42 Faute de les comprendre, on ne peut saisir l'importance et la persistance du phénomène du « révisionnisme» dans la vie soviétique. Dans le domaine littéraire, l'étiquette de «révisionniste » sert aux autorités pour stigmatiser les efforts de nombre d'intellectuels pour rompre avec certaines valeurs esthétiques et littéraires de l'époque stalinienne, telles qu'on les trouve formulées dans les préceptes du réalisme socialiste. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire soviétique que des tendances «oppositionnelles » se font jour à l'intérieur de la société. En règle générale, les autorités avaient rapidement dissipé ces humeurs en se débarrassant des personnes suspectées de les nourrir. Cette fois cependant, le problème à résoudre est plus ardu. Bien qu'ayant mis un terme à la propagation des idées et des ouvrages «révisionnistes», le régime n'a pu venir à bout de l'état d'esprit qui les a produits, comme en témoignent ses plaintes réitérées. L'intensité de la campagne antirévisionniste est certainement le signe le plus sûr de l'appui que ces idées ont trouvé dans le monde littéraire et le public, en particulier chez les jeunes. On a déjà beaucoup écrit sur les causes, l'apparition et le développement de la tendance révisionniste en littérature. Il vaut néanmoins de rappeler ici la position de certains de ses protagonistes encore assez jeunes, dont les points de vue expriment de la manière la plus nette cette aspiration à la « vérité » dans la littérature - et dans la vie. La troisième conférence de la section de Moscou de l'Union des écrivains, tenue en mars 1957, marqua le début d'une offensive des autorités contre les révisionnistes, qui suscita en retour d'ardents plaidoyers en faveur des idées et des ouvrages attaqués par la critique officielle 11 • Parmi les orateurs, Vladimir Doudintsev, dont le roman L'Homme ne vit pas que de pain, publié en 1956, constitua une cible de choix pour l'ire des critiques «orthodoxes». Plaidant ouvertement pour « la possibilité de discussions fécondes», Doudintsev riposta à ses censeurs en dépeignant la critique sous les traits d'un « infirme brandissant une béquille menaçante ». Dans une autre comparaison il affirma qu'il était temps que les écrivains soviétiques... ...fussent autorisés, comme de jeunes nageurs, à se passer de moniteu"r. Peut-être qu'après tout nous ne nous noierions pas ... Mais, hélas I je me sens constamment retenu par cette laisse dont on use parfois pour guider les enfants. Et cela gêne pour nager. Dans une autre déclaration, Doudintsev fit allusion en ces termes aux circonstances dans lesquelles il avait conçu son roman : Je me souviens des premiers jours de la guerre. J'étais couché dans la tranchée et au-dessus de moi u. Ibid., 19 mars 1957. Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE se déroulait un combat aérien. Des Messerschmitt abattaient nos avions. A ce moment-là quelque chose commença à céder en moi : jusqu'alors on m'avait toujours raconté que notre aviation était plus rapide et meilleure que toutes les autres. Il est des gens pour dire que j'exprime des « tendances défaitistes». Ce n'est pas vrai. Je veux seulement éviter le retour de ce que j'ai vécu. Et c'est mon droit de le vouloir ! Le jeune Siméon Kirsanov, dont le poème allégorique Les Sept Jours de la semaine ( 1956) souleva, par son caractère cinglant, la fureur des autorités autant que l'avait fait Doudintsev, prit également la parole. Il affirma lui aussi que la littérature était entrée dans «une nouvelle phase de son développement» qui, « sans renier le passé», devrait permettre une plus grande liberté d'inspiration pour entreprendre des « choses que nous n'avons pas toujours eu la possibilité de faire ». Dans le passé, le principal défaut de la littérature, ajouta-t-il, avait été de vouloir peindre la vie soviétique comme étant exempte de conflits. ,. «Dans ses manifestations les plus " sordides ", c'était un vernis qu'on passait sur la réalité.» Au lieu de représenter la vie comme chargée de contradictions, les écrivains n'en montraient que «les seuls aspects positifs». Parmi ceux qui, à la conférence, s'élevèrent contre le point de vue officiel, se trouvaient Eugène Evtouchenko, le poète de la « nouvelle génération » mentionné plus haut, et Benjamin Kaverine, membre de la rédaction de Litératournaïa Moskva, déjà attaquée pour publication de textes «révisionnistes». Ces deux hommes furent sévèrement blâmés dans le compte rendu officiel pour leur entêtement à défendre leurs idées 12 • Tous les critiques ne militent pas dans les rangs des conformistes. Parmi les plus jeunes, l'un des plus remarquables était Marc Chtcheglov, dont les opinions ont joué un grand rôle dans la controverse sur le révisionnisme, bien qu'il soit mort en 1956, à l'âge de trente ans 13 • L'un des thèmes favoris de Chtcheglov était une quête incessante de la vérité dans l'art. L'art, selon lui, ne devrait pas être un simple reflet de la vie, mais l'expression de la vérité par des moyens artistiques, atteignant ainsi à la transcendance éternelle de l'art. C'est au théâtre que cette vérité pouvait être incarnée de la manière la plus vivante. Il ne mâchait pas ses mots pour dénoncer ce qui lui semblait clocher sur les scènes soviétiques, ainsi qu'il apparaît · clairement dans son article intitulé «Le réalisme dans le théâtre contemporain » : Malgré leur accoutrement moderne les héros de beaucoup de nos pièces actuelles ne ressemblent que de très loin à leurs modèles vivants, nos contemporains ..• Il leur manque trop de choses pour être vraiment ressemblants : il leur manque toute la gamme des émotions, 12. Ibid. 13. Cf. le recueil de ses « Articles de critique littéraire», publiés après sa mort dans Sovietski Pissatel, Moscou 1958,
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