revue ltistorique et critique Jes /aits et Jes idées MARS 1960 _:_bimestrielle - Vol. IV, N° 2 B. SOUVARINE .......... . RICHARD PIPES. ........ . PAUL BARTON .......... . Coexistence et lutte idéologique Max Weber et la Russie (U Despotisme, totalitarisme et classes sociales L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E. DELIMARS .......... .. L. PISTRAK.............. . LEONARD SCHAPIRO. .. . J. RUEHLE Le retour de Lyssenko La coexistence selon Lénine Histoire et mythologie Le théâtre soviétique (1) DÉBATS ET RECHERCHES LUCIEN LAURAT ....... . AIMÉ PATRI ............. . PIERRE LEROUX ........ . Marxisme et sociali~ation Quelques subtilités du marxisme (II) PAGES OUBLIÉES De l'individualisme et du socialisme QUELQUES LIVRES Comptesrendus par A. G. HoaoN, DOMINIQUE S., CLAUDE HARMEL, ANDRÉ HAVAS, MICHEL CoLLINET, PAUL BARTON CORRESPONDANCE « Vingt-huit ans après » INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco •
- Biblioteca Gino Bianco
kCOMJ?il SOŒil revue l,istoriq11e et criti111e del _ft,;fl et Jn idéel MARS 1960 VOL. IV, N• 2 SOMMAIRE Page B. Souvarine......... COEXISTENCE ET LUTTE IDÉOLOGIQUE . . . . . . 63 Richard Pipes........ MAX WEBER ET LA RUSSIE (1) .. .. .. .. .. .. .. . .. 71 Paul Sarton.......... DESPOTISME, TOTALITARISME ET CLASSES L'Expérience communiste E. Del imars......... . Lazare Pistrak ....... . Leonard Schapiro ... . Juergen Ruehle ..... . Débats et recherches SOCIALES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 LE RETOUR DE LYSSENKO ................... . LA COEXISTENCE SELON LÉNINE ............ . HISTOIRE ET MYTHOLOGIE ................... . LE THÉATRE SOVIÉTIQUE (1) .................. . 83 89 93 96 Lucien Laurat . . . . . . . . MARXISME ET SOCIALISATION. . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Aimé Patri . . . . . . . . . . QUELQUES SUBTILITÉS DU MARXISME (Il)..... 107 Pages oubliées Pierre Leroux. . . . . . . DE L'INDIVIDUALISME ET DU SOCIALISME . . . . 116 Qvelques livres A. G. Horon ........ . Dominique S....... . Claude Harmel ..... . And ré Havas........ . Michel Col li net ..... . LA GUERRERÉVOLUTIONNAIRE, de CLAUDE DELMAS . . . . . 119 TOLSTOIET GANDHI, de MARC SEMENOFF . . . . . . . . . . . . . 120 LA QUESTIONRELIGIEUSE T LESOCIALISME, de JEAN JAURÈS 121 LA CONDITION HUMAINE EN CHINE COMMUNISTE, de SUZANNE LABIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122 TENDANCESET DÉBOIRESDE LA SOCIOLOGIEAMÉRICAINE, de PITIRIMSOROKIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 POURUN SOCIALISMEHUMANISTE, d'ANDR~ PHILIP . . . . . . 124 MANIFESTE POUR UNE CIVILISATION SOLIDAIRE, de L.-J. LEBRET . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126 Paul Barton.......... LESFASCISMESDANSL'HISTOIRE, d'HENRI LEMAITRE. . . . . 126 Correspondance « VINGT-HUIT ANS APRÈS ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco
DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 30 : Avril-Juin 1960 SOMMAIRE Henri VanLier ........... . Les nouvelles Chances de ! 'Humanisme. CorradoFatta ............ . Lauraet RaoulMakarius. ... Adam Schaff ............. . Maurice Broëns. .......... . Un Aspect de la Volonté de Puissance le Snobisme. Prohibition de ! 'Inceste et lnterdit-s alimentaires. Pourquoi récrit-on sans cesse l'Histoire ? Les Résurgences pré-indoeuropéennes dans le Culte des Morts. Chroniques HenriMendras ........... . Exode rural et lndustr{alisation. Joffre Dumazedier ........ . Loisir cinématographique et Culture populaire. Comptes rendus LouisRenou............... Vues nouvelles sur l'Inde ancienne. RÉDACTIONET ADMINISTRATION: 6, rue Franklin, Paris 168 (Trocadéro 82-20) Revue trimestrielle paraissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris 7• Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) . . Prix de vente au numéro: 2 NF 60 Tarif d'abonnement : France : 9 NF 20 ; ~franger : 12 NF La thèse de doctorat récemment soutenue en Sorbonne par Sol Ferrer sur la pensée politique et sociale de son père est annoncée en librairie sous le titre FRANCISCO FERRER, MARTYR LAÏC De nombreux documents inédits enrichissent cet ouvrage d'environ 400 pages in-quarto qui sera vendu au prix de 15 NF. - Prix de souscription : 10 NF. à adresser avant fin mai 1960 à Mme Sol Ferrer, 47, rue Monge, Paris, 58 • C.C.P. 16 634-83 Paris. Biblioteca Gino Bianco
rev11ehistorique et critique Jes faits et Jes idées Mars 1960 Vol. IV, N° 2 COEXfSTENCE ET LUTTE IDÉOLOGIQUE par B. Souvarine DEPUISLA MORT DESTALINE,la question se pose de l'évolution possible ou éventuelle de la politique extérieure soviétique. On a guetté tous les symptômes, collectionné tous les signes révélant une« détente», réelle ou imaginaire, dans les rapports avec l'Occident. Incontestablement, un certain changement s'est accompli à tout le moins dans les formes en matière de relations internationales depuis 1953 et l'initiative en revient aux successeurs de Staline. Mais il reste à savoir si ces formes nouvelles, ces aspects nouveaux en politique étrangère et en diplomatie correspondent à une révision, quant au fond, de la stratégie conquérante de l'état-major communiste. Le comportement des démocraties occidentales vis-à-vis de l'Union soviétique dépend évidemment de la réponse donnée au problème ainsi défini. Jusqu'à présent le leadership américain consiste à tenir l'Union soviétique et ses satellites en respect au moyen d'un armement sans précédent dont les États-Unis fournissent l'essentiel, les pays associés à cette défensive se bornant à prêter des bases territoriales, à mobiliser peu d'hommes et de matériel. Montrer la force américaine suffit à déconseiller toute entreprise soviétique belliClueuse. Seule tentative de « tâter » les dispositlons de Washington, la guerre de Corée s'est terminée sur un compromis que la Chine communiste a pu interpréter bruyamment comme sa victoire éclatante sur l'imP.