Le Contrat Social - anno IV - n. 1 - gennaio 1960

revue ltistorique et critique Jes /aits et Jes iJées JANVIER[,1960 B. SOUYARINE ......... . LÉON EMBRY ......... . MICHEL COLLINET .... . K. PAPAIOANNOU ..... . - bimestrielle - Vol. IV, N° 1 Le culte de Unine Technique et communisme L'homme de l'organisation Marx èt le despotisme DÉBATS ET RECHERCHES AIMÉ PATRI ........... . Quelques subtilités du marxisme (1) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE LEOPOLD LABEDZ ..... . VÉRA ALEXANDROVA .. JERRY F. HOUGH ..... . IVAN PAVLOV ......... . L'histoire du P.C. de l'URSS Jeunesse et littérature soviétiques L'élite technique en URSS PAGES OUBLIÉES Le réflexe de liberté QUELQUES LIVRES Comptesrendus par MAURICE PAZ, Yvr.s LÉVY, AIMÉ PATRI, PAUL BARTON Nécrologie • Commentaires • Perles d'Occident INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

r, I Biblioteca Gino Bianco

k COMJUJ ()(Jjf rev11el,istoriq11eet criti'l11e Jei /ait1 et des idée1 JANVIER 1960 - VOL. IV, N• 1 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . LE CULTE DE LÉNINE .......... ·.............. 1 Léon Emery . . . . . . . . TECHNIQUE ET COMMUNISME . . . . . . . . . . . . . . . . 6 Michel Collinet...... L'HOMME DE L'ORGANISATION............... 11 K. Papaioannou . . . . . MARX ET LE DESPOTISME..................... 17 Débats et recherches Aimé Patri . . . . . . . . . QUELQUES SUBTILITÉS DU MARXISME (1). . . . . . 26 L'Expérience communiste Leopold Labedz..... L'HISTOIRE DU P.C. DE L'URSS............... 33 Véra Alexandrova... JEUNESSEET LITTÉRATURE SOVIÉTIQUES . . . . . . 39 Jerry F. Hough Pages oubliées Ivan Pavlov Quelques livres L'ÉLITE TECHNIQUE EN URSS................ . 45 LE RÉFLEXE DE LIBERTÉ ..................... . 49 Maurice Paz. . . . . . . . LE PROCÈS DE NUREMBERG, de J.J. HEYDECKERet J. LEEB. 53 Yves Lévy . . . . . . . . . . DESCONSTITUTIONSPOLITIQUES, de J. DE MAISTRE . . . • • . 55 Aimé Patri . . . . . . . . . LENOUVEAULÉVIATHAN, de PIERRENAVILLE. . . . . . . . . . . 56 KARLMARX, de MICHELRAGON . . . . . . . . . . . . . . ..... . 57 Paul Barton . . . . . . . . THE SOVIET CITIZEN, d'ALEX INKELES et RAYMOND A.SAUER.................................... 57. LA TRAGÉDIED. E.SJUIFS EN URSS, de LÉON LENEMAN. • . . . 59 Nécrologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 Commentaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 Perles d'Occident . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco

, OUVRAGES RECENTS DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu d Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-195◄. Léon Emery: Options philosophiques Lyon, Les Cahiers libres, 37, rue du Pensionnat. Raymond Aron: La Société industrielle et la guerre Paris, Librairie Pion. 1959. Denis de Ro·ugemont : L'Av·enture occidentale de l'homme Paris, Éditions Albin Michel. 1958. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. A. Rossi : Autopsie du stalinisme Postface de D. de Rougemont Paris, Éditions Pierre Horay. 1957. Branko Lazitch : Tito et la Révolution yougoslave ( /937-/956) Paris, Fasquelle. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-L~NINISME . . Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Sarton : L'Institution concentrationnaire en Russie (1930-1957) , Paris, Librai rie Pion. 1959. - -- - Biblioteca Gino Bianco .)

rev11thistori1Jutet critique Jes /aitJ et Je1 iJées Janvier 1960 Vol. IV, N° 1 LE CULTE DE LÉNINE par B. Souvarine LE DISCOURS SECRET de Khrouchtchev au xxe Congrès du parti communiste de l'URSS, le 25 février 1956, était motivé par «l'importance » inopinée d'une «question » posée pour la première fois devant une assemblée du Parti, celle du «culte de la personnalité ». Dès son entrée en matière, l'orateur dit que «ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est de savoir comment le culte de la personne de Staline n'a cessé de croître, (...) devint à un moment donné la source de toute une série de perversions graves», etc. A l'appui de la répudiation du culte pernicieux, il fallait des textes sans réplique : Khrouchtchev cita deux ou trois phrases de Marx et d'Engels exhumées de leur correspondance par des chercheurs mandatés à cet effet, ajoutant que Lénine aussi condamnait « les idées étrangères au marxisme sur les héros et la foule ». Après cet exorde vint la révélation utilitaire, mais sélectionnée, des crimes de Staline. En fait, il n'y avait que des rapports très vagues, en tout cas indirects, entre ce culte et ces crimes. Khrouchtchev eut soin de taire l'essentiel en s'abstenant de dire que le « culte de la personne de Staline» n'était rien moins que spontané, qu'il avait été voulu, exigé, organisé sous la terreur, porté au paroxysme par Staline luimême et par son entourage. En outre, il fallut à la « direction collective», au Comité central du Parti, trois ans de réflexion après la mort de Staline pour se décider à dénoncer le culte de la personnalité par l'organe de son .Premier secrétaire. Il est clair que sous l'expression empruntée à des auteurs classiques, il s'agissait d'autre chose. Biblioteca Gino Bianco Nulle affectation n'entachait l'attitude de Marx et d'Engels, d'ailleurs exprimée dans des lettres privées, à l'égard du culte en question, ou de « l'adoration superstitieuse de l'autorité». En quoi ils ne se distinguaient pas des autres socialistes de leur temps, ni des épigones qui se sont toujours opposés aux théories de Carlyle sur les «héros», d'Emerson sur les « hommes représentatifs », de Nietzsche sur le « surhomme », sans remonter à Gœthe ni à Herder. Les marxistes du début de ce siècle s'exerçaient à réfuter la thèse de Pierre Lavrov sur les « personnalités critiquement pensantes » placées au centre de l'histoire, les idées confuses de Gustave Le Bon sur la «psychologie des foules », les vues de Gabriel de Tarde sur l'influence des « individus exceptionnels » et sur les «lois de l'imitation ». Lénine appartenait corps et âme à cette génération pour qui le processus historique s'accomplit par le jeu de forces collectives anonymes déterminées à leur tour par les progrès de l'économie, de la technique. De son vivant, il n'était pas question d'exalter outre mesure les chefs de la révolution, qui incarnaient alors le jeune État soviétique. Mais « outre mesure » seulement, car déjà le culte futur apparaissait en germe. Une réputation d'infaillibilité s'était peu à peu établie au bénéfice de l'homme qui, ayant créé de toutes pièces un parti dressé en armée de guerr~ civile, saisit en Octobre l'occasion propice à la prise du pouvoir, puis sauva le régime en capitulant à Brest-Litovsk et sut prendre enfin le tournant de la « nouvelle politique économiqu... >> après l'insurrection ouvrière et paysanne de Cronstadt.

