revue historique et critique Jes /aits et Jes idées JUILLET 19S9 - bimestrielle - Vol. m, N° 4 MICHELCOLLINET. ....... . B. SOUVARINE ............ . PAUL BARTON ............ . YVESLÉVY.. .............. . SIURLEYWILLIAMS ....... . • La notion de prolétariat << L'affaire Toukhatchevski>> Despotisme et totalitarisme Les partis et la démocratie (Il) L'économie de l'Afrique L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE A. BENNIGSEN ............ . L'intelligentsia musulmane en URSS Problèmes de l'agriculture soviétique B. DELIMARS • • • • • • • • • • • • • • • DÉBATS ET RECHERCHES MMÉ PATRI. .............. . Sur << deux concepts de la liberté>> QUELQUES LIVRES ComfJlea renduspar N. VALENTINOV, AIMÉ PATRI, BRANKO LAZITCH, p AUL BARTON CORRESPONDANCE Le péril jaune • INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • Biblioteca Gino Bianco •
, • • ·Biblioteca Gino Bianco • • . , ' • • • • • •
• revue l,istorique et critique Jes /Aits et Jes iJles JUILLET 1959 - VOL. Ill, Net 4 SOMMAIRE Page Michel Collinet... LA NOTION DE PROLÉTARIAT........ ~......... 191 B. Souvarine. . . . . << L'AFFAIRETOU KHATCHEVSKI >>.. • . . • . • • • • . . • • • 197 PauI Barton ..... . Yves Lévy ......• Shirley Williams . 1 DESPOTISMEET TOTALITARISME . . . . . . . . . . . . . . . • 213 LES PARTISET LA DÉMOCRATIE (Il) . . . . . . . . . . . . . 217 L'ÉCONOMIE DE L'AFRIQUE . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . 222 L'Expérience communiste A. Bennigsen . . . . L'INTELLIGENTSIA MUSULMANE EN URSS........ 229 E. Delimars. . . . . . PROBLÈMESDE L'AGRICULTURE SOVIÉTIQUE. . . . 236 Débats et recherches Aimé Patri... . . . . SUR << DEUX CONCEPTS DE LA LIBERTÉ >>.. . . . . . 243 Quelques livres N. Valentinov. . . . LE SYSTÈMESOCIALISTEMONDIAL. Recueil d'articles par des économistes de démocraties populaires, etc. . . . . . . . . . . . . 248 Aimé Patri . . . . . . . LA POLITIQUEDE JEAN-JACQUESROUSSEAU, d'OLIVIER KRAFFT 252 Branko Lazitch . . . ESSAISURLE PHÉNOMÈNESOVIÉTIQUE, de PIERRE-C. PATHÉ . 253 IMRE NAGY, RÉFORMATEUR OU RÉVOLUTIONNAIRE ?, de MIKLOS MOLNAR et LAZLO NAGY . . . . . . . . . . . . . . . . . 254 Paul Barton . . . . . . MAO'S CHINA, d'IGAEL GLUCKSTEIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . 254 • Correspondance LE P~RIL JAUNE • • • • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255 Livres reçus • Biblioteca Gino Bianco •
. - . , OUVRAGES RECENTS DE NOS COLLABORATEURS - Maxime Leroy : Histoire des idées sociales· en France T. /. - De Montesquieu d Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery: Options philosophiques Lyon, Les Cahiers librès, 37, rue du Pensionnat. Raymond Aron : Immuable et changeante, de la ive à la ve République Paris, Calmann-Lévy. 1959. Denis de Rougemont : L'aventure occidentale de l'homme .. · Paris, Editions Albin-Michel. 1958. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. A. Rossi : Autopsie du stalinisme Postface de D. de Rougemont Paris, Éditions Pierre Horay. 1957. Branko Lazitch : Tito et la Révolution yougoslave ( /937-1956) Paris, Fasquelle. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Borton : L'Institution concentrationnaire en Russie (1930-1957) Paris, Librairie Pion. 1959. Emmanuel Berl : Les Impostures qe !'Histoire Paris, Grasset. 1959. ·Biblioteca Gino Bianco •
1'ev11ekistori'lue et critiqi,e Jes faits et des idées JUILLET 1959 Vol. III, No 4 'I LA NOTION DE PROLÉTARIAT par Michel Collinet EPUIS plus de cent ans, les mouvements socialistes et révolutionnaires ont utilisé le concept de « prolétariat », concept sociologique doué d'une puissante charge affective et évocateur de mystique révolutionnaire. Dans un texte célèbre, écrit sous l'influence du socialisme romantique français, Marx définissait le prolétariat comme « la décomposition de la société en tant que classe particulière », surtout comme « la décomposition aiguë de la classe moyenne», et l'assimilait à « une sphère [ayant] un caractère universel par ses souffrances universelles (...) en un mot la perte de l'homme » 1 • Et il concluait que l'émancipation du prolétariat serait celle de toute la société, le « regain complet de l'homme ». Dans cet esprit le prolétariat cessait d'être une classe malheureuse dont le réformateur devait chercher la disparition dans une société plus équilibrée ; il avait une mission historique, celle de devenir le Christ social sauvant l'humanité de la chute provoquée par le capitalisme industriel. Mais il n'était pas nécessaire d'adopter le marxisme pour constater que la condition prolétarienne s'identifie à la misère humaine des temps modernes. Toutes les écoles socialistes l'ont fait, y compris le socialisme chrétien. L'idée 1. Contribution à la critique de la pJ,i/o,ophi, du droit de He11/. Biblioteca Gino Bianco de «prolétariat» s'est donc entourée d'une aura sacrée où se symbolisait le combat d'une humanité malheureuse pour une vie meilleure. Elle ..déborde largement la classe ouvrière avec qui elle s'est historiquement confondue au temps de la révolution industrielle. De ce fait elle ne tient pas compte des métamorphoses de cette classe depuis cent ans et survit comme un mythe exprimant la solidarité des travailleurs, en dépit de leurs distinctions ou de leurs oppositions. De tout temps le « prolétariat » a désigné une classe sociale pauvre, sinon la plus pauvre, qui en vertu de sa pauvreté même est exclue de la société placée au-dessus d'elle. Chacun sait qu'il remonte à la royauté étrusque, lorsque Servius Tullius organisa la plèbe en centuries selon six catégories déterminées par le degré de richesse. Les cinq premières, payant l'impôt, constituèrent l'armée citoyenne et participèrent à la vie politique dans les comices centuriates. La sixième, celle des prolétaires, fut exclue de l'armée et des comices en raison de sa pauvreté; elle devint synonyme de honte sociale et, au dire des annalistes, rassembla la lie de la société. Cette exclusion du prolétariat n'est pas assimilable à celle des nombreuses classes qui, dans l'histoire, se sont situées en dehors des sociétés fermées, comme la cité médiévale et la société féodale où l'admission résultait soit d'une cooptation, soit d'un droit héréditaire. La plèbe romaine et la société