érialisme américain. Hormis cet épisode, l'hostilité systématique du pouvoir soviétique envers le monde libre s'est exercée sur le plan politique, intellectuel et psychologique - ce qu'on appelle« guerre froide». Biblioteca Gino Bianco Au cours de ces douze années les démocraties occidentales ont subi sans riposter les assauts multiples, les manœuvres perfides, les campagnes haineuses de la puissance communiste. Méconnaissant l'ennemi auquel elles ont affaire et supposant à tort qu'une résistance active à ses desseins impliquerait des risques de guerre entraînant l'emploi d'armes nucléaires, elles ont laissé le champ libre aux initiatives soviétiques. De timides mesures prises par Washington ( Voice of America, bulletins des ambassades) pour opposer quelque information sérieuse à la débauche de propagande malhonnête déchaînée par Moscou et Pékin sont si peu en proportion que mieux vaut n'en rien dire. A Londres, à Paris et à Rome, la passivité s'avère totale à cet égard. Il est évident que la crainte vaine d'une guerre atomique a pesé pendant une douzaine d'années sur les conceptions occidentales en politique étrangère. En fait, une telle guerre était inconcevable dès 1945, après les bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki, comme de rares commentateurs se sont efforcés, sans succès, de le démontrer au début de la guerre froide. Tous les hommes d'État, les diplomates, les états-majors, les services secrets et les journaux du monde libre se sont complètement trompés en attribuant à Staline et à ses épigones des intentions belliqueuses classiques et en refusant de tenir compte des avis qualifiés. Ils se tromperaient désormais aussi lourdement s'ils P,rêtaient à Khrouchtchev et Cie des tendances pacifiques au sens habituel du terme. Il s'agit de tout autre chose que de guerre ou de paix comme on les a connues dans l'histoire. En
64 aucun cas, les communistes ne feront une guerre qui équivaudrait à leur suicide. En aucun cas, ils ne consentiront à une paix qui signifierait la restauration d'un état normal des relations entre nations et entre peuples. Car une telle paix serait l'abandon de leur raison d'être. Rien n'autorise à spéculer sur une hypothèse aussi gratuite, aussi peu applicable à la génération formée sous Staline. La « coexistence pacifique » prônée de nos jours par Khrouchtchev, c'est la continuation de la guerre contre le monde libre par des moyens non militaires. Les proses doctrinales publiées à Moscou n'en font point mystère. Les dirigeants communistes savaient que les Américains ne commenceraient jamais une guerre nucléaire, non seulement parce que les services soviétiques de renseignements sont sérieux, mais du fait qu'il n'existe pas de secret politique aux États-Unis, où tout s'étale sur la place publique, où l'indiscrétion des politiciens et des fonctionnaires ne suscite ni réprobation ni blâme. Les milieux officielsaméricains redoutaient une arrièrepensée soviétique susceptible de provoquer une guerre nucléaire, non seulement parce que leurs services de renseignements sont pour ainsi dire inexistants, mais du fait que tout est secret en Union soviétique et que l'ignorance des choses communistes prévaut en Occident, hormis chez quelques diplomates et universitaires dont les politiciens ne tiennent pas compte. Maintenant que les armements ont atteint, de part et d'autre, une capacité dévastatrice qui finit par écarter toute perspective de guerre intercontinentale, la nécessité de reconsidérer la défensive occidentale se fait donc instamment sentir. Sous le slogan de la « coexistence pacifique », Khrouchtchev et Cie déploient une opération de grand style et d'envergure planétaire. Une contrepartie s'impose, car le temps des préparatifs strictement militaires étant révolu, l'heure a sonné des « sciences morales et politiques », lesquelles ne sont nullement incompatibles avec la technique et la balistique indispensables devant la puissance matérielle soviétique. IL y A des constantes dans les conceptions communistes en matière d'histoire universelle et de relations internationales. Malgré les déceptions consécutives à la révolution d'Octobre, malgré les entorses données à la doctrine, malgré les déboires économiques et les luttes intestines qui ont engendré le stalinisme et ses sous-produits actuels, la conviction persiste dans les hautes sphères du régime que le capitalisme agonise et que le « camp du socialisme » doit inévitablement s'étendre à toute la terre. Quarante ans après leur avènement au pouvoir en Russie, les communistes admettent qu'ils s'étaient quelque peu trompés sur la vitesse, quant à leurs prophéties sur la révolution mondiale, mais se consolent en se croyant toujours dans la bonne - BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL direction. Ayant traversé toutes sortes d'épreuves à leur avantage, avec l'aide des capitalistes dont ils avaient juré la mort, ils peuvent chérir d'excellentes raisons de se voir dans le « sens de l'histoire », assurés de la victoire finale. L' American Relief dirigé par Herbert Hoover, l'Y.M.C.A. et d'autres organisations charitables, chrétiennes ou « bourgeoises », les ont secourus pendant la famine. De grandes firmes industrielles d'Europe et d'Amérique les ont aidés à surmonter le chaos économique et à réaliser leurs plans quinquennaux. Les États-Unis et l'Empire britannique les ont sauvés lors de l'invasion hitlérienne. Tout cela, ils l'interprètent comme autant de signes dénotant le déclin irrémédiable du capitalisme et garantissant la propagation du communisme sur les deux hémisphères. A présent ils escomptent avec cynisme le concours du capital américain pour accomplir leur plan septennal dont ils proclament que le terme sonnera le glas du capitalisme. Instruits par l'expérience, à défaut de la connaissance préalable dès hommes et des choses du communisme, les gouvernements démocratiques devraient dorénavant comprendre que dans les rapports avec le pouvoir soviétique, tout geste de bonne volonté, tout acte de générosité, de conciliation ou de coopération est regardé à Moscou comme preuve de faiblesse, d'aveuglement et de décrépitude. Loin de les apaiser, toute concession faite aux communistes suscite leur mépris intime, accroît leurs exigences, stimule leurs prétentions et les confirme dans la certitude d'être les élus de l'histoire. Il importe donc de ne pas paraître dupe d'attitudes ou de paroles captieuses alternant avec les menaces ou les rodomontades. dont les politiciens soviétiques sont si prodigues. Pour connaître les intentions des héritiers de Staline, leurs conceptions fondamentales en politique extérieure, on doit se reporter aux textes officiels qui ont valeur