2 L'habileté de Lénine et sa ténacité en matière d'organisation, de commandement et de tactique furent regardées comme justifiant ses moindres écrits et paroles. Le succès de ses improvisations, contraires à ses concepts les plus dogmatiques, devint une garantie de sa clairvoyance antérieure et le gage d'un radieux avenir. Ses plus proches disciples se mirent à vanter ses supériorités, réelles ou imaginaires, sans admettre critiques ni réserves. Dans leur apologétique se mêlaient obscurément l'admiration sincère, l'espoir de racheter les «erreurs» commises quand jadis ou naguère ils s'étaient permis à tort ou à raison de contredire leur maître, le désir trop humain de partager son prestige et d'affermir ainsi leur position propre, d'assurer leur carrière. Avec une citation de Lénine, ils eurent réponse à tout. Bientôt ils décidèrent la publication des œuvres complètes du «génie de la révolution », réservoir inépuisable en 20 volumes de leçons et recettes permettant de faire face à n'importe quelle circonstance. Lénine formula des objections, sachant que beaucoup de ses écrits avaient perdu de leur intérêt, mais pourtant laissa faire, peutêtre s~crètement flatté, peut-être finalement gagné à l'entreprise. Il n'aurait tout de même pas toléré qu'on parlât de léninisme, lui qui considérait le marxisme comme l'alpha et l'oméga de la science sociale. A SA MORT, un potentiel de superstition et de servilité longtemps accumulé se donna libre cours, savamment capté au profit de ses successeurs. Seuls Kroupskaïa, sa veuve, Trotski, Boukharine et Kamenev protestèrent en vain contre l'érection, sur la place Rouge à Moscou, d'un mausolée intempestif contenant le corps embaumé du célèbre « matérialiste militant», conservé désormais comme une sainte relique 1 . Staline, Kalinine et Rykov, déconseillant l'incinération qui eût été de règle, prirent l'initiative de susciter le culte léniniste, avec son haut lieu de dévotion et de pèlerinage. Zinoviev «proposa » au soviet de Pétrograd à ses ordres de changer en Léningrad l'appellation de l'ancienne capitale. Dans la suite, les noms de Lénine furent conférés encore à plusieurs villes et localités, à des milliers d'institutions et d'édifices, à ne plus s'y reconnaître. Une deuxième et une troisième éditions des œuvres complètes, en 27 volumes, virent le jour par les soins d'un Institut Lénine. Il en sera publié ensuite une quatrième, en · 35 volumes, expurgée par Staline, mais augmentée bientôt de 3 volumes après la mort du censeur, outre 3 volumes d'index sans lesquels l'en~emble perdrait l'essentiel de sa valeur pratique.· Une cinquième édition, ·en 55 volumes, r. Cf. N. Valentinov : « Le mausolée de Lénine», in Contrat social, novembre 1957. BibllotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL est actuellement en cours, dont on sait d'avance que Khrouchtchev entend éliminer tout texte qui le gêne, par exemple ce qui concerne favorablement Trotski, ou Zinoviev, ou Boukharine et leurs compagnons d'infortune. A part cela on ne fait grâce d'aucun billet quelconque, du plus insignifiant télégramme signé Lénine. Une abondante littérature ·hagiographique, en partie spontanée, en partie sur commande, entoure les Écritures et entretient le culte. En même temps, sitôt Lénine momifié, Staline s'érigea en théoricien du léninisme, contre Zinoviev qui de son côté se hâtait de composer un copieux ouvrage, le premier, sur le Léninisme. Les Bases du léninisme, les Questions du léninisme, tels sont les titres que, dès 1924, Staline donne à ses recueils de discours et rapports où le léninisme sert de couverture à sa politique personnelle, à ses expédients, à son despotisme. En 1929 la Petite Encyclopédie Soviétique consacre au léninisme un très long article sur huit colonnes compactes. Le Dictionnaire Politique de 1940 traite encore séparément du léninisme. Mais un an après la mort de Staline, le léninisme a disparu de la Grande Encyclopédie Soviétique et du Dictionnaire Encyclopédique de 1954, absorbé par la définition globale du« marxisme-léninisme». De même, c'en est fini du léninisme en tant que doctrine distincte dans le Dictionnaire Politique, 2e édition, de 1958, et dans la Petite Encyclopédie Soviétique, 3e édition, de 1959 : il faut le chercher à «marxisme-léninisme». A ces fluctuations correspond un autre phénomène, nullement naturel : le culte de Lénine a suivi une courbe ascendante, puis subi un déclin marqué après son apogée, à mesure que se développait le culte concurrent de Staline au premier plan, éclipsant celui de Lénine; et soudain la glorification délirante de Staline s'est arrêtée net au lendemain des obsèques du personnage. Les oraisons funèbres sans accent ni conviction prononcées à cette occasion par Béria, Molotov et Malenkov, proches acolytes destinés à tomber en disgrâce à bref délai, n'étaient qu'un dernier écho assourdi des _louanges conventionnelles rendues obligatoires sous la terreur. L'obligation cessa quand cessa la terreur, ainsi .que l'exercice du culte. Le nom de Staline s'effaça comme par enchantement de la presse où il pullulait jusqu'alors. La publication de ses œuvres complètes s'interrompit au treizième volume, où le dernier texte· inséré date de janvier 1934. Ses brochures n'étaient plus réimprimées, personne n'éprouvait plus le besoin de faire semblant de les lire. Son portrait obsédant se raréfiait, à l'avantage de la «direction collective ». La rédaction pénible et encore trompeuse de sa biographie retarda .d'un an et demi la sortie ·du tome 40 de la Grande Encyclopédie Soviétique. Entre temps, Khrouchtchev avait défait la réputation usurpée du «père des peuples », avouant une partie de la vérité sur les horreurs du règne précédent; et il avait dénoncé le ·culte de la