192 LE CONTRAT SOCIAL .Les D.roits de l'homme ignorent l'idée d'association et les Constituants la repoussent comme contraire à la liberté et à la souveraineté nationale. La loi Le Chapelier qui interdit les « coalitions » bourgeoise sont des sociétés ouvertes dont les classes, ignorant les interdictions légales, ne dépendent que de la position économique plus ou moins changeante de leurs membres. ··· comme · attentatoires aux droits de l'homme est .pénétrée des concepts de Rousseau sur la « volonté · générale » : les « coalitions » comme les partis sont autant . de « volontés particulières » qui s'interposent entre le citoyen et l'État et peuv~nt fausser la « volonté générale». Il manque pourtant à ces thèmes abstraits le lien affectif, cher à Rousseau, qui ne peut guère exister que dans de petites sociétés fermées, des cités ou des tribus. La « volonté générale» se réduit en effet au vouloir despotique de l'État, auprès duquel « la société n'est que poussière » (Proudhon). Et ainsi l'ironie de l'histoire veut que la loi Le Chapelier, d'inspiration· rousseauiste, reproduise lès termes d'un édit royal de 1539 dirigé contre les coalitions ouvrières et perpétue l'absolutisme régalien dans les relations humaines. AVEC l'avènement du capitalisme industriel, le prolétariat moderne est devenu « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » dont parlent les saint-simoniens; sa condition politique et sociale est cependant antérieure à la grande industrie : elle procède des idées physiocratiques dont se réclamaient Constituants et Conventionnels sous la Révolution. La Déclaration des droits de l'homme érige la propriété en un droit naturel et imprescriptibl~, sans doute pour éviter qu'un monarque ou l'Etat ne se proclament, comme le fit Louis XIV, le maître des biens de ses sujets. Le principe de la propriété individuelle, avec ses trois attributs class_iques, d'usage, de jouissance et de disposition, est placé hors du droit positif, et fait ainsi figure de protecteur de l'indépendance du citoyen et des empiètements du pouvoir. Un individu dépourvu de ressources suffisantes n'a pas l'indépendance requise pour devenir citoyen. Telle est la justification théorique des constitutions censitaires de la France pendant près de soixante ans. Il est clair que la Charte de 1830 est bien davantage inspirée par la crainte du peuple et de son esprit républicain que par l'exégèse de Montesquieu, qui déniait aux ouvriers la possibilité ~ d'avoir une patrie_; mais chez les bourgeois révolutionnaires de 1791 ou 1795, il s'agissait plutôt de déterminer quelles classes étaient vraiment représentatives de la nation. En disciple intransigeant de l'école physiocratique, Dupont de Nemours limitait les classes actives de la nation aux propriétaires fonciers et aux fermiers ; il excluait donc du corps électoral non seulement les ouvriers, mais les industriels, les financiers et les négociants, assimilés à. des apatrides: -de par leur profession. Cette assimilation de la citoyenneté politique à la propriété terrienne ·trouve sa source et dans la tradition romaine, ·et daris- 1~ dogme des physiocrates. On peut sè demander si, aujourd'hui encore, ce concept ne survit pas plus ou moins consciemment dans l'esprit de parlementaires généralement classés à droite. En outre, le préjugé physiocratique ne prédisposait guère les législateurs révolutionnaires à prévoir une prochaine révolution industrielle qui ferait du prolétariat une force sociale sans rapport avec celle du XVIIIe siècle, dans laquelle ils ne voyaient qu'urie séquelle des temps médié.:. vaux, limitée à certains métiers·. Cependant là Révolution consolida un prolétariat au, sens romain -du terme, c'est-à-dire une classe de citoyens passifs exclus de la communauté ·politiqüe par l'insuffisance de leurs ressources matérielle~;. · BibliotecaGinoBianco Cette loi pouvait se justifiçr, du moins dans l'abstrait, si elle avait été appliquée à des citoyens participant activement à la formulation de la « volonté générale » ; m~s son but principal étant d'empêcher les ouvriers de se concerter, elle concernait une classe exclue de la société politique et par conséqueµt étrangère à la mythique « volonté générale» des Constituants. Ainsi, longtemps avant le développement industriel, la Révolution confirmée par les codes Napoléon 2 -constituait un prolétariat ouvrier, extérieu_r à.- .la communauté politique. Le droit de coalition lui était· interdit, celui d'organisation limité par tolérance ·aux seules sociétés de secours mutuels ; enfin ·.i.l était diminué civilement 3 dans ses rapports avec les employeurs. De telles dispositions devaient être à l'origine de la guerre civile presque permanente qui opposa au xrxe siècle le prolétariat et la bourgeoisie. Qu'elles aient eu un caractère néfaste, il suffit p<;>urs'en convaincre de comparer l'évolution respective . des prolétariats français et anglais. En France, de terribles convulsions sociales ou politiques ; en. Angleterre, après l'obtention des droits d'organisation et de coalition en 1825, l'agitation légale des·. syndicats ou du chartisme. Les deux insurrections lyonnaises, destinées à faire respecter une convention collective et à protester ~ontr~ ·1a dissolution d'une organisation mutualiste, ill1:1strent le caractère explosif des rapports entre le prolétariat français et la société bourgeoise. Le terme de « prolétaire », Blanqui le définit comme « la profession de 30 millions de Français qui vivent de leur travail et sont privés de . droits politiques »4 • La révolution de 1848 instaura _ces droits·· politiques · mais il fallut 2. Art. 414_,-415 et 416 du Code pénal. 3. Art. 1780 et 1781 du Code civil. -, · · -· ·4~-Réponse de ·Blanqui au tribunal qui lu1 demandait sa profession (Procès des Quinze, janvier 1832).
