Le Contrat Social - anno III - n. 6 - novembre 1959

J. CARMICHAEL même, réalisée au nom de la « révolution socialiste u, contredisait de façon flagrante le dogme marxiste tel qu'il avait été interprété jusque-là par tous les partis socialistes. Ceux-ci estimaient qu'en admettant qu'un parti prolétarien pût saisir le pouvoir dans un pays retardataire, agraire, non industrialisé, ce parti ne pourrait pas pour autant instaurer le socialisme. Quoi qu'il en soit, une fois que les bolchéviks eurent entrepris de bâtir une société socialiste à l'encontre de tous les principes marxistes admis jusque-là, il arriva une chose que personne n'avait prévue, pas même les critiques les plus impitoyables du régime : les bolchéviks cessèrent d'être un parti d'intellectuels pour devenir un corps d'administrateurs. La transformation du Parti dans sa composition, sa mentalité et ses objectifs, résultait automatiquement d'une nécessité fondamentale : il fallait gouverner un immense pays doté d'une nombreuse population, et par-dessus le marché il s'agissait de résoudre les problèmes gigantesques posés par un programme d'industrialisation centralisée et planifiée. S'il nous est facile aujourd'hui d'apercevoir que cette évolution était inévitable, les protagonistes eux-mêmes n'en étaient pas conscients : peut-être étaient-ils peu disposés, inconsciemment, à en admettre le caractère inéluctable. Il n'est pas difficile de comprendre comment certaines inhibitions psychologiques pouvaient empêcher la reconnaissance de ce fait, pourtant évident, chez ceux-là mêmes dont la critique interne du régime était la plus lucide, par exemple chez les membres de l'opposition de gauche et de droite, de Trotski à Rykov. Les bolchéviks ayant pris le pouvoir en postulant que la révolution russe serait aussitôt soutenue - et sauvée - par la révolution de l'Europe industrielle, puis ✓ du monde entier, l'idée que ces postulats pouvaient ne pas se vérifier impliquait la reconnaissance de cette mainmise, réalisée par la minorité ~ bolchévique à l'encontre de tous les autres groupements politiques, comme une entreprise des plus hasardée. C'est ce qu'affirmaient les men-· chéviks. Les adversaires de la faction stalinienne étaient naturellement peu enclins à convenir que la dégénerescence « morale » de l'esprit de corps bolchévique en une éthique de bureaucrates prospères et envahissants était par là-même inévitable. C'est pourquoi, au plus fort des luttes intestines dan~ le Parti, qui culminèrent avec les purges sanglantes de 1935-38, il n'existait pas d'autres solutions pratiques bien définies. Faute d'en avoir proposé aucune, les adversaires de Staline donnaient aux masses l'effet de se confiner dans la théorie pure : d'où leur extrême vulnérabilité aux contre-attaques des staliniens. Si ces inhibitions esychologiques fournissent une explication plausible du manque de clairvoyance dont les adversaires bolchéviques de Staline firent· preuve à l'époque, elles n'aident nullement à comprendre pourquoi, même aujourd'hui, à plus d une génération de distance, on Biblioteca Gino Bianco • 341 continue souvent de croire que le Parti est toujours formé d'hommes de la même espèce. Il est cependant aisé de déceler la raison de cette « idéalisation » du régime soviétique qui fait, des communistes actuels, de fanatiques doctrinaires nourris de Marx. Le régime est en effet tenu de se penser dans les termes de sa propre mythologie, l'idéologie n'étant somme toute qu'une vaste rationalisation tenue pour vérité par ceux qui y souscrivent. Aux échelons les plus élevés, avant d'entreprendre la moindre démarche, on cherche - et bien sûr on trouve - des justifications doctrinales dans la volumineuse littérature du marxisme-léninisme. Les opposants les plus décidés ont puisé au même arsenal, tant il est vrai que chacun peut y trouver les armes qu'il recherche. Le régime soviétique se présente ainsi à tous, amis comme ennemis, sous les traits de son idéologie officielle. Après tout n'est-ce pas là la raison d'être de l'idéologie ? L'URSS << über alles>> LE TRAIT le plus frappant de l'évolution de la politique soviétique est sans doute l'apparition du culte de Staline en même temps que l'appareil du Parti était réduit à un rôle purement symbolique. Le centralisme démocratique avait représenté tout au moins l'idéal du parti bolchévique avant qu'il ne se transformât en un corps d'administrateurs. Sa liquidation sous le dictateur fut l'inévitable sous-produit de la combinaison du Parti et de la bureaucratie. Cette dernière s'accrut dans des proportions presque géométriques à mesure que les programmes de collectivisation et d'industrialisation prenaient plus d'extension ; son élévation se refléta dans les mœurs et les croyances de la société nouvelle. C'est le Parti et la bureaucratie, situés au sommet de la pyramide, qui ont édicté les normes de pensée de cette société. A cet égard, la théorie du communisme est toujours en vigueur : elle est une arme idéologique, un arsenal philosophique, un masque social et une image sainte pour une bureaucratie adonnée tout entière al.Lx tâches quotidiennes. Les considérations de théorie pure, qui étaient autrefois la marque du parti bolchévique aussi bien que celle des partis socialistes d'avant la Révolution, sont désormais reléguées au second plan. • La pierre de touche de la politique soviétique est donc devenue l'intérêt pratique de l'État et de sa-bureaucratie, plutôt que le r spect véritable des principes théoriques du marxisme. Cette subordination de la théorie à l'intérêt 1natériel a entraîné la transformation des partis communistes étrangers d'instrument de la révolution marxiste en soi en outils de la Realpolitik soviétique. Cela impliquait la suppres ion d la libr discussion dans tous ces partis et leur i11crp - ration dans un appareil sou ontr le dir t t exclusif du Kremlin.

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