B. SOUV AR/NE personnalité comme un mal dont il fallait à tout prix empêcher le retour. Or ce mal renaissait déjà pendant que parlait l'orateur : de nouveau perçait le culte de la personnalité, mais cette fois de Lénine. De nouveau, après le xxe Congrès, chaque sentence de Lénine devient parole d'évangile. De nouveau, il convient de puiser dans les œuvres de plus en plus complètes de Lénine, remises en honneur, de quoi résoudre tous les problèmes. De nouveau, foisonnent les brochures et se multiplient les gros livres sur Lénine et le léninisme. De nouveau, s'amplifie et s'intensifie le culte de la personnalité de Lénine. Pour Khrouchtchev comme,. auparavant pour Staline, la nécessité s'impose d'Ecritures saintes, indiscutables, intangibles, offrant des citations à l'appui de toute décision arbitraire du pouvoir. Au stade actuel, il ne semble pas que Khrouchtchev ambitionne de supplanter Lénine comme guide spirituel du monde communiste, ambition qui avait « tourné la tête» de son prédécesseur 2 • L'examen du léninisme reste donc d'une actualité constante. LÉNINE se définissait strictement comme marxiste et, jusqu'à certaine date, on ne saurait lui contester ce titre, même et surtout quand il introduit quelque originalité spécifiquement russe dans son marxisme, à moins de tenir les idées de Marx comme figées une fois pour toutes. Il a commencé sa carrière révolutionnaire en tant que populiste sous l'influence de Tchernychevski et d'autres idéologues de la même école, inclination normale en son temps et impliquant l'approbation du terrorisme. Sa sœur Marie lui attribue un désaveu du populisme terroriste sous forme d'un propos qu'il aurait tenu en 1887 lors de l'exécution de leur frère Alexandre, impliqué dans un complot contre Alexandre III. Elle se trompe évidemment (elle avait neuf ans à l'époque), car au témoignage de V. Starkov, confirmé par I. Lalaïants, tous deux très proches de Vladimir Oulianov à Péters bourg et à Samara dans les années 90, le futur Lénine préconisait encore l'action terroriste. Il n'y renonça, selon toute apparence, qu'après son premier voyage à l'étranger en 1895 et ses conversations avec Plékhanov et Axelrod. Terrorisme et marxisme n'étaient d'ailleurs pas alors incompatibles : Marx luimême voyait dans le modusoperandi de la « Volonté du Peuple », groupe terroriste auquel avait appartenu le frère de Lénine, « une manière d'agir spécifiquement russe, d'ailleurs historiquement 2. • Les louanges démesurées lui ont tourné la tête », reconnaît la Pravda du 21 décembre 1959 pour indiquer discr~tement l'aliénation mentale de Staline. La même expression figure dans le Kommounist, n° 18, de décembre 1959. Or ces • louanges démesurées» étaient dictées par l'ambition non moins démesurée du despote. BibliotecaGirio Bianco inévitable». Mais le terrorisme devait cesser sous un régime constitutionnel, aux termes d'un engagement explicite proclamé par la « Volonté du Peuple». Converti au marxisme, et tout en se définissant comme « jacobin du prolétariat», Lénine ne se singularisa pas d'abord en matière doctrinale dans la 2e Internationale socialiste où coexistaient une gauche, une droite, et diverses tendances confuses. Il se rangea d'emblée à gauche, du côté « marxiste orthodoxe» dont Kautsky s'avérait le plus éminent interprète. Ce qui le différencie dès la fondation de l'Iskra (1900), la publication de son livre Quefaire ? (1902) et le 2e congrès du parti socialdémocrate (1903), c'est sa conception d'un parti de « révolutionnaires professionnels >> très centralisé, hiérarchisé, discipliné, de type militaire. Il provoquera· par là une scission dans la socialdémocratie russe sans que les programmes respectifs des deux fractions, tantôt réunies, tantôt antagoniques, soient dissemblables. Le contraste s'affirmait dans la mentalité des bolchéviks, les méthodes d'organisation, les modalités de fonctionnement. Il y eut des léninistes au sens de partisans de Lénine, avant la guerre de 1914, mais non point de léninisme, sauf en tant qu'état d'esprit ou façon d'être. Quand Lénine se dresse contre la 2e Internationale dont il enregistre la faillite, quand il prêche le défaitisme et la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, il est presque seul : tous les bolchéviks de marque sont en dissidence. Si le léninisme entre dans la définition du marxisme-léninisme, on peut s'abstenir d'analyser le premier terme du coup}e, que nul ne possède en propre, pas même l'Etat soviétique : le marxisme est dans le domaine public, soumis aux interprétations les plus libres. Reste le léninisme, que Staline a caractérisé comme « marxisme de l'époque impérialiste», ce qui ne veut rien dire puisque l'impérialisme demeure une notion vague et changeante. Précisément la version officielle impute à Lénine cet enrichissement du marxisme, « l'élaboration géniale d'une théorie de l'impérialisme », faite en réalité d'emprunts à J. Hobson et à R. Hilferding, systématisation sans génie d'observations épisodiques et de conclusions prématurées 3 • L'évolution contemporaine du capitalisme dément trop clairement les thèses simplistes de Lénine à cet égard pour qu'on s'y attarde. Mais d'autres idées « géniales » entrent dans la composition du léninisme, toujours selon les ouvrages communistes de référence. Le difficile est de les dégager d'un jargon inextricable qui ne se prête guère aux citations textuelles. Lénine aurait notamment développé pour la mettre en pratique une intuition de Marx, celle de « dictature du prolétariat». En cherchant bien 3. Cf. Daniel H. Kruger : « L'impérialisme selon Hobson, Lénine et Schumpeter 11, in Contrat social, septembre 1957.