M. COLLINET attendre 1864 et I 884 pour que les droits de coalition et d'organisation professionnelle soient enfin reconnus. * "" "" LA RÉVOLUTION FRANÇAISE avait maintenu l'existence d'un prolétariat au statut comparable, mutatis mutandis, à celui de la Rome antique. La révolution industrielle lui donne, dès la première moitié du xix0 siècle, un caractère nouveau, sans précédent historique. Le prolétariat n'apparaît plus alors comme une simple séquelle du passé, mais comme le fondement de la nouvelle société industrielle. Dès 1819, Sismondi soutient, contre les économistes libéraux et optimistes de l'école de J.-B. Say, que la prospérité capitaliste crée une misère d'autant plus ressentie moralement et physiquement qu'elle s'accompagne d'une opulence croissante dans les classes non prolétariennes. « Le changement fondamental survenu dans la société (...), écrit-il, c'est l'introduction du prolétaire parmi les conditions humaines » 5 , non un prolétaire du type romain, plus ou moins à la charge de la société, mais d'un type nouveau aux dépens de qui vit la société. Après avoir analysé le mécanisme de la production déjà décrit par les libéraux, il s'attaque à celui de la répartition et en montre les contradictions, dont la principale est la sousconsommation du prolétariat. Celui-ci n'est pas seulement un producteur enchaîné à une tâche exténuante, c'est en même temps un sous-consommateur des produits qu'il fabrique. Toutes les enquêtes effectuées entre 1830 et 1848 ont confirmé ce fait capital : la masse des ouvriers non qualifiés, hommes, femmes et enfants, est incapable de racheter les produits industriels. Son salaire est plus qu'absorbé par l'a]imentation et le logement. En d'autres termes l'ouvrier, déjà exclu de la société politique et de l'organisation sociale, l'est aussi du circuit des biens industriels de consommation. Il est donc prolétaire au triple point de vue politique, social et économique. Il n'est dans la société qu'un producteur qui vend sa force de travail pour un ~a]aire ; il n'a de lien avec elle que d'ordre exclusivement fonctionnel. Cette participation n'étant morale ou sociale à aucun degré, elle est cause de revendications, sinon de passions révolutionnaires. Louis Reybaud, créateur du type de Jérôme Paturot, la décrit • • a1ns1 : C'est dans le régime même de la manufacture que ces passions ont pris naissance et s'alimentent, malgré les règlements, malgré les amendes, malgré le silence imposé et les servitudes multipliées jusqu'à la minutie, ou plutôt à raison de ces servitudes, de ce silence, de ces amendes ou de ces règlements 6 • S· Étude, sur r,conomie politique. • 6. De la condition dei oufJrier1 m 1oi, (18.59). Biblioteca Gino Bianco 193 La situation contradictoire et par conséquent explosive du prolétariat industriel provient de cette ambivalence vis-à-vis de la société bourgeoise. Il se trouve à l'intérieur de cette société sur un plan fonctionnel dont le caractère pénible et humi]iant, sinon inhumain, a été largement démontré; il en est à l'extérieur sur le plan social ; et son existence humaine, physique et morale, est soumise aux caprices du marché où se jouent le niveau des salaires et l'emploi. Il serait inexact cependant de qualifier le prolétariat de masse indifférenciée, de « décomposition de la société », comme l'écrit Marx, soucieux d'y voir l'élément négatif de sa dialectique. Cela est sans doute vrai des ouvriers à domicile, des. tisserands ruinés dont s'inspira Gerhart Hauptmann dans son drame célèbre, mais cela n'est déjà plus exact des misérables qui, venus des campagnes pauvres et trop peuplées, affluent vers les nouvelles industries urbaines et y recomposent la souche sédentaire de la future classe ouvrière. Cela est encore plus faux pour l'élite des ouvriers qualifiés et cultivés que l'on rencontre autour d'un journal comme l' Atelier de Buchez ou dans les groupes républicains dont parle Martin Nadaud. Le prolétariat n'est pas une classe homogène mais, comme le dit Audiganne 7 , une nation à côté de l'autre; une nation sans propriétaires où se côtoient une élite ouvrière et des vagabonds mi-travailleurs, mi-mendiants, une nation qui dans l'ensemble se sent étrangère et hostile à la classe bourgeoise. Cette bourgeoisie ne s'entoure d'aucune barrière juridique ou religieuse, elle constitue une classe ouverte dans l'espace et dans le temps. Malgré ses prétentions libérales, elle n'échappe pourtant pas plus qu'aucune société antérieure à la polarité traditionnelle entre les deux formes du sacré. Fondée sur la propriété qui est la source de ses droits, elle en fait, suivant une expression de Thiers, « une institution sainte et sacrée » 8 , issue de la nature elle-même, et un rempart mystique de sa civilisation. Toute atteinte à cette propriété, même la simple limitation par voie fiscale, lui paraît sacrilège et suscite une réaction qui explique les tragédies sociales du siècle. La revendication ouvrière, si modérée soit-elle, suscite sa crainte ou son hostilité parce qu'elle émane d'un milieu étranger à ses valeurs. Au lendemain des événements lyonnais, le Journal des Débats écrivait : « Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase, ni dans les steppes de la Tartarie, ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières 9 • » Et plus tard, parlant des prolétaires anglais de 7. Le, Populations ouvriires de la France. 8. De la propri4t, . 9. 8 d~cmbre 1831. Cit~ par F. Rude : L, Mouv,mmt ouvrier d Lyon . •
