Le Contrat Social - anno IV - n. 2 - marzo 1960

72 du dédoublement du libéralisme allemand : celui-ci fut déchiré pendant tous le cours du x1xe siècle entre ses aspirations nationalistes, qui l'avaient mené à collaborer avec des tenants de la politique de force comme Bismarck, et ses visées libérales dans l'ordre économique et en politique intérieure, qui le rangeaient dans l'opposition. Weber eut beau critiquer Bismarck, il avait grandi dans une atmosphère à tel point dominée par les idées et la personnalité du chancelier qu'il tirait une grande part, sinon presque toutes ses prémisses politiques des leçons de Bismarck. Avant tout, il en tira l'idée que la puissance est l'essence de la politique, allant jusqu'à définir celle-ci comme une activité visant « à la répartition du pouvoir, à la conservation du pouvoir, au déplacement du pouvoir>> 6 • Voilà qui permettait à Weber, libéral déclaré s'il en fut, de faire d'un Friedrich Naumann son ami politique le plus proche - de Naumann, le théoricien du Lebensraum ( espace vital) germanique en Europe centrale, dont les idées allaient inspirer au national-socialisme un de ses dogmes fondamentaux. Le nationalisme de Weber était une des raisons de son intérêt pour la politique russe. La Russie le préoccupait en tant que plus puissant voisin et concurrent de l'Allemagne, celui dont le développement interne affectait directement l'avenir de son pays. Une autre raison tient à sa philosophie de l'histoire, notamment à ses vues sur l'orientation de la vie politique de l'Occident. Ses recherches historiques avaient amené Weber à conclure que la principale tendance de l'histoire européenne consiste dans une rationalisation progressive de tous les aspects de la vie humaine organisée. A ses yeux, la caractéristique de la civilisation occidentale résidait dans le processus de « désenchantement » ( Entzauberung). Cette perspective l'effrayait, car il lui semblait probable que la raison - après avoir libéré l'homme des chaînes de l'ignorance, de la superstition et de la prévention - finirait à son tour par l'asservir. Une société pleinement rationalisée imposerait à l'homme un nouvel esclavage. Il ne serait plus qu'un rouage impuissant dans une machine virtuellement indestructible. L'angoisse avec laquelle Weber envisageait le triomphe final du principe de rationalité ne peut s'expliquer, chez. un penseur convaincu de la toute-puissance de la raison, que par un attachement non moins profond à un idéal de liberté et à la valeur de l'individu. Ces considérations d'ordre philosophique stimulaient l'intérêt de Weber pour la Russie, qui lui apparaissait comme un pays dont la culture en était encore au stade de la formation. La Russie pourrait donc, à condition de se développer d'une certaine façon, faire contrepoids à l' oppression croissante qui se manifestait dans l'histoire européenne et dont l'aboutissement logique à 6. Cité par A. Mettler : Max Weber und die philosophische Problematik in unserer Zeit, Leipzig 1934, p. 17. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ses yeux devait être la suppression de toute liberté. Si le premier intérêt .de Weber était franchement subjectif dans sa motivation, il pensait bien que le second était vierge de tout mobile passionnel, pur de tout préjugé national. Une des difficultés que rencontre l'analyse de la pensée politique de Weber vient de ce qu'elle se situe sur deux plans distincts. Tantôt Weber parle en homme politique allemand, soucieux de puissance et de prestige national, tantôt il est le pur savant qui contemple les choses sub specieaeternitatis. Attitudes incompatibles, qui se manifestent clairement l'une et l'autre dans ses études sur la Russie. Mais malheureusement les lignes de clivage ne sont pas aussi nettes que Weber, très conscient de cette ambivalence, aurait pu le souhaiter. Il est sans doute impossible de séparer vie et pensée avec toute la rigueur de l'école néo-kantienne, dont l'influence sur Weber a été si forte. Du point de vue politique, Weber divisait la ~ société en trois groupes principaux : celui qui tient les rênes du pouvoir, celui qui exécute les désirs des détenteurs du pouvoir, enfin celui des sujets. Le caractère spécifique de tous les corps politiques est l'exercice du pouvoir.« Toutes les formations politiques sont des produits de la violence 7 • » L'autorité effective dans toutes les sociétés, y compris celles qui sont organisées selon des principes démocratiques, repose entre les mains d'une élite. «Le " principe du petit nombre", autrement dit la capacité supérieure de manœuvre des petits groupes dirigeants, domine toujours l'activité politique. Ce stigmate "césarien" est ineffaçable (dans les États de masse) 8 • » Un des plus importants critères d'un organisme politique sain est le degré de corrélation entre le rôle dominant de cette élite et sa suprématie économique. Dans un État viable, les intérêts matériels du groupe qui exerce le pouvoir politique coïncident avec les intérêts de la majorité de la population et cette interdépendance est profondément enracinée dans la conscience de tous les citoyens. Le groupe qui détient le pouvoir doit, en plus du pouvoir économique, posséder un instinct de puissance bien développé, un Machtwille [volonté de puissance]. Celui-ci n'est pas engendré mécaniquement par les circonstances économiques (comme l'entendent les ·marxistes), mais mûrit lentement à la faveur de soins diligents et au moyen d'une continuelle mise à l'épreuve. C'était vraisemblablement la· leçon des défaites infligées aux libéraux allemands par les junkers qui conduisait Weber à écrire : «La substance dernière du problème socio-politique n'est pas la question du statut économique des classes dirigées, mais bien davantage celle de l'aptitude politique 'des classes dirigeantes et ascendantes 9 • » 7. Cité par J.-P. Mayer : Max Weber and German Politics, Londres [1944), p. 44. 8. GPS, p. 167. 9. Ibid., p. 29.

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