusqu'à quel point législatif et exécutif peuvent coopérer pour tenir en lisières leur ennemi commun, le corps des fonctionnaires. Observant la scène politique européenne au début du siècle, à partir de semblables prémisses, Weber avait toute raison de désespérer. Tout indiquait un nouveau déclin de la liberté humaine et le triomphe d'un ordre social impitoyablement efficace et, parce que rationnel, pratiquement indestructible. S'il y avait quelque espoir de préserver la liberté --; dans son acception la plus large - il 19. Max Weber : Zur Lage der bürgerlichen Demokratie in Russland, Beilage, Archiv für Sozialwissenchaft und Sozialpolitik, XXII (1906), (titre abrégé: Zur Lage), pp. 347-48. 20. J.-P. Mayer : Max Weber, p. 99. 21. GPS, p. 391.

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