194 · l'époque chartiste, l' écrivain réfarmateur Buret disait d'eux : Isolés de la nation, mis en dehors de la communauté sociale et ·politique, seuls avec leurs besoins et leurs misères, ils s'agitent pour sortir de cette effrayante solitude et, comme les barbares auxquels on les a comparés, ils méditent peut-être une invasion 10 ! Ces cc barbares» n'avaient nul désir de se livrer à un nouveau sac de Rome. Sans être tous insensibles aux grandes utopies des socialistes romantiques, ils voulaient d'abord s'intégrer dans une société démocratique, y acquérir des droits politiques et y créer des associations qui eussent fourni à leur liberté d'opinion et d'action une base sociale indépendante de toute propriété des moyens de production. * ,,.,,. LA NOTION historique de cc prolétariat », qui signifie exclusion du corps social, soumission à celui-ci et indigence, disparaît quand l'intégration à une société démocratique a lieu simultanément sur les trois plans politique, social et économique. Ce fut là le but commun des socialistes à leurs débuts, quelles que fussent leurs attitudes pour l'atteindre. S'attaquant à la propriété capitaliste, ils devaient en un siècle lui arracher son caractère de fétiche et son auréole, sans réussir cependant à la détruire dans les· nations industrielles. L'intégration politique et sociale du prolétariat à la société a commencé, en Europe, peu après la secousse révolutionnaire de 1848; elle a tout d'abord revêtu un aspect plus formel que réel, caractérisé à des degrés divers par l'obtention du suffrage universel, de la liberté de coalition et du droit syndical. La manière dont les ouvriers ont obtenu ces différents droits et la chronologie des événements ont une importance considérable pour la compréhension des particularités nationales du processus d'intégration. En France, le suffrage universel a existé avant les libertés syndicales et son caractère foncièrement individualiste en a été accentué. Appliqué à une époque où la classe ouvrière ne pouvait se constituer en force organisée, il en a perpétué l'état de dispersion et provoqué par ses résultats décevants une désaffection qui fut longtemps la caractéristique du mouvement ouvrier. C'est le contraire qui eut lieu en Belgique : les syndicats et les coopératives y ont précédé de plus de trente ans le suffrage universel. Le droit de suffrage y fut une acquisition de la force ouvrière, une conquête difficile et lente d'un parti qui rassemblait la totalité des organisations prolétariennes. Ce parti fut soutenu dans son combat par la vieille tradition communaliste d'indépendance orga- . 10. De la misère des classes lab()rieuscs en Angleterre et en France (1840). · BibliotecaGinoBianco LB CONTRAT SOCIAL nique et morale vis-à-vis du souverain ; sous sa pression, la société libérale se transforma en démocratie. La Suède suivit une évolution parallèle : la ; onquête de la démocratie y polarisa l'activité syndicale et politique des ouvrier§ pendant cinquante ans, à l'issue desquels l'Etat devint leur chose. C'est là incontestablement que l'intégration est la mieux réalisée : d'abord par l' accord du patronat et du salariat, éliminant grèves et lock-out, ensuite par la nature contractuelle des relations sociales qui impliquent fort peu d'interventions autoritaires de l'Etat, enfin par la capacité des travailleurs à créer ce qui leur est nécessaire dans la vie quotidienne. A la jungle du xix0 siècle la Suède a substitué la coexistence pacifique entre des classes ouvertes.· La démocratie y procède de l'équilibre de forces sociales solidement organisées et garantes de la liberté individuelle. En Allemagne, l'intégration a été le fait du prince, c'est-à-dire de Bismarck, et a coïncidé, à une décennie près, avec la naissance d'un prolétariat industriel. Dans les années 60, peu après la suppression des corporations, la liberté de coalition a vu le jour, ainsi que le suffrage universel et les syndicats et partis ouvriers. Vingt ans après, le premier systèI!).e d'assurances sociales y était instauré, dont l'Etat assurait la gestion. Il est apparu par la suite que la classe ouvrière allemande, fortement encadrée, était devenue un des piliers de l'État plutôt qu'un moteur de la démocratie : plus proche de Lassalle que de Marx, cette classe ouvrière n'a jamais cessé de croire à la mission économique et culturelle de l'État, même quand celui-ci n'était pas précisément une émanation de la démocratie. En Angleterre, où l'élite des ouvriers qualiff és pratiqua après 1848 un trade-unionisme paisible, le suffrage universel fut octroyé par un gouvernement conservateur, vingt ans après l'échec assez piteux de l'agitation chartiste. Le mouvement ouvrier, d'abord replié sur lui-même et gardien jaloux des privilèges de métiers, sut s'ouvrir, à la masse ouvrière non qualifiée et · transformer ultérieurement l'État ·en une Providence régulatrice de l'emploi et du niveau de • vie. 11 faut se garder de sous-estimer la période de transition, généralement fort longue, qui sépare le prolétariat des débuts de la révolution industrielle et les classes salariées contemporaines de l'automation. La conquête de droits politiques et sociaux n'a été la plupart du temps que le prologue à l'intégration réelle. Le cas de la France est à cet égard typique. Le syndicalisme n'y est devenu une force permanente qu'après 1936, c'est.;..à-dire un demi-siècle après avoir reçu son existence légale. Entre temps, la lutte de classe n'avait pas désarmé, alimentée à la fois par •les souvenirs de l'épqque révolutionnaire et par les structures figées de la classe ouvrière
M. COLLINET aussi bien que de la bourgeoisie. Un trait remarquable de la situation française est l'ambivalence des sentiments ouvriers vis-à-vis de l'État. La tradition jacobine veut que l'État administratif soit responsable de la sécurité et du niveau de vie des travailleurs; mais la même tradition fait qu'ils considèrent l'État .politique comme un ennemi à qui l'on doit arracher des concessions. Ce trait s'est d'autant plus accentué que l'État est devenu le plus puissant des employeurs en même temps d'ailleurs que le plus inerte; cette situation crée une extrême conf usion dans les rapports entre l'État et ses millions de salariés. Aux États-Unis, cette même période de transition a été démesurément allongée du fait de l'immigration. Il n'y avait guère de prolétariat au sens où nous l'avons défini, à une époque où les ouvriers français dressaient des barricades. L'existence des droits politiques et d'association, la présence de la «frontière» et l'absence de structures aristocratiques en contrariaient la formation. Mais dans la seconde moitié du x1xe siècle, l'immigration a engendré un. prolétariat toujours provisoire mais constamment renouvelé, ce qui suffit à expliquer les extraordinaires difficultés d'organisation des travailleurs américains, soumis en même temps à la pression des émigrants et au « talon de fer )> du capitalisme. Il faut attendre