4 dans l'œuvre immense de Marx, on découvre en effet deux ou trois phrases à ce sujet. Rien ne prouve que leur auteur ait eu raison d'improviser de la sorte, d'ailleurs sans prendre la peine d'élaborer plus avant, ni que Lénine n'ait pas eu tort d'en faire un dogme, alors qu'au contraire tout indique des concepts différents dans une même formule. Mais les deux ou trois phrases incessamment ressassées finissent par fonder un semblant de «théorie» dans l'acception pédante chère aux marxistes-léninistes. Quant à la pratique, elle dispense de discuter la théorie, car elle corrobore au-delà de toute attente la prévision de Trotski exprimée dès 1904 : la prétendue dictature du prolétariat n'est en réalité qu'une « dictatur~ sur le prolétariat». Lénine avouera même que l'omnipotence de son parti était aux mains d'une «oligarchie». Que Trotski, devenu après· Octobre «bolchévik-léniniste» à son tour, ait regretté sa clairvoyance de jeunesse ne change rien à l'évidence. Théoricien de la dictature du prolétariat, plus exactement de la dictature de son parti sur le prolétariat et d'une «oligarchie » sur le tout, Lénine est crédité de plusieurs idées connexes, soit simples redites comme «l'hégémonie du prolétariat », soit audacieusement trompeuses comme «l'alliance du prolétariat et des paysans pauvres», dont on sait comment elles se sont traduites en massacres dans la vie soviétique. Il aurait aussi« découvert» les soviets comme« forme étatique de la dictature du prolétariat» et «type supérieur de démocratie ». Enfin lui revient le mérite d'avoir doctriné «la transcroissance de la révolution démocratique bourgeoise en révolution prolétarienne socialiste». Il n'y a rien de vrai dans tout cela : loin de découvrir les soviets, Lénine leur a d'abord été hostile, a changé plusieurs fois d'avis à leur égard, a su les utiliser au bon moment pour s'emparer du pouvoir, les a· vidés enfin de leur substance initiale et privés de valeur représentative pour en faire des instruments de l'absolutisme communiste, dit «type supérieur de démocratie » par antiphrase. Quant à la << transcroissance » d'une révolution à l'autre, que Lénine appelle parfois «révolution ininterrompue », elle équivaut à la «révolution permanente» tant reprochée à Trotski et finalement adoptée par Staline sous des pseudonymes léninistes, en contradiction, mais cohabitation, avec une ;;iutrethéorie apparemment incompatible, celle du «socialisme dans un seul pays». Autre «découverte » de Lénine, « la loi du développement inégal du capitalisme», banalité s'il en fut, mais d'où découlerait la perspective d'instaurer le socialisme dans un seul pays, pour commencer la « révolution mondiale ». Il a fallu aux communistes beaucoup de chance pour trouver dans les œuvres pléthoriques de Lénine deux ou trois phrases à ce sujet, mais elles y sont. Magister dixit : Lénine a dit. Il a dit aussi et surtout maintes fois le contraire, ce qui a permis aux épigones après sa mort de s'expliquer à Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL grands coups de citations avant de s'entre-tuer au nom des mêmes principes. La vanité de ces disputes ressort de toute observation objective du régime implacable d'oppression et d'exploitation de l'homme par l'homme que Staline et ses héritiers ont osé dénommer «socialisme» 4 • Beaucoup d'autres ingrédients, secondaires, entrent dans la mixture variable du marxismeléninisme dont l'étude comparée des diverses définitions dissuade de prendre trop au sérieux l'ensemble. La Grande Encyclopédie Soviétique, tome 26 de 1954, accordait encore une place considérable au «grand continuateur de MarxEngels-Lénine, le camarade Staline » : il n'_en subsiste absolument plus trace dans l'encyclopédie non moins soviétique et autorisée de 1959. Désormais, Ge sont le xxe Congrès et tous les partis communistes qui «enrichissent» le marxisme-léninisme, ayant purement et simplement supplanté Staline. Ce qu'enseignera la prochaine révision, il serait hasardeux de le prédire. Mais si les caprices de l'histoire réservent la surprise d'une heureuse évolution du régime, certes à longue échéance, on sait bien sur quoi s'appuiera la nouvelle version de la doctrine : sur d'autres extraits de Lénine jusqu'à présent passés sous silence. EN EFFET, innombrables furent les professions de foi démocratiques de Lénine. Depuis ses articles de l' /skra, il a milité en faveur de la démocratie politique complétée par la démo4. La dérision du « socialisme » soviétique a été remarquablement, et involontairement, soulignée par V. Molotov qui, dans une lettre datée du 16 septembre 1955 au Kommounist (n° d'octobre 1955), avoue n'avoir pas remarqué la réalisation du socialisme en URSS jusqu'à cette date et se décide à confesser son erreur. Dans son rapport au Soviet suprême le 8 février 1955, Molotov avait fait allusion aux «bases » du socialisme déjà « construites » en URSS, aux «bases» seulement, alors que dans l'opinion courante des communistes et même des socialistes, ces « bases » existent déjà dans la société capitaliste. Faisant amende honorable après six ,mois de méditation, Molotov s'avise d'une « décision» de la 17e conférence du Parti (1932) selon laquelle les bases du socialisme étaient alors achevées, puis d'une résolution du XVIIIe Congrès (1939) stipulant que l'URSS entrait dans une nouvelle phase, transitoire entre le socialisme et le communisme. Ainsi Molotov, qui fut membre de tous les organes dirigeants du Parti et de l'État pendant quarante ans, qui fut secrétaire du Parti et président du Conseil avant Staline, ne savait pas encore en 1955 que le socialisme était depuis des années un fait accompli dans son pays. Il n'a dû se rendre à l'évidence qu'en septembre 1955 sous la contrainte de luttes intestines au cours desquelles la rétractation d'une « erreur » antérieure lui apparaissait comme une nécessité tactique. Mais ce socialisme que Molotov n'avait pas vu « construit », toute la presse occidentale le connaît, le reconnatt et lui rend des hommages de toutes sortes. 11 faut un bien grand dérèglement de l'esprit que traduit la confusion du langage pour identifier, en URSS et surtout hors de l'URSS, la construction d'usines, de barrages, de prisons et de casernes avec une prétendue «construction» du socialisme.

