K. PAPAIOANNOU L'avènement du despotisme ON CONNAIT l'aversion profonde que Marx ressentait à l'égard du monde rural: « Hiéroglyphe indéchiffrable pour tout esprit civilisé», le paysannat est selon Marx le représentant permanent « de la barbarie au sein même de la civilisation» 26 • Il n'a aucune possibilité de s'affirmer comme une puissance historique créatrice. Son destin est ou bien de devenir un objet d'exploitation pour les villes, ou bien de s'offrir en butin inerte à l'État despotique et à la rapacité de ses agents. Son éparpillement dans l'espace, sa mentalité bornée imprégnée de l'« idiotie propre à la vie aux champs » 27 , qui lui interdisent d'entreprendre une action indépendante 28 , l'empêchent aussi d'opposer une résistance sérieuse aux empiétements de l'État, s'ils ne favorisent pas directement l'instauration d'un ordre autocratique. En effet, il ne fait aucun doute que, par suite de la dispersion du peuplement dans la vastitude de la plaine asiatique, aggravée par le manque de moyens de communication, il suffisait généralement de se rendre maître du pouvoir au centre pour l'imposer à une masse amorphe. Trotski misant sur la dictature de la ville sur la campagne, Lénine opposant la centralisation monolithique de l'« avant-garde» à l'« éparpillement» des paysans parcellaires et à la «dispersion » des prolétaires «déclassés», n'étaient qu'en apparence infidèles au génie de la «société orientale ». Les conditions géo-économiques spécifiques de la société paysanne auraient ainsi largement contribué à la formation d'États unitaires démesurément centralisés. Mais Marx va beaucoup plus loin!: que signifie au juste sa célèbre théorie de l'État despotique «complément naturel» de la société paysanne ? La centralisation bureaucratique A EN CROIRE MARx, ces «idylliques communes rurales», qui constituent la cellule de base des sociétés orientales, «ont formé depuis toujours le fondement solide du despotisme» 29 • Or, de règle générale, il emploie le terme «fondement » ou «base sociale» pour désigner la classe sociale qui est à l'origine d'un ordre politique donné, qui y est« représentée» ou qui en profite : n'est-il pas surprenant de voir le théoricien de la lutte des classes suggérer que dans le cas de ces sociétés orientales fondées sur l'appropriation étatique du sol et l'exploitation des paysans par l'État, ce furent les exploités eux-mêmes qui formèrent le «fondement solide » de la domination de leurs exploiteurs ? 26. Man : Die KlassenklJmpft in Prankreich, Berlin 1895, pp. so-51. 27. KM, p. 530. 28. Cf. En1eb : Rhlolution ,, eontr,-rh,olution ,,, AIII• ""V'N, p. Il, 29. PR iD loc. dt. Biblioteca Gino Bianco 21 Il y a sans doute une large part d'exagération, voire de mythologie, dans la dialectique marxiste qui veut que l'exploitation d'une classe par une autre se transforme «inéluctablement » en opposition irréductible et s'achève dans une lutte à mort. Mais ici Marx tombe dans l'excès contraire en établissant une relation de solidarité entre exploiteurs et exploités. Il existe pour lui un lien de «complémentarité», voire d'affinité élective, entre l'État centralisateur et la forme parcellaire ou cellulaire que revêt la société paysanne dans les pays à faible développement technique : dans sa perspective, les communes orientales ont formé le «fondement solide » du despotisme, de même que la propriété parcellaire en France a servi de «base » à la bureaucratie du Second Empire. C'est tout d'abord le caractère naturel de l'économie paysanne qui explique l'étroite dépendance où elle se trouve par rapport à l'État despotique. Nous sommes ici en & présence d'une société agraire où chaque cellule économique subvient à ses besoins par sa propre production et a donc peu de contacts avec le monde extérieur,.,e. ncore moins d'échanges avec les villes, lointaines~et peu nombreuses. Il importe peu de r savoir"'7si l'unité de base est constituée par la commune collectiviste ou par la parcelle individualiste : c'est l' «atomisation », le morcellement de la campagne en monades fermées qui doit retenir notre attention. En effet, ce système n'est pas un tout organique, qui possède sa propre structure et qui a créé ses propres organes de direction, de coordination et de protection. L'ensemble est formé uniquement par la juxtaposition mécanique des parcelles ou des communes. Ainsi dira Marx, « la grande masse de la nation française est constituée par une simple •addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu'un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre » 30 • De surcroît, il n'existe pas de différenciation poussée de classes,et l'absence de grands domaines seigneuriaux fait que la population rurale se trouve immédiatement exposée à l'action de l'État. Dans ces conditions, l'agrégat des communes asiatiques ou la masse des paysans-parcellaires appellent la centralisation bureaucratique comme le vide appelle le gaz. Voici comment Marx caractérise la dialectique propre à la société paysanne : La propriété parcellaire, par sa nature même, sert de base à une bureaucratie toute-puissante et innombrable. Elle crée surTtoute la surface du pays•I'égalité de niveau des rapports et des personneS<·et, par conséquent, la possibilité pour un pouvoir central d'exercer la même action sur tous les points de cette même masse. Elle anéantit les~couches aristocratiques intermédiaires, placées entre la masse du peuple et ce pouvoir central. Elle provoque par conséquent, de toutes parts, l'inter30. Br, p. 91,
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