la fin de l'immigration massive, puis la grande crise de 1929 et sa conséquence, le New Deal de Roosevelt, pour voir se dessiner une véritable intégration du salariat dans la société américaine. Le big labor devient une puissance qui équilibre le big business et intervient dans la politique intérieure et extérieure de l'Union. LES CONSIDÉRATIONS précédentes n'auraient aucune valeur si l'on ne tenait pas compte des réalités différentes qui se dissimulent sous l'expression de classes salariées. Au siècle dernier le salariat s'identifiait avec la classe ouvrière et celle-ci avec le prolétariat. L'ouvrier qui alors s'attaquait à la matière pour lui donner forme utile devait avoir le « tour de main », c'est-à-dire une main «pensante» pour paraphraser Spengler. De l'ouvrier moderne on peut dire qu'il a une vue « pensante », dans la mesure où il est le surveillant d'une machine automatique, une macQine qui remplace sa main et même beaucoup d'autres mains. Entre ces deux types d'ouvrier, il y a peu de traits communs, tant dans leurs relations sociales que dans leur dépense énergétique même. En outre, le xxe siècle a vu naître une autre catégorie de salariés, une catégorie] envahissante, à la mesure des progrès industriels : la classe moyenne salariée, qui ne connaît la matière travaillée que dan!il les abstractions du langage, des épures ou des chiffres. Par son genre de vie et souvent par sa position hiérarchique, elle iblioteca Gino Bianco • 195 s'interpose entre les classes ouvrières et dirigeantes et comble la faille qui séparait auparavant prolétaires et possédants. Elle jette un pont entre les deux anciens pôles de la société libérale. Elle élimine une dichotomie originelle et permet ainsi à la démocratie de vivre autrement que dans les textes constitutionnels. Mais si le pôle prolétarien tend à disparaître, le pôle bourgeois s'est métamorphosé aussi. La propriété a perdu son caractère sacré quand elle a cessé d'exprimer par sa seule existence la sécurité et le prestige de son détenteur. Guerres et crises l'ont laminée; elle en est sortie sous l'habit neuf d'une fonction sociale particulière ; à l'instar de toute autre fonction elle doit justifier son utilité et son efficacité. Dans la grande entreprise, elle est séparée de la gestion et s'est dépersonnalisée. Répartie sous sa forme mobilière dans la classe moyenne, la propriété ne suffit pas à en faire une classe oisive. La puissance et le prestige individuels, qui étaient ses attributs naturels et qui règlent la hiérarchie sociale, se trouvent aujourd'hui reportés sur, la fonction exercée, que celle-ci procède de l'Etat, des forces économiques ou même du syndicalisme ouvrier. La puissance d'un leader syndical américain est comparable à celle d'un dirigeant d'un grand trust industriel et cette puissance, ni l'un ni l'autre ne la tient de sa propriété personnelle. En ce sens, on peut dire que la société industrielle tend à se fonctionnaliser. La production de masse exige naturellement une structure fonctionnelle perfectionnée, mais elle exige aussi une consommation de masse dont la nécessité n'est pas davantage contestable. Elle n'est do11c pas compatible avec l'existence d'un prolétariat nombreux, la caractéristique économique de celui-ci étant la sous-consommation. Au x1xe siècle, nous l'avons vu, le prolétariat était exclu du circuit des biens de consommation industriels et Sismondi en avait déduit la surproduction chronique de l'économie capitaliste. Aujourd'hui la demande d'origine ouvrière, stimulée par le crédit, est un régulateur important de l'équilibre économique. Elle témoigne d'une déprolétarisation des salariés qui pourrait être effectivement mesurée par la comparaison des budgets ouvriers à cent ans d'intervalle. Bien que l'alimentation soit maintenant d'une diversité et d'une qualité énergétique très supérieures à celle du siècle dernier, elle n'en correspond pas moins à une fraction sans cesse décroissante du budget ouvrier. Le logement mis à part, le reste du budget représente la participation du salarié à la circulation des biens et services industriels. Ce reste, nul en France vers 1840, est de l'ordre de 60 % dans le budget de l'ouvrier américain. La composition budgétaire du salaire est donc un indice du degré de prolétarisation et celle-ci varie en sens contraire de l'industrialisation. Dans la mesure où les classes salariée deviennent le principal consornmateut de
, 196 produits qu'elles contribuent à créer, elles cessent d'être considérées au seul titre de producteur. Elles ne sont plus seulement un moyen de la production, un élément de son prix de revient, mais aussi son sujet. et son but. Ainsi tend à se réaliser, dégagée de toute utopie, la vieille revendication socialiste du droit au produit intégral du travail. Cette revendication n'implique pas la liquidation du capitalisme privé si, suffisamment productif, il est capable d'agir dans le respect de trois impératifs : hauts salaires, bas prix de revient, faible taux de profit. De la sorte, son expansion n'en vient pas à briser l'équilibre du marché comme elle le faisait périodiquement à l'étape antérieure. Le rôle fondamental d'un syndicalisme ouvrier puissant et libre, c'est-à-dire efficace et responsable, est de veiller au respect de ces trois impératifs. De leur permanence découle une série d'autres impératifs ; ils concernent le niveau technique et culturel, la sécurité de l'emploi et une pratique des relations humaines qui sont autant de critères du caractère plus ou moins démocratique de la société industrielle. Loin de la diminuer, le processus d'intégration accroît la force ouvrière, augmente son poids économique et politique et suppose une plus grande responsabilité de ses actes. Du PROLÉTARIAT muré au début de la révolution industrielle dans son « effrayante solitude », jusqu'aux classes salariées actuelles, devenues partie intégrante de la société démocratique, se déroule un long processus historique. Il s'en faut de beaucoup qu'il ait épuisé sa vertu. 