B. SOUV ARINE cratie économique. « Sans libertés politiques, écrit-il, toutes les formes de représentation ouvrière resteront pitoyable tromperie, le prolétariat demeurera en prison comme auparavant, privé de l'air, de la lumière et de l'espace indispensables à sa complète émancipation.» On lit dans sa brochure intitulée Deux tactiques : « Quiconque veut aller au socialisme par une autre voie que la démocratie politique aboutira immanquablement à des déductions absurdes et réactionnaires, tant économiques que politiques. » Il a frappé aussi l'aphorisme : « Hors de la démocratie, point de socialisme.» Il déclare en 1914 : « Nous voulons à tout prix une Grande Russie fière, républicaine, démocratique, indépendante et libre ... » Quand la révolution de 1917 commence, il multiplie les déclarations dans le même sens. Le pouvoir aux soviets, dit-il, « voilà le seul moyen d'assurer l'évolution graduelle, pacifique, indolore des événements». Et ensuite : « Le développement pacifique de la révolution serait possible et probable si tout le pouvoir était remis aux soviets. La lutte des partis pour le pouvoir peut se développer pacifiquement au sein des soviets à condition que ces derniers renoncent à donner des entorses aux principes démocratiques.» Et encore : « Si les soviets prenaient le pouvoir, ils pourraient maintenant encore (...) assurer le développement pacifique de la révolution, l' élection pacifique par le peuple de ses députés, la concurrence pacifique des partis au sein des soviets, l'expérimentation du programme des différents partis, le passage du pouvoir d'un parti à un autre». Et enfin, il réclame à cor et à cri l'élection de l'Assemblée constituante, « une véritable liberté de la presse pour tous», l'abolition de la peine de mort, le droit des allogènes à disposer d'eux-mêmes. Les mesures essentielles qu'il propose pour réaliser son programme démocratique quand les soviets auront assumé le pouvoir se résument dans la suppression radicale de la police, de l'armée permanente et du fonctionnarisme : « Le remplacement de la police par une milice populaire est une réforme qui découle de toute la marche de la révolution (...) Il n'y a qu'un moyen d'empêcher le rétablissement de la police : c'est de former une milice populaire fondue avec l'armée ... » La milice, « où entreront tous les citoyens et citoyennes de quinze à soixantecinq ans», réalisera l'armement général du peuple, ses cadres étant élus à tous les grades, et se subsBiblioteca Gino Bianco 5 tituerait à l'ancienne police, à l'ancienne armée. Tous les fonctionnaires, désignés par élection, seraient révocables et rémunérés aux mêmes taux que les ouvriers. Ainsi dépérira « l'État parasite» et s'accomplira la transmutation socialiste : « Ces mesures démocratiques, simples et allant de soi, en solidarisant les intérêts des ouvriers et de la majorité des paysans, serviront de passerelle entre le capitalisme et le socialisme. » Ces quelques passages significatifs choisis parmi cent autres ne figurent jamais dans les exposés ni les anthologies du léninisme, non plus que les certitudes (géniales ?) de révolution européenne imminente ni les prédictions sur la révolution mondiale prochaine. L'État et la Révolution, livre où Lénine argumente avec ardeur sur le thème du dépérissement de l'État et prône la suppression de la police, de l'armée, de la bureaucratie professionnelles, est introuvable sur les listes de références. Si des proses aussi dangereuses ne sont pas retranchées des volumineux recueils d'œuvres prétendues complètes, que peu de spécialistes consultent, du moins les précautions sont-elles bien prises pour en limiter les dommages. On comprend que les auxiliaires de Staline qui ont divinisé leur tyran et pontife après avoir contribué à créer sous ses ordres une police, une armée, une bureaucratie monstrueuses dans un État totalitaire sans précédent soient peu enclins à propager des semences d'indiscipline. Le Lénine qu'ils adorent n'est pas l'apôtre marxiste de la démocratie intégrale dont les préceptes occasionnels sont mis sous le boisseau pour longtemps, peut-être pour toujours, mais le prétendu jacobin du prolétariat qui, dans les temps troubles de la Russie du xxe siècle, s'inspira du terrorisme de son adolescence pour fonder l'État sovjétique par la violence, l'affermir par la terreur. Ayant pris le contre-pied de la plateforme léniniste d'Octobre, ils n'en sont pas à une contradiction près quand ils réprouvent le culte de la personnalité tout en célébrant le culte de Lénine. Mais comme l'a remarqué l'auteur du Contrat social : << Moins un culte est raisonnable, plus on cherche à l'établir par la force.» L'usage abusif de la force étatique pour imposer les fictions du léninisme prouve assez que, dans l'ordre spirituel, le régime soviétique n'a pas encore trouvé ses assises normales et durables. B. Souv ARINE.

