A. PATRI Puisque nous accordons à M, c'est-à-dire aux quatre premiers postulats, le préjugé favorable de la consistance, ces propositions doivent être maintenant traitées comme des hypothèses de travail dont il s'agit d'apprécier l'efficacité, eu égard aux faits : M1. - Bien que tardivement exhumée, cette pierre de base de l'édifice marxiste en est aussi la pièce la plus résistante. Elle exprime une incontestable vérité de fait, attestée par toute l'expérience - subjective, objective - de l'humanité, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. Qu'en général l'homme soit mécontent, personne n'en doute. Il n'est pas nécessaire d'attribuer plus spécialement ce mécontentement au travailleur, à celui qui peine : en quelque système social que ce soit, celui qui commande de travailler, le maître, a lui aussi ses raisons de n'être point satisfait. Marx ne l'a jamais nié. D'une vérité aussi triviale le marxisme a tiré une doctrine de salut. Celle-ci s'adresse plus particulièrement aux serviteurs pris en masse, mais aussi aux maîtres pris individuellement, s'ils veulent se racheter. De là un prestige, une séduction qui n'ont point leur origine dans des raisons scientifiques, la vérité de fait invoquée au départ appartenant à l'expérience vulgaire. La question à laquelle le marxisme entend donner une réponse (cause et remède du mécontentement) est celle qu'avant lui posaient et entendaient résoudre les religions. L'occasion va se trouver d'examiner scientifiquement l'adéquation. M2. - Ce postulat paraît se prêter plus aisément à cette sorte d'examen, en tant que vaste hypothèse de travail pour l'investigation sociohistorique. On sait cependant que le collaborateur de Marx, après la mort du maître, a contribué à affaiblir la portée qu'on avait d'abord un peu naïvement prêtée à la grandiose construction du matérialisme historique : selon Engels, il y a toujours lieu de tenir compte de la réaction des superstructures sur l'infrastructure. A partir de là, il risque d'arriver à la grande hypothèse quelque chose de pire que d'être reconnue scientifiquement fausse : elle pourrait se trouver scientifiquement vide de sens. Par quelles expériences prétend-on isoler les facteurs, déterminer leur poids respectif, afin de vérifier l'assertion d'Engels selon laquelle l'action de l'infrastructure économique dépasserait toujours la réaction des superstructures ? Les marxistes qui, de nos jours, font appel aux catégories « holistes » empruntées à une autre philosophie et espèrent se tirer d' affaire en parlant confusément de «totalité» des facteurs, noient le poisson après l'avoir vidé. Il demeure qu'en renonçant au caractère grandiose de la construction initiale, on pourrait obtenir des résultats raisonnables en recommandant sim• plement à l'historien sociologue de ne pas négliger les aspects (non les facteurs) économiques et sociaux du sujet étudié. A ce prix, beaucoup auraient fait du matérialisme historique sans le savoir et sans être passés par le catéchisme : Biblioteca Gino Bianco 379 Marx lui-même ne se reconnaissait-il pas des précurseurs « bourgeois » ? Mais, si l'on se reporte à l'hypothèse qui prétendait trancher du même coup une question de philosophie générale réduite à l'alternative du matérialisme et de l'idéalisme - alternative d'ailleurs sommaire et incomplète quant à l'histoire des idées, - on reste loin de compte. Devant l'impossibilité reconnue d'isoler les facteurs, il appartiendrait aux marxistes de faire valoir que, comme en d'autres cas, il pourrait ~e ~rouver des conséquences vérifiables, au moins indirectement, de la grande hypothèse. Accordons-le. D'où vient alors que de nos jours, dans les pays qui se prétendent socialistes, la superstructure politique - l'État - entende « comJ?ander _» par le moyen du plan l'infrastructure economique ? MB en tant que réalisation pratique. infirmerait-il M2 en tant qu'hypothèse théorique ? Ou bien serait-ce là « le saut du royaume de la nécessité dans celui de la liberté » mystérieusement prophétisé par Engels ? Faute de lunettes à double foyer philosophique, on n'y voit plus très clair : il semble que l'on se trouve devant un renversement du matérialisme en idéa- - lisme, après celui de l'idéalisme en matérialisme dont on a fait gloire à Marx. Plus prosaïquement on demandera, s'il y a saut dans le royaume de la liberté, de quelle liberté il s'agit. Celle du roi ? La question concerne M3 et M4. M3. - Il est avantageux de disjoindre intérieurement M3 ainsi que nous l'avons déjà suggéré. Selon Marx la collectivisation est nécessaire. Auguste Comte s'est félicité de « l'heureuse équivoque » de « nécessaire » qui signifie à la fois « inévitable » et « indispensable ». A d'autres égards, il faudrait la déplorer : nécessité n'est pas toujours vertu. La collectivisation met-elle fin à l'aliénation économique ? Les régimes collectivistes qui se sont constitués de nos jours ont pour doctrine que l'accumulation prime la consommation, c'est-à-dire qu'ils font vertu de la principale tare reconnue par Marx dans le fonctionnement. du capitaµsme privé à ses origines. Leur excuse, s1 excuse il y a, concerne les circonstances de leur apparition. Loin de pouvoir recueillir le bénéfice de l'héritage·- capitaliste en vue de la redistribution populaire des richesses accumulées par un père avare, ils auraient été amenés à se substituer au défunt dans l'accomplissement des tâches que lui reconnaissait l'auteur du Capital. C'est dire que là même où l'on croirait vérifier la justesse des prévisions marxistes, la vérification s'effectue à rebours, si l'on prend garde à la nature de l'hypothèse d'où a été tirée la prédiction. Pour être juste, il convient de reconnaître que la féroce exploitation du travail humain n'est pas la seule tare signalée par Marx dans le fonctionne~ent du capitalisme privé; l'autre est l'anarchie à laquelle devrait remédier la collectivisation. C'est l'anarchie qui condamnerait m me le capitalisme privé à périr infailliblement la
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