11 existe encore, dans les démocraties européennes surtout, des catégories ouvrières dont les salaires trop bas ne permettent pas suffisamment l'accès aux biens de consommation. Elles ont un caractère semi-prolétarien, séquelle du passé au même titre que les entreprises marginales inaptes à suivre le rythme du progrès technique. La persistance des conditions de vie du type prolétarien résulte d'une économie stagnante et celle-ci trouve excuse à sa routine lorsque la classe ouvrière n'a pas assez d'énergie pour sortir de sa condition prolétarienne. Entre le progrès technique et la revendication ouvrière il existe ainsi une étroite et constante interaction. C'est ce que soulignait, dans un article écrit il y aura bientôt cinquante ans et intitulé « L'activité ouvrière est liée à l'activité patronale», Victor Griffuelhes, ancien secrétaire de la C.G.T. : Que la classe ouvrière soit à même de consommer plus, de se procurer des produits meilleurs et ainsi s'exercera une contrainte ayant pour le plus clair résultat d'obliger à une plus grande production et à une exten- . sion nouvelle de l'industrie et du commerce. Il faut à la classe ouvrière, pour se grandir et se hisser, un capitalisme affairé et agissant 11 (souligné par nous). II. La Bataille syndicaliste, 13 juin 1911. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Et Griffuelhes s'en prenait violemment au capitaliste français « peureux, ro11tinier, sans initiative et sans audace ». Ce qu'il décrivait ainsi c'était, avant la lettre, l'intégration économique de la classe ouvrière dans une société démocratique. Il rejetait d'avance la fatalité d'une paupérisation absolue que la contrebande comm11niste essaye aujourd'hui d'introduire dans la psychologie ouvrière.: L'existence historique d'un prolétariat industriel étranger à la société à laquelle il est censé appartenir apparaît liée à la manière dont le capitalisme a transformé l'industrie dans les pays européens. S'installant dans des pays agraires aux structures cristallisées · par la tradition ou, comme en France, par une révolution récente, le capitalisme a utilisé les rapports antérieurs de propriété sans les adapter à ses tâches propres. Il a tantôt déraciné des populations sédentaires, " tantôt puisé dans une masse flottante aux emplois incertains _pour en constituer un prolétariat nouveau. Il lui a appliqué des méthodes de domination empruntées aux techniques militaires les ·plus archaïques. 11 a, en définitive, créé pour un siècle une situation explosive dont les nations industrielles viennent à peine de sortir. Le prolétariat, produit du capitalisme industriel dans sa première phase, se situe à la charnière de deux sociétés : une ·société du passé, agraire -et statique, porteuse de valeurs traditionnelles ; une société de l'avenir, industrielle et dynamique, inapte à créer de nouvelles valeurs mais cherchant dans le passé une justification empirique de ses exigences. La réalité prolétarienne appartient à cette grande ·mutation historique ; elle a eu un caractère virulent dans l'Europe d'hier comme dans l'Asie d'aujourd'hui où elle s'aggrave d'une · situation démographique accablante. Dans les vieilles nations industrielles, elle a fini par se transformer en un mythe d'où les revendications tirent une légitimité historique qui dépasse leur valeur présente. Le mythe moderne du « prolétariat » donne à l'esprit de classe un contenu affectif. Le sentiment y perce, timide ou violent, que le salariat est par essence une injustice en soi, destinée à être un jour abolie. Ce sentiment n'a pas partout la même intensité ; il varie suivant les expériences historiques dont il se nourrit : il est nul aux États-Unis, encore vif en France, plus faible dans les autres nations industrielles d'Europe. 11 appartient à ces survivances spirituelles qui subsistent longtemps après les réalités qui leur ont donné vie. Mais ces survivances elles-mêmes s'effacent, à moins qu'un cataclysme, recréant des situations sociales en voie de disparition, ne vienne annuler les patients efforts d'une classe ci-devant prolétarienne qui veut se faire reconnaître comme partenaire principal daµs une société démocratique. MICHEL COLLINET.
<< L'AFFAIRE TOUKHATCI-IEVSKI >> par B. Souvarine Après le discours secret de Khrouchtchev au xxe congrèsdu P. C. de l'.URSS en.févn·er 1956 et sa divulgation par le State Department des USA, la Commission internationale contre le régime concep.trationnaire prit l'initiative . d'une révision des simulacresde procès politiques mis en scène à. Moscou sous Staline. Sur la proposition de MM. Georges André,· David Rousset et Théo Bernard, une commissiond'i~struction fut nommée qui chargea chacun de ses membres de présenter un mémoire en révision « relatif à un procès déterminé». La question se posa de ce qu'on appelle .à N JANVIER 1937, une terreur particulièrement intense battait son plein en Russie soviétique. Depuis plus de deux ans, c'est-à-dire depuis le meurtre de Serge Kirov à Léningrad (1er décembre 1934), des arrestations en masse, des exécutions capitales, des déportations innombrables se succédaient sans discontinuer, décimant les cadres du parti communiste et_ de l'État soviétique dénoncés i,rbi et orbi comme « ennemis du peuple » et contre-révolutionnaires, comme espions fascistes et bandits terroristes. L'assassinat de Kirov par un jeune communiste n'ayant rien de commun avec aucun groupe d'opposition politique, L. Nicolaïev, avait donné prétexte aussitôt à 117 exécutions capitales officiellement annoncées et à 97 arrestations également avouées, puis à l'arrestation de 12 chefs de la police secrète et enfin à la déportation en Sibérie de quelque 100.000 habitants de Léningrad. Dans tout l'immense pays soviétique eurent lieu ensuite des milliers, des dizaines de milliers d'arrestations, d'emprisonnements et de déportations. Une grande partie de la population des villes, spécialement les milieux communistes, vivait dans une véritable peur panique. Des sanctions pénales d'une brutalité inouïe avaient frappé d'anciens dirigeants du Parti longtemps considérés comme intangibles en Biblioteca Gino Bianco .tort « l'affaire Tou,khatchevski », à tort car il n'y eut ni affaire ni procès Toukhatchevski à proprement parler, mais une tuerie dont l'état-major et les principaux cadres de l'Armée rougefurent victimes par ordre de Staline. Un niémoire à ce sujet, rédigé par B. Souvarine, fait partie du dossier