TECHNIQUE ET COMMUNISME par Léon Etnery LES MOTS ont un pouvoir magique ; il suffit d'évoquer la Révolution en lui accordant le bénéfice de la majuscule pour qu'elle acquière par définition, au moins dans la pensée de ses adorateurs, le droit de conquérir toute la planète et d'y faire régner les mêmes formes d'existence. Karl Marx ne résista pas à la tentation du mythe ; il édifia une philosophie de l'histoire dans laquelle les crises révolutionnaires du passé n'étaient plus que des jalons sur la route conduisant à celle, généra]e et absolue, dont il s'instituait le prophète. Encore aurait-il fallu poser la question préalable, se demander si la Révolution finale, ainsi dressée en une perspective hallucinante, était plus qu'une vue de l'esprit. Éclaterait-elle un jour sur toute la surface de la terre ? Se communiquerait-elle d'un foyer à un autre jusqu'à pleine victoire ? Demeurerait-elle intangible en sa première patrie tandis que se développerait la chaîne de ses conséquences ? Autant d'obscurités ou, comme on voudra, de fausses clartés hypothétiques, dont Marx ne se soucia guère ; par acte d'autorité et de .la même manière, il enrôle au service de la Révolution mondiale ce soldat exemplaire et typique qu'est à ses yeux le prolétaire et qui, dégagé par les effets de l'aliénation de toute attache avec une nation, sera partout l'instrument premier du socialisme cosmopolite. Raisonnant de la sorte, Marx fut aussi mauvais psychologue que bon logicien ; rien n'est plus manifestement démontré que l'affinité entre la conscience populaire d'une part, le nationalisme et le chauvinisme de l'autre, et cela malgré tous les revêtements idéologiques ou verbaux dont on se sert pour déguiser la réalité. Qu'un vigoureux penseur ait pù se tromper à ce point, voilà qui, une fois de plus, doit inciter à la prudence dans les prévisions. Toutes proportions gardées, c'est bien cette prudence qui Biblioteca Gino Bianco doit nous guider tandis que nous lisons le livre d'ailleurs utile et suggestif que M. Jacques Ellul consacre à La Technique, enjeu du siècle. C'est bien d'une autre Révolution mondiale qu'il est question en cet ouvrage et. même, si l'on en croit l'auteur, de la seule dont on puisse sérieusement s'occuper. Hâtons-nous d'ajouter que M. Ellul n'en est aucunement le zélateur, qu'il se pique d'en parler sans amour et sans haine, qu'il veut seulement décrire des faits et dégager objectivement des lois. La thèse se ramène donc à ceci, que toutes nos discussions politiques sont désormais vain bavardage et poussiéreuse scolastique, car tout est conduit, qu'on le veuille ou non, qu'on le sache ou non, par la triomphante technique. Elle n'est pas seulement, ni même principalement, invention et fabrication des machines, mais méthode d'organisation de la vie sociale en ses innombrables rouages d'après les règles efficaces. qui conduisent au meilleur rendement. Peu à peu, disons plutôt très vite, le technocrate, l'ingénieur, s'empare du gouvernement des choses et des hommes, soumet · à ses conceptions les gouvernements, la vie économique, la propagande, l'éducation, les divertissements, les sentiments, les idées. Comme il n'est rien de plus uniforme que la technique, le monde se recouvre ainsi d'une carapace d'usines, de chantiers, d'institutions, de lois, qui effacent les disparates; libre à chacun de considérer avec horreur la formation de la monstrueuse fourmilière ou bien de dépasser ce spectacle en se fiant à un finalisme optimiste. L'analyse ne veut que nous placer en présence des réalités qui d'ores et déjà nous subjuguent. Il est pourtant un aspect du processus sur lequel il convient d'insister. Si l'universelle technocratie est la vérité de demain et déjà, dans une large mesure, celle d'aujourd'hui, il s'ensuit que les débats classiques sur le libéra-

L. EMBRY lisme, le capitalisme, le socialisme, le communisme, sont en train de se vider de leur substance. Pour abréger, ne tenons compte que des ÉtatsUnis et de la Russie. Il est puéril de croire que les États-Unis sont en notre temps la forteresse du capitalisme libéral, car ils ont depuis vingt-cinq ans franchi bien des étapes dans la voie du dirigisme, du planisme et même du socialisme pratique ; parallèlement, la Russie a édifié beaucoup moins le ,communisme qu'un gigantesque capitalisme d'Etat au sein duquel la technolâtrie se subordonne l'ensemble de la doctrine officielle. Les deux rivaux vont ainsi à la rencontre l'un de l'autre, les différences s'estompant, les ressemblances s'accusant au contraire. Qui sait si l'actuelle politique de détente ne serait pas commandée par une prise de conscience de ce double glissement vers une position moyenne ? La voilà bien la dialectique de l'histoire, en un sens que le marxisme orthodoxe n'a certes pas prévu ... * )f )f QU'IL Y AIT dans les thèses de la pantechnocratie une large part de vérité, c'est l'évidence; que les idéologiespolitiques retardent sur l'événement, cela ne paraît guère plus douteux. Le communisme théorique est un produit de l'ère industrielle, mais ni Marx, ni même Lénine, ne pouvaient imaginer le vertigineux emballement des techniques, car ils appartiennent encore au xixe siècle. Le pouvoir des machines est devenu en quelques années inévaluable ; les structures administratives et sociales se modèlent de plus en plus sur celles des trusts, la classe savante et technicienne formant partout une bureaucratie organisée qui légifère cent fois plus que les Parlements et les partis. Comme il n'est rien de plus aisément imitable ou transmissible que les méthodes et les techniques, comme on peut affirmer qu'elles n'ont pas de patrie ni de langage national, on f, rédit avec assurance leur extension rapide à ensemble de la terre. Initier un primitif à la culture occidentale, c'est chimère; lui ap~rendre à conduire une machine ne fait pas difficulté. Très plausible est aussi l'idée que les traditionnelles différences politiques et sociales perdent rapidement de leur importance, et que ceux qui ne s'en aperçoivent pas risquent fort d'être dupes des mots et des formules. Reconnaissons, pour mieux préciser, que la technocratie moderne opère la synthèse de tout ce qui depuis un demi-siècle s'appela rationalisation, fordisme, taylorisme, dirigisme, planisme, organisation centralisée de l'État, et que la convergence de tant d'éléments équivaut à une révolution, à la plus radicale peut-être de toutes celles qu'a connues l'histoire. Parmi les signes, très nombreux, qui enregistrent cette vaste BibliotecaGino Bianco 7 transformation, notons ceux qui corrigent par exemple l'image désormais rétrospective et presque légendaire du libéralisme anglo-saxon. Il y a beau temps que l'Angleterre n'est plus, comme on disait, une aristocratie de juges de paix, mais c'est sous nos yeux que les comités d'experts ont fait de l'hôtel de Downing Street, bien plus que du Parlement, le centre moteur de la vie nationale, de cette vie dont les observateurs déclarent