dogmatique dans l'usage interne du monde soviétique. Il ne faut pas les confondre avec les notes diplomatiques, les déclarations et discours qui visent à séduire, à troubler ou à tromper les nations indépendantes, et où de rares spécialistes savent discerner la part de vérité et. ia part de manœuvre. Ni se demander à chaque instant si, en telle ou telle circonstance, les leaders communistes sont « sincères » : la question de sincérité ne se pose pas, car il va de soi que des conquérants sans principes ni scrupules veulent sincèrement tout ce qui faciliterait leurs conquêtes. Le fait est que leur pensée authentique s'exprime dans des textes qui ont force de loi chez eux et auxquels les gouvernants, les guides de l'opinion publique dans les démocraties ne prêtent pas l'attention qu'ils méritent. Alors que· ces mêmes gui~~s et gouvernants n~ manquent aucune occasion de remarquer le « ton conciliant » ou « relativement modéré » de tel ou tel propos de Khrouchtchev, comme si ce ton,
B. SOUV ARINE alternant avec des menaces, modifiait les données réelles de la situation ou la ligne de conduite d'adversaires io;éductibles. Il est pourtant clair que le ton ne saurait aller indéfiniment crescendo sans rendre toute diplomatie impossible. Ce qui compte, ce sont les exposés de principes longuement mûris dont les formules essentielles ont été rigoureusement pesées, soigneusement rédigées pour servir d'instructions impératives aux cadres communistes qui les transmettent au rank andfile. Le rapport du Comité central présenté par Khrouchtchev au xx.e Congrès du Parti, en 1956, est un de ces textes qui font autorité, et auquel on ne peut éviter de remonter puisque· le XXIe Congrès, en 1959, fut consacré aux problèmes économiques du plan septennal et n'a pas révisé la t'osition du congrès précédent en matière de politique internationale. Un document tout récent, la nouvelle Histmre du parti communistede l'Union soviétique, publiée dans le deuxième semestre de 1959, véritable Bible du monde soviétique, confirme d'ailleurs les vues én0ncées par Khrouchtchev. Plus récemment encore, les organes officiels du Parti à Moscou ont explicité la notion de « coexistence pacifique » de façon à prévenir les risques de déviation qui inciteraient au « révisionnisme ». On pourrait en outre se référer au Manuel d'économiepolitique ou à de nombreux articles des encyclopédies soviétiques, mais ce serait dépasser sans nécessité les limites d'une démonstration suffisante. SUR LES 150 PAGES du rapport de Khrouchtchev au xx.e Congrès, le tiers environ traite de la situation internationale, pour conclure à la nécessité d'une « détente » et d'une « coexistence pacifique». Le sens et le contenu des slogans finals sont précisés, motivés comme suit (résumé fidèle et citations textuelles). Il existe deux systèmes économiques mondiaux et antagoniques, le capitaliste et le socialiste, qui se développent selon des lois différentes et dans des directions opposées. L'économie socialiste a tous les avantages, toutes les vertus. Au contraire, · « l'économie capitaliste se développe dans l'enrichissement croissant des monopoles, l'accentuation continue de l'exploitation et l'abaissement constant du niveau de vie de mHiions de travailleurs, la militarisation croissante de l'économie, l'a~gravation de la concurrence entre États capitalistes, de la maturation des crises et des bouleversements économiques ». En un quart de siècle, « l'Union soviétique a accru de plus de vingt fois sa production industrielle, alors que les États-Unis (...) n'ont pu augmenter la leur que d'un peu plus du double » (procédé trompeur de comparaison qui n'a pas varié depuis Staline). « Les pays du socialisme ont le souci constant de développer par priorité l'industrie lourde » ( donc celle des armements). Les progrès réalisés en Chine avec l'aide soviéBiblioteca Gino Bianco 65 tique sont sans exemple dans l'histoire. Bref, « le système socialiste, qui ignore crises et boulevers~ments, poursuit sa marche triomphale». A l'inverse, « la crise générale du capitalisme continue de s'approfondir». Les États-Unis conn1issent dépression sur dépression et leur crise de 1948 « ne fut enrayée que par une course effrénée aux armements liée à la guerre de Corée ». En cinq ans, de 1950 à 1954, les dépenses militaires « ont quadruplé aux Etats-Unis ». La ruine de l'Europe occidentale après la guerre a permis aux Américains « d'exploiter à fond cette situation en mettant en œuvre le plan Marshall». De 1914 à 1955, les charges militaires « ont été multipliées par plus de 70 » aux États-Unis, où l'on compte « 3 millions de chômeurs complets et plus de 9 mi11ionsde chômeurs partiels». Les États-Unis « s'attachent à réduire par tous les moyens les emblavures, à diminuer les récoltes, alors que dans le Sud-Est asiatique et en Afrique des mi11ionsd'hommes ont faim ». Les principaux pays producteurs sont cc mécontents des ÉtatsUnis qui désorganisent le marché mondial en pratiquant un commerce à sens unique (...), en recourant au dumping des produits agricoles », etc. « L'antagonisme anglo-américain se manifeste dans un grand nombre de problèmes. Sous le drapeau de la communauté atlantique, les concurrents <l'outre-Océan s'emparent des positionsclés, stratégiques et économiques (...) Quoi d'étonnant si, en Angleterre comme en France, le désir se renforce d'en finir avec cet état de choses où la communauté atlantique ne profite qu'à un seul partenaire ? » (Passage qui éclaire la tactique de Moscou vis-à-vis de l'Angleterre et de la France.) Les États capitalistes ont adopté une législation antiouvrière cc féroce», ils imposent l'arbitrage dans les conflits du travail, restreignent les droits syndicaux, répriment les grèves. Entre eux, la lutte s'envenime cc pour les débouchés et les sphères d'influence». Ainsi le capitalisme va-t-il « au-devant de nouveaux bouleversements économiques et sociaux ». Aux États-Unis comme en Angleterre et en France « les milieux réactionnaires, militaristes», dominent la politique. Leur tendance aboutit à des cc situations de force». Ils aspirent à la domination mondiale, « à la répression des mouvements ouvrier, démocratique et de libération nationale», à des « aventures militaires contre le camp du socialisme». Ils ont créé une psychose de guerre, empoisonné l'atmosphère internationale, commencé la « guerre froide», formé des blocs militaires et des groupements a_gressifs contre la « volonté des peuples». Les Etats-Unis veulent « s'assurer une position dominante dans le monde capitaliste et ravaler tous leurs partenaires au rôle d'exécutants dociles ». Par contraste, les positions solidaires de l'Union soviétique, de la Chine communiste et de leurs satellites se renforcent, « le camp international