constitué en juillet 1957 par la Commission internationale. On en lira ci-après le texte qui fait justice de toute la propagande trompeuse mise en œuvre par les communistes à propos des « procès en sorcellerie » (expressiontrès juste de Fritz Adler) qui ont fait tant de dupes dans le monde. raison de leur collaboration intime avec Lénine, tels G. Zinoviev, L. Kamenev, G. Evdokimov, jugés à huis clos, ainsi que leurs compagnons les plus en vue parmi lesquels P. Zaloutski, G. Safarov, M. Vardine. La preuve était faite que ni l'éminence, ni l'ancienneté, ni les titres, ni les services rendus ne mettaient aucun personnage à l'abri de la vindicte stalinienne, si haut placé fût-il naguère. Déjà tous les anciens « trotskistes », même repentis, et tous les individus plus ou moins arbitrairement soupçonnés de trotskisme avaient disparu dans les pénitenciers du régime. Aucune opposition d'aucùne sorte n'était possible ni concevable. La terreur avait rendu impossible les rapports confiants entre amis hier très proches et même dans les familles. On s'entre-dénonçait entre parents et enfants, entre frères et sœurs; Ja presse félicitait et le Parti récompensait le fils ayant dénoncé son père. Dès juillet 1928, N. Boukharine disait à L. Kamenev dans une conver- :sation transcrite par celui-ci et d'authenticité indiscutable : « Ne me parle pas par télé~hone car on écoute mes conversations téléphomques. Je suis suivi par le Guépéou, qui surveille aussi chez toi» (texte français dans Contre le Courant, n° 27-28, Paris, 12 avril 1929). Dans les années suivantes, la peur s'était accentuée au point que G. Zinoviev et L. Kamenev évitaient systéma- •
198 tiquement toute rencontre. Boukharine refusait de voir ses amis de toujours. Dans l'armée comme dans l'administration du Parti et de l'État, personne n'osait se fier à personne, chacun se sachant, se sentant épié par une police omniprésente, chacun craignant soit une traîtrise, soit la défaillance d'un innocent incapable d'endurer la cruauté · des interrogatoires. . La terreur atteignit son paroxysme quand eut lieu, du 19 au 24 août 1936, le procès du soi-disant « Centre terroriste trotskiste-zinoviéviste » (lequel n'avait jamais existé) suivi de 16 exécutions capitales, celles notamment de G. Zinoviev, L. Kamenev, G. Evdokimov, I. Smimov, I. Bakaïev, V. Ter-Vaganian, S. Mratchkovski, I. Reinhold, pour ne nommer que les inculpés les plus notoires. Les accusations étaient manifestement fausses, les aveux sans nul doute extorqués par des moyens odieux que la morale réprouve, mais la réalité de cette tuerie injustifiable révélait des intentions homicides de Staline auxquelles la raison et le sentiment se refusaient à croire. Le 23 janvier 1937, quand s'ouvrit un nouveau procès, celui du soi-disant « Centre antisoviétique trotskiste» (lequel n'a pas plus existé que le précédent), personne ne douta du sort promis aux 17 accusés, parmi lesquels figuraient des personnalités de haut rang comme G. Piatakov, K. Radek, G. Sokolnikov, L. Sérébriakov, N. Mouralov, J. Drobnis, M. Bogouslavski, dont les noms sont inscrits dans l'histoire du Parti de la Révolution, quelque opinion(_qu'on en ait. La question qui se posait ..) alors dans tous les esprits angoissés était de savoir jusqu'où Staline serait capable d'aller dans son œuvre extermi- • natnce. En même temps que se déroulait la lugubre mise en scène des procès, les mailles du filet de la police se resserraient autour de la plupart des ex-dirigeants du régime. C'est dans cette atmosphère de cauchemar qu'à l'audience du 24 janvier 1937, l'accusé Karl Radek, répondant à une question quelconque du procureur A. Vychinski, .prononça inopinément et comme incidemment le nom du maréchal Toukhatchevski. * ,,. ,,. LE COMPTE RENDU sténographique du procès (Moscou 1937, p. 112) rapporte, exactement ou non, ce premier propos de Radek : « En janvier 1935, quand je suis arrivé, Vitali Poutna, chargé d'une mission par Toukhatchevski, vint chez moi. » A ce moment, Radek met en cause le général Poutna, attaché militaire soviétique à Londres, comme mêlé à ses agissements terroristes imaginaires qu'il décrit avec complaisance, et il n'impute rien de répréhensible à Toukhatchevski. A l'audience suivante du même jour, il précis~ra et soulignera que Toukhatchevski reste hors de Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL cause, au cours d'un nouvel interrogatoire dont Vychinski prend l'initiative et dont voici les termes textuels (Compte rendu sténographique, p. 155) : VYCHINSKI : Accusé Radek, vous avez dit dans vos déclarations : « En 1935 (...) nous avons décidé de convoquer une conférence, mais auparavant, en janvier, lorsque je suis arrivé, Vitali Poutna est venu chez moi, chargé d'une mission de Toukhatchevski ... » Je voudrais savoir à quelle occasion vous citez ici le nom de Toukhatchevski ? RADEK: Toukhatchevski avait reçu du gouvernement une mission pour laquelle il avait besoin de matériaux qu'il ne pouvait trouver nulle part et que j'étais seul à posséder. Il me téléphona pour demander si ces matériaux se trouvaient chez moi. Je les avais, et c'est pourquoi il envoya Poutna, avec qui il devait remplir cette mission, chercher ces matériaux. Bien entendu Toukhatchevski n'avait aucune notion du rôle de Poutna, ni de mon rôle criminel. VYCHINSKI: Et Poutna ? RADEK: 11 était membre de l'organisation, il n'était pas venu pour parler des questions de l'organisation, mais j'ai profité de sa présence pour en parler. VYCHINSKI : Ainsi, Poutna est venu chez vous, chargé par Toukhatchevski d'une mission officielle n'ayant pas le moindre rapport avec vos affaires, car lui, Toukhatchevski n'avait aucun rapport avec ces affaires? · RADEK: Toukhatchevski n'a jamais eu aucun ràpport avec mes affaires. VYCHINSKI: Il avait envoyé Poutna en mission de service ? RADEK: Oui. VYCHINSKI: Et vous avez profité de l'occasion pour vous occuper de « vos propres affaires » ? RADEK: Oui . VYCHINSKI: Si je comprends bien, Poutna était en rapport avec les membres de votre organisation trotskiste clandestine et le nom de Toukhatchevski n'a été cité que parce que Poutna était venu, chargé par Toukhatchevski d'une mission officielle. RADEK: Je le confirme et je déclare que