A. PATRI leur semblaient franchement incompatibles avec la tâche qu'ils s'étaient assignée : étendre l'esprit de la recherche scientifique, et par suite le déterminisme (nous avons dit qu'à l'époque c'était tout un), aux affaires humaines. Ils pensaient que les réserves ne pouvaient être que pure superstition procédant d'une inspiration traditionnellement ennemie de la science (théologique) et d'ailleurs motivée par l'intérêt de la classe sociale dirigeante. Ne voulant plus concevoir d'autre philosophie que celle qui s'inspirait des sciences, ils estimaient nécessaire de professer le déterminisme aussi bien philosophiquement que scientifiquement. C'est en partie la raison pour laquelle ils jugeaient utile de se proclamer « matérialistes », voulant signifier par là à la fois leur hostilité à toute forme, philosophique ou autre, d'esprit religieux, et leur volonté d'étendre au domaine des sciences humaines l'esprit régnant dans les sciences de la nature. Quelques «marxistes » philosophants de nos jours, se réclamant en général d'un hérétique qui a plusieurs fois abjuré 3 , mais vivant personnellement en pays libre, ont tenté d'introduire au sein de la doctrine une distinction entre les démarches propres aux sciences de la nature et celles des sciences humaines, distinction qui ne procède certainement pas de l'esprit des Pères4 • Sans avoir qualité d'inquisiteur de la foi, nous sommes contraint, en bonne conscience, de reconnaître le bien-fondé de la condamnation : si la coupure doit être rétablie entre sciences humaines et sciences de la ·nature, l'entreprise scientifique marxiste perd entièrement sa signification originelle et à quoi sert alors de se dire cc marxiste » sinon à tout embrouiller ? Nous ne devons naturellement pas oublier l'inspiration philosophique hégélienne, en partie répudiée par Marx, à l'occasion du célèbre renversement de l'« idéalisme» en «matérialisme» qui prend sa véritable signification dans le contexte précédent, mais dont il a tout de même conservé quelque chose, en retenant pour des usages occasionnels le jouet appelé «dialectique »5 • Observons toutefois que l'on comprend fort bien les raisons pour lesquelles les gardiens de l'orthodoxie, ayant à évoquer la filiation hégélienne, préfèrent jeter un voile pudique sur l'hostilité déclarée du grand penseur de Iéna pour l'esprit des sciences mathématiques et des sciences de la nature de son temps. Sans vouloir faire de Marx un «scientiste »vulgaire, il faut dire qu'heureusement cette attitude n'a point été la sienne mais que, s'empressant d'oublier sur ce point la tradition de son premier maître, il en a pris le 3. Le trop célèbre Lukacs. 4. Cf. L. Goldmann : Science humaine et philosophie. Paris 1952. 5. Cf. Misire de la philosophie. 11 est évident que Marx " joue • en apprenant à Proudhon ce que c'est que la «dialectique •· Dans la seconde préface (posûace de la première) du Capital, il confesse avoir •coqueté•· BibliotecaGino Bianco 27 contre-pied. Ce que Marx a retenu de Hegel ne devait pas d'ailleurs le gêner : la croyance philosophique (d'origine spinoziste) en l'accord de la nécessité et de la liberté était à peu près la seule que Hegel pût partager avec un scientiste non métaphysicien. Au contraire, sans se confondre avec l'esprit des sciences de la nature d'inspiration mathématique, le « nécessitarisme » hégélien devait, à certains égards, faciliter l'entreprise marxienne d'adaptation du déterminisme aux sciences humaines. QUE FAUT-IL ENTENDRE par déterminisme au sens précis ? Pris à sa source, le concept n'est guère intelligible sans référence à la discipline qui constitue la charnière entre les mathématiques pures et les sciences de la nature, c'est-à-dire la mécanique. Si l'on connaît à t la position et la vitesse d'un mobile de masse m, au surplus les forces qui agissent en cet instant t pour lui communiquer une accélération, on peut calculer la trajectoire pour n'importe quelle valeur de t dans l'avenir ou le passé, s'il n'y a pas intervention d'autres forces. La plus ancienne aoplication, avant même que le principe ait été formulé philosophiquement, puisqu'il était d'abord confondu avec celui du fatalisme théologique ou astrolâtrique, c'est la prévision astronomique, aisément devenue l'idéal de toute science naturelle. Pour le mathématicien, déterminisme égale possibilité de calculer les phénomènes de la nature en résolvant des équations différentielles du second ordre : en effet les équations de la mécanique admettent dans leurs données la dérivée du premier ordre (vitesse), du second ordre (accélération) et toutes les constantes utiles (masse, coordonnées de position). Pour chacune des inconnues, il doit y avoir une solution et une seule, ce qui permet de retrouver mathématiquement le vieux concept philosophique de « nécessité »6 • Mais cela, dira-t-on, c'est précisément le déterminisme mécanique (pour limiter le sens d'un adjectif ordinairement employé de façon fort vague) et le matérialisme de Marx, comme chacun sait, n'était point «mécanique» mais «dialectique», par respect pour Hegel. Voire. Il y aurait beaucoup à dire sur le fait que l'expression « matérialisme dialectique» n'a jamais été employée par Marx lui-même, mais seulement par Engels après la mort de son ami. Nous n'avons point le goût d'épiloguer sur les textes, dont nous supposons les références connues, et préférons considérer l'esprit. Il est certain que le déterminisme, que Marx souhaitait voir transposer des sciences de la nature à celles 6. Le mot •déterminisme• au sens moderne a été introduit par Leibniz, fondateur du calcul différentiel et intégral, qui a remis en honneur la distinction stoîcienne entre n~cessité absolue et relative.
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