qu:elle s'américanise chaque jour davantage. Aux Etats-Unis l'action politique courante n'est plus guère qu'une pièce à grand spectacle dont la portée pratique est des plus limitée ; l'Administration fédérale, en liaison avec les Instituts de la conjoncture, assume un rôle prépondérant. Quant à la Russie soviétique, puisqu'on ne peut manquer de revenir vers elle, il est savoureux de penser qu'elle vit de ce que Marx appelait le surprofit capitaliste et qu'elle a inauguré dans l'histoire du monde le règne absolu, non pas certes du socialisme ou du communisme, mais du planisme étatique. Ces faits majeurs, tant d'autres qu'allègue M. Ellul, tant d'autres encore qui s'ajouteraient à la liste, constituent un suffisant hommage à cet organicisme technique qui paraît souvent fonctionner selon ses lois propres et ne se donner d'autre fin qu'ordonner pour ordonner, produire pour produire, sans aucun souci de l'homme et encore moins des structures sociales. Qu'il faille donc réviser une dialectique périmée ou, ce qui revient au même, donner une place accrue à Saint-Simon, nous en conviendrons volontiers. Gardons-nous pourtant de laisser s'enflammer notre imagination anticipatrice, laquelle trop souvent se borne à extrapoler ou à prolonger la courbe. Il n'est pas du tout démontré que l'extension universelle de la technocratie pianiste soit désormais le seul programme concevable ou la seule réalité positive, ni qu'elle puisse s'accomplir sans être marquée par des fluctuations ou des régressions d'une grande amplitude. La sagesse relativiste doit se fonder sur des raisons dont quelques-unes sont tout à fait élémentaires. Bien que la technique ne se confonde pas avec ses applications industrielles, elle participe forcément de leur évolution. Or personne ne peut dire ce que seront dans les années à venir les sources d'énergie, l'outillage mécanique, l'aménagement des usines. A supposer que le charbon, puis le pétrole, cèdent le pas à de nouvelles puissances, comment prévoir les suites ? Quels pays monteront ou descendront ? Les usines seront-elles concentrées ou dispersées, érigées en des combinats bien plus colossaux que ceux d'aujourd'hui ou dispersées en d'innombrables ateliers régis par des centres d'automation ? Sans doute on pourra dans tous les cas proclamer que la technique se rit des théories politiques et fait éclater les systèmes, mais cela n'ira pas sans crise ni peutêtre sans des réactions passionnées contre une

8 puissance aveugle qu'il faudra discipliner ou dompter. Croire qu'elle poursuivra inexorablement son action, c'est vraiment trop accorder au fatalisme. Il y a plus. Nous voyons bien que la technique pèse de tout son poids sur la politique et contribue fortement à modeler les sociétés ; cependant il nous paraît bien trop simple de tout lui subordonner, de nier l'inégalité des résistances et l'importance des réciprocités. Les différences entre les démocraties libérales et les régimes totalitaires, entre les idéologies et les civilisations, ne sont pas tellement effacées par le rouleau compresseur de la technique qu'on puisse s'en désintéresser pour comprendre. Bornons-nous, là encore, à peu de mots. Qu'une centrale électrique soit la même dans la vallée du Tennessee que dans l'Oural, qu'elle détermine les mêmes méthodes de distribution, et même une certaine forme d'administration générale, soit; il n'en est pas moins vrai que l'emploi de la technique ou des techniques est infléchi en des sens divers selon les mœurs, les institutions, les préférences politiques, les legs de l'histoire. Nous ne savons que trop ce que sont, du point de vue de l'efficacité ou du rendement, les faiblesses des démocraties occidentales et des États-Unis, quelle y est la part du gaspillage, du luxe inutile ou démoralisant, de l'oisiveté, de la futilité, du stérile embourgeoisement ; mais nous savons aussi que ce déplorable désordre est la rançon de nos libertés, nous flottons entre le désir de les conserver et l'appel à un ordre juste qui serait plus contraignant, nous vivons en une complexité qui garantit encore les droits de la personne humaine. En sens inverse, le communisme russe et plus encore le communisme chinois sacrifient l'homme à des obsessions techniques et à la volonté de puissance, toute récompense se trouvant reportée en un futur idéal qu'on se garde de définir avec précision. Dans les deux mondes qui s'affrontent, la technique demeure donc servante, bien qu'elle prétende à la direction; ses modes et ses formes sont identiques, ce qui n'empêche pas qu'elle s'intègre à des composés très dissemblables, qu'elle reçoit l'empreinte d'une éthique, d'une culture, d'une vie nationale, d'un régime. L'heure n'est pas venue de l'homogénéité; tout compte fait et dans l'état présent des choses, on ne peut que s'en louer. UN MARXISME d'ailleurs . fort mal compris a créé sans même le chercher en des bourgeoisies veules et paresseuses un complexe d~ résign~t~on, de peur e~ ?<: curiosité qui leur fiut cons1derer comme mev1table l'avènement du communisme. Nietzsche dépeignait déjà cette plaintjve abdication en la dernière partie de son Zarathoustra. Il ne faudrait pas que le mythe Biblioteca Gino B1anco LE CONTRAT SOCIAL de l'omnipotence technique vienne maintenant justifier l'aboulie, l'abandon à des forces qu'on déclare engendrées d'elles-mêmes et, si l'on · peut dire, promues par artifice à la dignité de lois naturelles Aussi loin que peut porter dans le temps et dans l'espace le regard d'un observateur raisonnable, les oppositions et les menaces subsistent, exhortant les peuples libres à la vigilance et à la cohésion. Sans revenir sur toutes les questions qui constituent l'enjeu des négociations entre l'Empire soviétique et les démocraties occidentales, il ne sera pas inutile de nous tourner vers un secteur où le problème des emplois de la technique et de son influence politique se charge d'une intense signification. L'année 1959 aura vu naître, après des discussions qui n'ont pas fait grand bruit ni requis beaucoup de temps, un traité de coexistence pacifique applicable au continent antarctique et qu'ont signé douze puissances, parmi lesquelles Etats-Unis et Union soviétique. Ce n'est pas négligeable et, puisque les choses en sont là, il est permis de voir en cette convention le prototype de celles qui vaudront un jour pour l'espace interplanétaire et la Lune. En somme, tout se passe à merveille tant que la collaboration scientifique et technique s'exerce sur des déserts ou dans le vide ; les esprits chagrins ne manqueront pas de demander si la découverte au pôle Sud, par exemple de riches gisements d'uranium, ne remettrait pas en question les arrangements qui viennent d'être conclus, mais cette remarque désobligeante ne ferait que poser avec plus de précision le problème vers lequel nous avons ~arché au prix d'un détour plus apparent que reel. Personne ne conteste que la politique des grandes puissances industrielles est aujourd'hui