66 du socialisme exerce une influence croissante » dans le monde, une « vaste zone de paix » se constitue qui englobe « les États pacifiques d'Europe et d'Asie ». Malgré les Américains, « l'immense majorité de l'humanité rejette la politique des situations de force (...) qui aggrave le danger de guerre ». Et de plus en plus, « des personnalités éminentes des pays bourgeois (...) doivent admettre ouvertement que le camp socialiste est invincible ». Les États-Unis « cherchent à accaparer les possessions coloniales des puissances européennes ». Le Sud-Vietnam « passe aux mains des États-Unis ». D'autre part, « les monopoles américains mènent l'offensive contre les possessions françaises, belges et portugaises en Afrique ». Les richesses pétrolières de l'Iran appartenaient naguère aux Anglais qui « sont contraints aujourd'hui de les partager avec les Américains»; une lutte « a déjà pour enjeu l'éviction totale des Anglais par les monopolistes américains ». L'influence américaine pénètre au Pakistan « sous le drapeau de la libre entreprise ». En Amérique latine, « les monopoles américains (...) font peser les lourdes chaînes de la dépendance économique ». L'aide aux pays sous-développés que pratiquent les États-Unis « permet aux monopoles américains de faire tourner leur industrie grâce aux commandes militaires». Cette aide cc a pour effet d'augmenter les impôts» dans les pays sousdéveloppés cc et d'abaisser le niveau de vie de la population». Les monopolistes ont intérêt à la guerre froide cc pour justifier l'accroissement des impôts qui servent ensuite à payer les commandes militaires et finissent par tomber dans la poche des milliardaires ». La politique étrangère américaine «tend à la domination mondiale ou, selon l'expression des impérialistes américains eux-mêmes, à la direction du monde ». Khrouchtchev plaint la France cc que l'on veut par une telle politique ravaler au rang de puissance de troisième ordre ».. Il voit « une sorte de nouvel axe Washington-Bonn se profilant toujours plus nettement, accentuant le danger de guerre». Cependant, dit-il après tant d'aménités, « nous voulons être amis avec les États-Unis et coopérer avec eux dans la lutte pour la paix et la sécurité des peuples». Aux États-Unis, poursuit-il, « les positions des partisans de la solution par la guerre des problèmes non résolus restent encore fortes et ces partisans continuent d'exercer une forte pression sur le président et le gouvernement ». La GrandeBretagne et la France ont beaucoup d'intérêts communs avec l'URSS, notamment le souci « d'empêcher une nouvelle guerre». Et Khrouchtchev ajoute, à l'adresse implicite des États-Unis: « Nous estimons que l'URSS, l'Angleterre et la France, en tant que grandes puissances européennes, doivent veiller pieusement au bien que représente la paix, faire tout leur possible pour conjurer une nouvelle guerre» - c'est-àdire pour contrecarrer la politique américaine. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Telle est en substance la doctrine soviétique élaborée par Khrouchtchev à l'appui de la «coexistence pacifique» et restée en vigueur jusqu'à nos jours. Rien ne la distingue foncièrement des théories de Staline en ce domaine, pas même les lourdes allusions à l'Angleterre et à la France dont les tendances contrediraient les projets maléfiques des États-Unis, pas même l'invite soudaine à l'amitié soviéto-américaine, conclusion étrange d'un virulent réquisitoire. Aussi le Manchester Guardian a-t-il pu remercier avec ironie Khrouchtchev d'avoir fait «la notice nécrologique du capitalisme et pour ainsi dire son oraison funèbre». Or, contrairement à ce que pensent tant de libéraux britanniques et autres, les thèses soviétiques ne sont nullement platoniques : eUes inspirent et commandent une action nocive, incessante et multiple. LE RAPPORT de Khrouchtchev traduit les conceptions et trahit les intentions communistes sous une forme pour ainsi dire cc noble », autant que ces gens en soient capables. Transposé sur le plan de la propagande courante, cela donne la polémique la plus grossière, les attaques les plus perfides et violentes. Toute la presse communiste de tous les pays est pleine de ce mensonge permanent, doublé de malveillance inlassable. Le supplément hebdomadaire illustré de la Pravda ne cesse de dépeindre les Américains sous les traits hideux de gangsters, d'espions, de saboteurs, de monstres, armés de poignards, de revolvers, de bombes, et aux poches débordantes de dollars. Quand des raisons diplomatiques suggèrent de mettre une sourdine à ces diatribes, ce sont les «milieux impérialistes», les cc cercles militaristes» des États-Unis qui sont accusés des pires méfaits et forfaits, de provocations à la guerre atomique. Accusations aussi vagues que forcenées, où personne n'est nommément désigné, mais qui atteignent une collectivité dans son ensemble. . Une erreur trop courante consiste à regarder ce dénigrement haineux et systématique comme manifestation de mauvaise humeur ne tirant pas à conséquence. En vérité, il s'agit là d'entretenir un antagonisme moral, intellectuel et politique insurmontable entre deux mondes différents par le régime économique et social. L'endoctrination des diverses classes de la société pseudo-socialiste se fait par des moyens appropriés, de façon à nourrir une inimitié militante contre l'Amérique et à la répandre en Orient comme en Occident. Les encyclopédies et dictionnaires soviétiques, les livres d'histoire et les manuels scolaires éduquent toute la population dans le mépris et le dégoût de tout ce qui est américain. L'Académie des sciences, la« Société pour la diffusion des connaissances scientifiques», les éditions d'État, etc., sont mises au service de cette propagande intense, sous Khrouchtchev de même que sous Staline.
B. SOUV AR/NE Enfin, l'examen de la récente Histoire du parti communiste de l'Union soviétique, livre de chevet de tout comnumiste, prouve que l'hostilité foncière envers les États-Unis et tout l'Occident démocratique ne se dément pas et restera en vigueur dans l'avenir. Les commentaires officiels sur la « lutte idéologique » qui doit se poursuivre sous le couvert de la « coexistence pacifique » le confirment au-delà de toute attente. EN EFFET, la Bible du Parti tirée à des millions d'exemplaires et qui sera traduite en toutes langues ne se borne pas à falsifier l'histoire du Parti, elle traite aussi des relations internationales depuis la révolution d'Octobre. Pour commencer, elle accuse les États-Unis d'une action de « brigandage » contre le régime soviétique dès 1917, conjointement avec les alliés occidentaux et avec le Japon (p. 275). En réalité ce sont les États-Unis qui ont imposé au Japon l'évacuation de la Sibérie, épisode que les communistes s'approprient comme étant leur grande victoire. Et lors des pourparlers de Brest-Litovsk, c'est le président Wilson qui fit un éloge retentissant des bolchéviks dans son fameux message du 8 janvier 1918, document que jamais les historiens communistes ne citent ni ne rappellent. La reconnaissance de jure de l'URSS par les USA en 1933 est interprétée (p. 454) comme l'aveu de l'inconsistance et de la banqueroute de la politique américaine antérieure, comme attestant la peur d'une agression japonaise et allemande contre laquelle les États-Unis comptaient déjà sur l'aide soviétique. En outre, les Américains avaient besoin du marché soviétique pour pallier leur crise économique. Le nom du président Roosevelt ne figuremême pas en cette circonstance. La coalition d'États capitalistes avec un État socialiste contre Hitler s'explique (p. 258) par le fait que les États-Unis et l'Angleterre, incapables d'enrayer la poussée allemande, jugeaient avantageux d'utiliser la seule « force réelle » à cet effet, celle de l'Union soviétiqu'!. Mais « les impérialistes américains et anglais ne cessèrent pas d'être ennemis du socialisme... Ils spéculaient sur l'épuisement réciproque de l'Allemagne et de l'Union soviétique dans la guerre. » Ici le livre accuse H. Truman d'avoir prononcé en 1941 (donc quatre ans avant d'assumer la présidence) une phrase qui confond dans une même réprobation les deux pays totalitaires. Il n'est pas fait mention de l'aide gigantesque apportée par les États-Unis et p1r l'Empire britannique à l'Union soviétique en guerre. Au contratre, le livre affirme que les cercles diri 5eants anglo-américains « ne tenaient pls à battre complètement le fascisme allemand » : ils voulaient surtout « écarter l'Allemagne et le Japon comme dangereux concurrents sur le marché mondial ». Biblioteca Gino Bianco 67 Contre le camp de la paix et du socialisme se dresse « le camp réactionnaire, impérialiste, constitué par le bloc des États impérialistes avec les États-Unis à leur tête. Y ont adhéré toutes les classes réactionnaires, toutes les forces antidémocratiques des autres pays capitalistes» (p. 585). Le but de ce camp est « d'écraser le mouvement communiste, de briser la volonté d'indépendance nationale des peuples, de restaurer l'ordre capitaliste en Chine, dans les autres pays de démocratie populaire et en Union soviétique» (ibid.). Les cercles dirigeants américains, visant à l'hégémonie mondiale, déclarent ouvertement que leurs buts ne seront atteints que par des « positions de force». Ils ont déchaîné la « guerre froide». Ils voulaient cc allumer l'incendie de la troisième guerre mondiale». Ils ont créé le « bloc agressif militaire» du NATO. Ils ont divisé l'Allemagne, empêché sa réunification, créé là un foyer de guerre. De même, au Japon. En 1950, les USA passèrent à l'agression directe en Extrême-Orient, occupant Taïwan, attaquant le peuple coréen soutenu par des ~c volontaires chinois », menaçant la Chine. cc Ils se mirent à entreprendre une course enragée aux armements, accrurent le rythme de production des armes de destruction massive, atomique, thermonucléaire, bactériologique et autres. » Etc., etc. Bref, avec leurs bases militaires partout, ils accentuèrent « la menace d'une troisième guerre mondiale impliquant l'usage de moyens dévastateurs en masse» (pp. 585-86). Plus récemment, « les cercles ill].périalistes réactionnaires, principalement des Etats-Unis, organisèrent l'insurrection contre-révolutionnaire en Hongrie »(p. 623). Ainsi l'abstention occidentale lors de la révolte spontanée des travailleurs et des étudiants hongrois n'épargne nullement aux démocraties pusillanimes les accusations les plus fausses, ce qui devrait dissiper l'illusion de se concilier les communistes par la prudence et l'abandon. Une mention spéciale doit être accordée au passage (pp. 571-72) relatif à la guerre contre le Japon, car il indique la politique que Moscou entend suivre à long terme pour neutraliser cette puissance et, si possible, la gagner au prétendu cc camp du socialisme et de la paix»: Remplissant ses obligations d'alliée et s'efforçant de mettre_ bientôt fin aux souffrances du peuple chinois et des autres peuples d'Extrême-Orient, provoquées par l'agression japonaise, et de sauver le peuple japonais des conséquences désastreuses de la guerre, l'Union soviétique déclara la guerre au Japon impérialiste le 8 aotît 1945. Il s'agissait d'assurer la sécurité de l'État soviétique en Extrême-Orient, d'aider le peuple chinois dans sa lutte contre les occupants japonais, de terminer au plus vite la deuxième guerre mondiale. Le 9 aofit 1945 les troupes soviétiques prirent l'offensive contre la Mandchourie ( ...) Ln République populaire de Mongolie intervint avec l'Union soviétique dans la guerre contre le Japon impérialiste. L'armée populaire libératrice de la Chine ayant à sa