commandée dans une large mesure par ce qu'il est convenu d'appeler l'aide aux pays sousdéveloppés ; il en sera notamment parlé lors de la future ou prochaine conférence « au sommet ». Les hommes n'étant pas parfaits, on est excusable de croire que les bonnes intentions des riches ne sont pas exclusivement dictées par des maximes évangéliques ou le sentiment d'une solidarité mondiale ; en fait, et si bienfaisantes que puissent être les,initiatives à prendre, il s'agit bien d'accélérer et de généraliser la mise en valeur des immenses z~nes où la yie ~st demeur~e archaï9:ue. Les orgamser, les eqwper, les mdustrialiser c'est, dit-on, le seul moyen de tirer de leur misère des plèbes faméliques ; mais c'est le seul aussi de faire fonctionner à plein le colossal appareil de production dont disposent certains, et de relancer l'économie mondiale en une nouvelle phase d'expansion. Ainsi défi.nie,la question paraît d'abord relever des techniciens qui, conquistadores et missionnaires à la fois, iront établir leurs derricks en plein Sahara et leurs barrages dans !'Himalaya. Tout serait relativement simple si l'on opérait sur la table rase, sur un continent de roc et de

L. EMBRY glace, ou parmi des populations indifférenciées qu'il suffirait de dénombrer. Mais on voit bien qu'il n'en est rien et qu'on ne se débarrasse pas si aisément de la politique. Le technocrate qui voudrait faire prévaloir ses méthodes se perd, ou du moins tâtonne, dans une réalité très complexe, en des masses humaines travaillées par des aspirations violentes et confuses, exposées à des sollicitations antagoniques, placées en des secteurs dont on se dispute la domination. Le sabbat recommence; disons plutôt qu'il n'a . . , Jamais cesse. Si les peuples sous-développés n'étaient que des fictions économiques, il leur importerait peu que les capitaux, les ingénieurs et les machines destinés à transformer leur condition leur vinssent de l'Est ou de l'Ouest, les centres industriels n'ayant eux-mêmes qu'à choisir, selon la loi de l'efficacité, des clientèles interchangeables; mais on voit bien que ces hypothèses se dissolvent dans l'abstraction. Reste à considérer une fois de plus le planisphère tel qu'il est, à voir se dresser les énormes reliefs par quoi s'expriment les puissances rivales des USA et de l'URSS, à situer sur un autre niveau, sur des niveaux inégaux, l'Europe, la Mandchourie, le Japon, à répartir autour de ces montagnes des peuples très divisés entre eux, ivres d'impatience ou de colère, secoués par la fièvre nationaliste ou même, déjà, les ambitions impérialistes, travaillés par des propagandes multiformes. L'enjeu du siècle, n'est-ce pas d'abord l'introduction de structures nouvelles en cette pâte humaine qui fermente, la surveillancede l'opération qui l'appelle à d'autres modes d'existence ? Problème technique si l'on veut, mais en un sens qui englobe finalement toute la politique. Au reste, il est maintenant banal de dire que le communisme table sur cette chance que lui offre la conjoncture; s'il confond sa cause avec celle de la technique, c'est parce qu'il croit ainsi donner son plein élan à la guerre subversive, attirer vers lui les prolétariats d'Asie, d'Afrique et de l'Amérique du Sud, condamner à l'isolement, à l'asphyxie économique, à la capitulation, les forteresses du capitalisme semi-libéral. Tant qu'il se croit assuré de l'emporter à bref délai, il lui en coûte peu de se montrer conciliant en paroles et même, à l'occasion, de faire des concessions qui ne touchent pas au fond des choses et dont on peut se glorifier auprès des foules crédules et simplistes. PRENONS-EN donc notre parti ; une sorte de re-colonisation technique, plus ou moins acceptée ou réclamée par ceux 'qui aspirent à l'indépendance nominale et aux avantages matériels de la vie moderne, est en cours sur la plus grande partie des continents. On peut rêver d'une association entre ceux que leur supériorité .Biblioteca Gino Bianco 9 scientifique et industrielle désigne pour diriger cette mutation ou bien, comme dans l'Antarctique, d'une équitable répartition des champs d'activité; mais c'est présentement chimère et l'on revient donc aux dures exigences d'une compétition dont le développement commande le destin des peuples libres. Ce serait alors commettre une erreur mortelle que se fier à la seule qualité technique des machines et des méthodes, comme si tout devait se régler entre commerçants, ingénieurs et banquiers ; la marchandise importe moins que le pavillon sous lequel elle se présente, que l'idéologie dont elle s'enveloppe, que la nuance morale de l'accueil. Il se pourrait que la technique elle-même fût en dernière analyse enrobée dans la propagande, soumise à des attractions et à des répulsions que les chiffres ne sauraient exprimer. De ce point de vue les communistes avaient quelque droit de se donner partie gagnée. Ne disposaient-ils pas, ne disposent-ils pas encore, de l'arsenal d'arguments fourni à bon compte par l'histoire vraie ou fausse de l'exploitation coloniale ? Il leur est facile de se présenter en tant que champions de l'anti-impérialisme et de convertir le sentiment de la souffrance injuste et humiliante en des phobies bien dirigées. Que la pénétration des propagandistes et des agents de tous ordres s'accomplisse en même temps à grande échelle, que les nationalismes afro-asiatiques soient parasités et tirés vers le pôle brillant que l'on montre, que les progrès industriels permettent, dans une mesure encore assez faible, l'octroi de crédits et la participation à la mise en valeur, tout cela en se conjuguant doit provoquer un glissement rapide sur une pente disposée avec art. Des petits manuels élémentaires de marxisme-léninisme jusqu'au noyautage des partis et des syndicats, jusqu'au lancement des fusées lunaires, se déploie une gamme de moyens d'action savamment mise au point par les techniciens, par les tacticiens de Moscou et de Pékin. Si l'on ajoute que les communistes utilisent sans vergogne et sans embarras un mélange explosif composé de formules marxistes, d'appels à l'émancipation, de démagogie nationaliste et de promesses technolâtriques, on est contraint d'avouer qu'ils disposent de très bonnes cartes et q_ue pour un Occidental l'inquiétude n'est pas irrationnelle. Cela posé, on n'en est que plus à l'aise pour constater que le cours des choses ne se réduit pas à un mouvement plus ou moins rapide 9iuiserait constamment dirigé dans le même sens ; l'impérialisme totalitaire marque des temps d'arrêt, connaît des échecs et des déboires. D'où l'on peut induire, mieux que par des analyses partielles, qu'il est gêné par des lésions internes ou qu'il rencontre des obstacles plus massifs que ne le comportaient ses prévisions. En dépit des vantardises qui sont un des moyens de la propagande, en dépit aussi des commodités inhérentes à la dictature, on sait que les plans russes et les « bonds en avant » des •

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==