68 tête les communistes passa à l'offensive contre les envahisseurs japonais. En onze jours, du 9 au 19 août, !'Armée rouge détruisit la principale force de choc du Japon - l'armée du Kwantung. Les troupes soviétiques chassèrent les Japonais des régions chinoises du nord-est (Mandchourie), des villes de Dalni (Dairen) et Port-Arthur, du sud de l'île Sakhaline appartenant depuis longtemps à la Russie, des îles Kouriles, et libérèrent la Corée du Nord. A l'issue de la guerre contre le Japon, les 6 et 9 août, l'aviation américaine jeta deux bombes atomiques sur les villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki. L'emploi d'armes atomiques contre une population pacifique n'était motivé par aucune nécessité militaire. Cela ne pouvait exercer et n'a pas exercé d'influence décisive sur l'issue de la guerre. La fin rapide de la guerre en ExtrêmeOrient a été due, non à l'emploi d'armes atomiques par les U.S.A. contre une population pacifique, mais à la destruction des principales forces armées terrestres du Japon en Mandchourie par l'Armée rouge. Ce texte est d'une extrême importance : il contient le programme de propagande et d'action que les communistes mettent en œuvre pour des années en Extrême-Orient. Thèmes principaux : l'Union soviétique est irréprochable, irrésistible, invincible; en onze jours, elle a réglé le compte du Japon ; elle agit dans l'intérêt du peuple japonais comme du peuple chinois et de tous les peuples en abrégeant la guerre; les États-Unis n'ont rien fait que massacrer des populations paisibles. Conclusion implicite que les diplomates soviétiques, les agents communistes secrets et publics se chargent d'expliciter, avec l'aide des partis communistes, progressistes et neutralistes : les peuples d'Extrême-Orient ont tous intérêt à se détourner des démocraties occidentales pour s'associer à l'Union soviétique. * )f )f HAUSSER les épaules devant les desseins avoués que recèle ce livre, et d'ailleurs en cours de réalisation, sous prétexte que les affirmations sont mensongères et que le bon sens les rejette, ce serait faire preuve d'inconscience, de méconnaissance totale de la nocivité dont les communistes s'avèrent capables. Selon le mot fameux d'Hitler, « plus le mensonge est gros, plus il a de chances de prendre». On ne saurait fermer les yeux devant la signification profonde de !'Histoire du P.C., véritable somme et compendium de la théorie et de la pratique communistes pour le présent et le proche avenir, qu'il faut prendre au sérieux comme il fallait s'instruire des plans d'Hitler en lisant attentivement Mein Kampf, à moins d'avoir le goût de l'appeasement jusqu'au penchant au suicide. Cette signification, c'est que les épigones de Staline ne renoncent à rien, ne changent pas de buts en changeant de méthodes ou de manières, et que les États-Unis restent pour eux l'ennemi principal à dénigrer, à calomnier, à discréditer, à isoler autant que possible, en attendant de pouvoir le vaincre par d'autres moyens que l'attaque frontale. Et quand ils définissent la cc coexistence pacifique » à l'intention de leurs militants qui ont Bibliotecà Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL besoin de directives, ils ne font que souligner la permanence et la nécessité d'une guerre froide implacable sous le pseudonyme de « lutte idéologique ». A cet égard on peut se référer aux éditoriaux de la Pravda et du Kommounist, de décembre 1959 et janvier 1960, comme à l'article de L. Ilitchev dans la Nouvelle Revue Internationale publiée par Moscou dans vingt-deux pays et en dix-neuf langues. Sous le titre cc Coexistence pacifique et lutte idéologique », le chef de la section de propagande du Comité central du Parti (titre d'Ilitchev) écrit dans le numéro de novembre dernier que « le séjour de N. Khrouchtchev aux USA a revêtu le caractère d'un événement historique capital pour notre siècle ». Événement qu'une campagne communiste intense, véritablement sans précédent, présente comme un Trafalgar et un Waterloo infligés à !'Oncle Sam, au grand dommage du prestige américain dans le monde. cc La marche de l'histoire est éloquente, ses lois sont impitoyables », poursuit Ilitchev pour qui l'histoire « en est arrivée à ce stade où la partie du monde qui reste encore sous le talon de fer du capitalisme diminue sans cesse ». La visite de Khrouchtchev « a apporté une aide énorme à tous les partis communistes (...) pour la victoire du socialisme sur le capitalisme ». En vain les Américains cherchent-ils « une issue qui permette, sinon de liquider, tout au moins d'arrêter ou de freiner la marche du progrès (...), de canaliser le cours de l'histoire de telle sorte que le capi~alisme puisse concevoir quelque espoir de survivre». Dans cette condamnation à mort du capitalisme, on aurait tort de voir un exercice inoffensif de littérature. Aux formules communistes correspondent un formidable déploiement de moyens matériels et une technique d'infiltration, de pénétration, de corruption et de subversion qu'il serait insensé de sous-estimer~ Il importe surtout de compter avec la mauvaise foi insigne qui caractérise le jeu communiste, étranger à tout/air play. C'est ainsi qu'Ilitchev ose prétendre que les Occidentaux cc conçoivent l'égalité des deux idéologies (...) à sens unique, sur le territoire des pays du socialisme uniquement». Il a l'audace d'écrire que chez . les capitalistes, cc tous les leviers de propagande (presse, radio, télévision, édition, cinéma) sont entre les mains des impérialistes». D'après lui, « fermer hermétiquement l'accès des pays capitalistes aux idées du communisme et dédouaner pour les pays socialistes des calomnies absurdes, des déchets de pseudo-culture, tout en attisant la haine entre les peuples, tel est l'idéal des propagandistes bourgeois». Ilitchev ne fait là que répéter Khrouchtchev à propos de l'impossibilité d'exprimer des idées communistes dans les pays capitalistes. Or c'est l'Union soviétique qui, depuis une quarantaine d'années, ne laisse pénétrer chez elle aucune idée hétérogène, aucun écrit non conformiste. Dans le monde relativement libre, les éditions et jour-
B. SOUV ARINE naux communistes pullulent. Paris ne compte pas moins d'une douzaine de firmes communistes d'édition, sans--p- arler des librairies soviétiques russes, et les principales firmes « bourgeoises » se disputent l'honneur d'éditer les œuvres de Khrouchtchev ou d'autres auteurs communistes. Toute la population du globe est submergée, harcelée de propagande soviétique. La presse américaine notamment ne cesse de publier du Khrouchtchev : interviews, déclarations, notes diplomatiques, discours, rapports, propos à bâtons rompus, improvisations de toutes sortes. Le New York Times a donné en priorité deux interminables interviews du personnage. La «chaîne » des journaux Hearst a largement répandu une longue interview prise par M. Hearst junior lui-même. Les agences United Press et Associated Press en ont fait autant. Le Columbia Broadcasting System a montré Khrouchtchev à la télévision, en le faisant discourir. Mme Roosevelt, Adlai Stevenson, le sénateur Humphrey, l'exgouverneur Harrimann, Walter Lippmann et l'on ne sait plus combien d'autres l'ont interrogé pour rapporter pieusement ses réponses, reproduites dans d'innombrables feuilles. D'autres interviews copieuses accordées au Daily Express, au Figaro, au Toronto Telegram, au Grand Rapids Herald, à des journaux japonais, égyptien, brésilien, sans parler de la presse communiste qui paraît librement, ni des conférences de presse, ni de la lettre à Bertrand Russell, etc., ont paru partout. En tête de Foreign Affairs on a pu lire sur dix-huit pages un article de Khrouchtchev dont le New York Times a réimprimé le texte intégral. Le Philadelphia lnquirer a lancé à grand fracas de publicité << Nikita Khrushchev's Blueprint for the Future »pendant plusieurs jours avec des titres énormes. Tout cela est traduit, retraduit, publié, republié partout dans le monde. En France, à la veille de la visite attendue, une demi-douzaine de volumes ou recueils de et sur Khrouchtchev s'offrent au public avec une réclame coûteuse et tapageuse. Il faudrait des pages et des pages pour ne mentionner que succinctement les publications pléthoriques qui, urbi et orbi, vantent les promesses et les réalisations communistes. Pour Ilitchev, cela revient à « fermer hermétiquement l'accès des pays capitalistes aux idées du communisme ». On ne saurait concevoir meilleure démonstration de mauvaise foi et d'hypocrisie, condamnant toute tentative d'entente ou de compromis avec des ennemis de cette espèce. Pas un mot de leur part ne mérite la moindre créance. Chaque fois qu'ils changent de ton ou de vocabulaire, ils ne le font que pour mieux avancer vers leur but final. ILITCHEV, tantôt citant, tantôt paraphrasant Khrouchtchev, s'évertue à démontrer que la coexistence pacifique est compatib]e avec la cc lutte idéologique» et même qu'elle BibliotecaGino Bianco 69 l'implique : << Penser que la coexistence pacifique exclut la lutte, c'est ne rien comprendre aux lois de l'évolution sociale (...) Il ne peut pas plus y avoir de coexistence pacifique entre les idéologies qu'il ne peut et ne sera jamais possible de réconcilier la lumière et les ténèbres ». Dans sa conclusion, le porte-parole de Moscou affirme : << L'ordre capitaliste périra parce qu'il est condamné par l'histoire. » Il s'agit donc de discerner par quels moyens a lieu la « lutte idéologique » ; comment la lumière communiste vaincra les ténèbres capitalistes ; et pourquoi l'Union soviétique, avec l'aide de la Chine et des pays satellites, se donne tant de mal pour liquider un capitalisme déjà condamné par l'histoire. Khrouchtchev et Ilitchev proclament le caractère inexorable de la « lutte idéologique » mais ils la nomment« coexistence pacifique» parce qu'elle ne comporte pas l'usage d'armes nucléaires. Cependant toute lutte exige l'emploi de certains procédés, de certaines techniques. Quels sont ceux et celles des communistes? Il faut lire dans les actes, non dans les paroles des champions de la « lutte idéologique», ce qu'on oublie trop souvent de faire à Paris, à Londres et à Washington. Maintes fois les chefs d'État, de gouvernement ou de la diplomatie ont jugé opportun de noter que le ton d'un Staline ou d'un Khrouchtchev était un peu moins dur, ou plus amène, ou moins provocant que la fois précédente. Chaque fois ils se trompaient en confondant la forme et le fond. Jamais les communistes n'ont varié dans leurs prétentions conquérantes. Ils ont pu temporiser, louvoyer, adoucir parfois leur ton, manœuvrer selon les circonstances, ils ne renoncent à rien de leurs plans d'ensemble. Donc en lisant dans leurs actes passés et présents, on sait quels seront leurs moyens d'action futurs. Les armes non nucléaires de la « lutte idéologique » sont le mensonge, la calomnie, l'intrigue, le noyautage, la provocation, l'espionnage, l'intimidation, la démagogie, l'imposture, le chantage, le nationalisme, le fanatisme, l'exploitation des malheurs publics, la culture des intérêts égoïstes, l'achat des consciences. Ce sont les armes dont les Occidentaux ne savent pas faire usage, de sorte que ladite «lutte idéologique » se déroule toujours à sens unique, avec les avantages que comportent l'initiative, l'ardeur agressive et l'absence de scrupules. Contre cet esprit d'entreprise stimulé par les succès antérieurs et la conviction d'aller dans le sens de l'histoire, les démocraties devront tôt _ou tard se départir de la simple défense passive. Il est admis que des nations civilisées ne sauraient s'abaisser à imiter les communistes de moralité rétrograde, à recourir aux mêmes voies et moyens. Cela n'interdit pourtant pas de leur opposer une résistance efficace, ni de riposter à leurs efforts. Aucun pays ne s'abstient de produire ou d'employer les armes correspondant à celles de tout ennemi éventuel, à moins de se reconnaître vaincu d'avance. Même en répugnant
70 à contrer certaines méthodes communistes, une cruelle nécessité oblige de s'en protéger autrement que par le dédain ou par des sermons. L'expérience prouve que toute attitude ~1?-~rgique, sans phrases, devant une menace sov1et1que, a eu son effet salutaire, épargnant l'intervention de la force. On l'a vu dans les affaires de Grèce, de Turquie, d'Iran, de Formose. La guerre de Corée n'aurait pas eu lieu si la diplomatie américaine n'avait esquissé une ligne de conduite douteuse. Ces leçons valent pour la « lutte idéologique» déclarée par Khrouchtchev comme suite à la guerre froide. Aucun leadership n'était peut-être facile à concevoir tant que planait un fictif danger de guerre atomique, mais dès que se dissipe l'illusion funeste le champ s'ouvre à la volonté féconde. Il fut un temps où les États-Unis inspiraient un grand respect aux dirigeants soviétiques : c'était avant la reconnaissance officielle du régime communiste. Après quoi, Staline ayant manqué à tous ses engagements et violé toutes les clauses de l'accord conclu avec Roosevelt, le mépris a succédé au respect, pour devenir une habitude. Pendant la guerre mondiale, Staline devait pl~- sieurs fois rendre hommage à la démocratie américaine dont le secours matériel lui était indispensable. Au lendemain des armistices, il a surpris les Américains en reprenant une attitude hostile à leur égard, en reniant l' Atlantic Charter, en déchirant les accords de Téhéran et de Yalta, en sabotant les Nations unies, en dénonçant le plan Marshall, en commençant la guerre froide. Khrouchtchev continue Staline dans un autre style, sous de nouvelles manières. Il ment comme son maître tout en s'adaptant aux conditions actuelles de progrès scientifique et d'équilibre des forces, il se contredit avec impudence en menaçant d'anéantir la planète tout en se plaignant d'une prétendue bravade allemande, par trop insignifiante. Parfois c'est le minuscule État d'Israël qui, apparemment, l'empêche de dormir. L'explication de cette ligne de conduite s'impose : les communistes ont absolument besoin d'ennemis, réels ou imaginaires, à rendre responsables de tous les maux, pour justifier leur système totalitaire. Depuis la dernière défaite de l'Allemagne et du Japon, les États-Unis sont le seul ennemi à leur taille. Si cet ennemi n'existait pas, il leur faudrait l'inventer.· Le même phénomène est visible avec la Chine : elle crée de toutes pièces des con~its sur _sesfrontières alors q~e _tant de problèmes econom1ques et autres la soll1c1tent - Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL à l'intérieur. Un pouvoir absol~ ~e peut se pas~er de faire face à des dangers exter1eurs, ou de faire semblant. Même dans la période présente où, ~om~ntanément, Khrouchtchev met une sourdine a ses campagnes antiaméricaines afin de ne pas compromettre ses chances à la conférence « au somm~t, » en perspective, la presse et la propa~~de ~ov1:- tiques ne cessent d'accabler les « milieux 1mperialistes », les « cercles militaristes », les « sphères belliqueuses», ennemis anonymes faute desquels manquerait quelque chose d'indispensable. Le chancelier Adenauer et les « revanchards allemands » ne constituent pas une fausse menace assez convaincante. Incapables de préciser qui sont ces cc milieux », ces cc cercles », ces cc sphères », les communistes visent en réalité les États-Unis comme tels : pour s'en convaincre, il suffit de regarder les dessins de leurs caricaturistes. Les cc échanges culturels » que Moscou préconise font partie de la lutte idéologique, donc de la coexistence pacifique, donc de la guerre froide. Dès qu'il ne s'agit plus d'inoffensifs musiciens ou danseurs, ni de mathématiques, les « échanges » tournent à la mauvaise querelle et les arguments « bourgeois » ne franchissent pas le rideau de fer. Exemple frappant, celui du professeur W. W. Rostow (M.I.T.) dont The Economist des 15 et 22 août 1959 avait publié les doctes considérations purement historico-théoriques sur la croissance économique des nations. G. Joukov, directeur soviétique des Relations culturelles, répliqua dans 1~. Pravda par un tissu d'injures grossières, reproduites dans The Economist du 7 novembre. W. W. Rostow voulut répondre par une lettre très courtoise que la Pravda n'a pas insérée (Economist du 6 février 1960). Ainsi le lecteur soviétique ignore tout de l'analyse et de l'argumentation du professeur américain, alors que la polémique odieuse de Joukov circule en Occident sans obstacle. De tels « échanges culturels» ne servent qu'à déconsidérer les « bourgeois » aux yeux des parvenus de la révolution pseudo-prolétarienne. On ne joue pas au bridge avec des gens qui jouent au poker et qui mettent un revolver sur la table. La « critique par les armes » étant exclue, il reste les « armes de la critique» pour repousser les assauts multiples du despotisme oriental et imposer, dans la coexistence, une certaine paix idéologique. B. SOUVARINE. ,
MAX WEBER~ET LA RUSSIE I par Richard Pipes MAX WEBERpubliant en 1906 deux études sur la politique russe contemporaine, chacune des dimensions d'un volume, Zur Lage der bürgerlichenDemokratie 1:nRussland (Situation de la démocratie bourgeoise en Russie) et RusslandsUebergangzum Schein-l(onstitutionalismus (Passage de la Russie à un régime pseudo-constitutionnel), s'aventurait dans un domaine pour lequel il n'avait jusque-là manifesté aucun intérêt et qui paraissait entièrement étranger à ses compétences professionnelles. Il était à cette époque très connu comme historien de l'économie, spécialisé dans les questions agraires et financières, ainsi que dans la méthodologie des sciences sociales. Il est vrai que deux ans plus tôt, il avait déjà franchi les limites de sa spécialité en traitant des rapports du capitalisme et du protestantisme ; mais en l'occurrence le changement d'orientation était moins net, puisque ces études avaient trait aux conséquences économiques d'un mouvement religieux. On peut ainsi se demander ce qui amena Max Weber, relevant à peine d'une dépression nerveuse qui l'avait condamné à l'inaction pendant près de cinq ans (1897-1902), à interrompre ses cours, à apprendre à lire le russe et à consacrer plusieurs mois au fastidieux dépouillement de la presse russe quotidienne. Qu'est-ce qui le poussa, selon le témoignage de sa veuve et biographe, « à suivre pendant des mois, dans une tension fiévreuse, le drame russe» de 1905 1? L'intérêt de Weber pour la politique russe avait assurément d'autres motifs que la simple fascination de l'actualité. Il était lié, en fait, à ses deux préoccupations essentielles : l'avenir de l'Allemagne et le destin de la société libre. · Les convictions politiques de Weber constituaient un amalgame assez caractéristique de natio1. Marianne Weber : Max Weber. Bin Lebmsbild. Tübingen 1926, p. 342. Biblioteca Gino Bianco nalisme allemand orienté vers la politique de puissance, tel qu'il se manifestait à la fin du xrxe siècle, et de fidélité à l'idéalisme démocratique. « Je fais partie de la bourgeoisie », disait-il fièrement à l'occasion de sa conférence inaugurale à l'Université de Fribourg en 1895. « C'est ainsi que je me sens; j'ai été élevé selon ses conceptions et ses idéaux 2 • » Nous savons par le témoignage de son ami Karl Jaspers que Weber est resté fidèle, sa vie durant, aux conceptions des droits inaliénables de l'homme et de la dignité humaine 3 • Weber lui-même ne s'est jamais lassé d'affirmer son attachement aux principes démocratiques. Mais en même temps il affichait ses convictions nationalistes : «J'ai toujours considéré la politique du seul point de vue national, déclarait-il peu avant sa mort, pas seulement la politique étrangère, mais toute la politique 4 • » Par son premier acte public, le discours de Fribourg, il mettait son pays en garde, en termes énergiques, contre les «dangers» de l'infiltration de paysans d'origine slave dans les provinces orientales 5 • Ses dernières fonctions furent celles de délégué allemand à Versailles et de membre de la commission qui élabora, en 1919-20, la Constitution de Weimar. Dans l'intervalle s'étend un quart de siècle d'étroite identification personnelle à la politique allemande. Pendant tout ce temps, si sévère qu'il se montrât pour le régime des Hohenzollern, Weber ne tourna pas une seule fois le dos à son pays, même lorsque les activités allemandes faisaient violence à ses convictions humanitaires les plus profondes. Ces divers sentiments n'étaient nullement incompatibles. La dualité de Weber était le reflet 2. M. Weber : Gesammelte Politische Schr,Jtcn, Munich 1921, (titre abrégé : GPS), p. 26. 3. Karl Jaspers : Max Weber, Oldenbourg 1932, p. 66. 4. Hi/Je, Berlin, 9 nov. 1916. 5. GPS, pp. 8-30.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==