je n'ai jamais eu ni ne pouvais avoir avec Toukhatchevski de rapports ayant trait à une activité contre-révolutionnaire, parce que je savais, par son attitude, que c'était .un homme absolument dévoué au Parti et au gouvernement. Ainsi, le seul général Poutna est explicitement compromis, dénoncé par Radek comme complice de projets terroristes n'ayant jamais été mis à exécution. L'importance de ce fait échappe alors nécessairement aux profanes qui ne peuvent savoir que les cadres supérieurs de l'Armée rouge tiennent Poutna pour leur futur commandant en chef en CIJS de guerre. Mais le nom de Toukhatchevski a été prononcé et cela suffit aux initiés pour comprendre que Staline a décidé la perte du maréchal. Radek n'a pu se permettre son allusion que sur instructions « d'en haut», le scénario- de chaque procès étant dûment et minutieusement concerté au préalable dans le cabinet du juge instructeur. Et en effet il va s'en tirer avec dix ans de prison tandis que Pia-
B. SOUJIARINE takov, Sérébriakov, Mouralov et d'autres (treize sur dix-sept) seront fusillés, ce qui révèle un do ut des. En l'espèce, il importe peu que Radek, stylé par les maîtres du jeu, ait parlé des deux militaires en termes différents : pour tous deux, les conséquences devaient être identiques. Walter G. Krivitski, agent! du service secret des renseignements soviétiques en Europe occidentale, raconte dans son livre : Agent de Staline (Paris 1940) qu'à la lecture du compte rendu de l'audience du 24 janvier, il éprouva comme un choc et dit à sa femme : « Toukhatchevski est perdu », ajoutant pour répondre à une objection : « Crois-tu une seconde que Radek aurait osé de lui-même traîner le nom de Toukhatchevski devant le tribunal ? Non, c'est Vychinski qui a mis le nom de Toukhatchevski dans la bouche de Radek. Et c'est Staline qui a poussé Vychinski. Tu ne comprends donc pas que Radek parle pour Vychinski et Vychinski pour Staline ? Je te le répète : Toukhatchevski est condamné» (pp. 257-258). Cette opinion était celle de toute personne instruite des choses soviétiques. « Pour ceux qui connaissaient la technique du Guépéou, cela ne pouvait avoir qu'une signification », soulignait W. Krivitski avec raison. D'autre part, malgré le secret des opérations policières, des informati·ons chuchotées filtraient peu à peu et révélaient, parmi d'innombrables arrestations effectuées au cours des mois précédents, celles de plusieurs généraux de la plus haute classe, notamment de Poutna, de Primakov, de Schmidt. Il était donc chronologiquement évident que la vaste machination mise en œuvre pour anéantir les principaux cadres du parti de Lénine qui formaient aussi l'armature de l'État soviétique devait impliquer les militaires de même que les politiques, les économistes, les diplomates, les policiers, les intellectuels de toutes sortes. Déjà nombre d'ambassadeurs de l'URSS étaient rappelés à Moscou pour disparaître à jamais et les « épurations » meurtrières commençaient jusque dans la police secrète. Les desseins inavoués de Staline visaient l'ensemble de l' « appareil » supérieur du Parti et de l'État, non telle ou telle catégorie particulière. Le 12 avril 1937, on apprenait la mutation de Toukhatchevski à un poste secondaire., au commandement des troupes de la circonscrirtion militaire de la Volga, ce qui signifiait son éloignement de Moscou et une disgrâce certaine. 11 était remplacé par le maréchal Egorov comme commissaire adjoint à la Guerre. Les généraux Levandovski., Kouzmitchov et d'autres avaient disparu. En l'absence totale de motif plausible pour tuer Toukhatchevski, lc9uel s'était prêté docilement aux volontés de Staline quand celui-ci «épura» l'armée après l'éviction de Trotski, un procès de l'état-major suivi de condamnations à mort prescrites par le Politburo aux ordres de Staline n'apparaissaitpourtant pas concevable alors. Mais toute e1pècede douteallaitse dissiper Biblioteca Gino Bianco 199 quand, le 2 juin 1937., fut annoncé le suicide~de Ian~Gamarnik., commissaire' adjoint à'1ela·· Guerre, cher de la Direction politique de l'armée. Quelque chose de terrible se préparait à coup sûr dans les coulisses du pouvoir et nombre de personnalités préféraient le suicide aux tortures dont~le Guépéou., obéissant à Staline, avait fait une··.pratique courante pour arracher de faux aveux aux innocents destinés à une mort ignominieuse. Entre autres suicides déjà divulgués avant celui de Gamarnik, il y avait eu celui de M. Tomski, ex-membre du Politburo, ex-président du Conseil des syndicats ; et ceux de N. Skrypnik, commissaire à l'instruction publique en Ukraine, de V. Lominadzé, ex-secrétaire du Comité central en Géorgie et de l'Internationale des Jeunesses communistes, d' A. Khandjian, secrétaire du Parti en Arménie, etc. On peut difficilement dater les suicides ·de A. Tcherviakov, présidènt du Comité exécutif en Russie blanche, de P. Lioubtchenko, président du Conseil des commissaires en Ukraine, qui eurent lieu à la même époque. De tous côtés parvenaient les échos de fusillades quotidiennes, des · rafles policières, de morts suspectes. S. Ordjonikidzé, un des proches de Staline, était frappé de mort subite deux semaines après l'exécution de Piatakov, son plus précieux collaborateur. Sur les circonstances de la mort récente de Maxime Gorki couraient des rumeurs sinistres. Le suicide de Gamarnik faisait donc partie d'une longue série et le sort des militaires ne se distingue en rien de celui des civils. * .,,..,,. LE 10 JUIN 1937, la disgrâce de Toukhatchevski se confirmait, le général Efrémov étant nommé à la tête de la circonscription militaire de la Volga sans qu'aucune affectation nouvelle indiquât le déplacement du prédécesseur. Selon toute vraisemblance, Toukhatchevski avait été mis en prison. D'ailleurs d'autres officiers supérieurs étaient déjà arrêtés,.entre autres R. Eideman, chef de l'Académie militaire, et Kork, commandant de l'aviation. La nomination de Dybenko au poste occupé précédemment par Iakir révélait la déchéance de ce dernier. Dans le processus d'extermination en cours, donc, était venu le tour des militaires. Et celui des policiers aussi puisque G. Iagoda, chef du Guépéou, prenait le chemin de la prison et du supplice. Enfin le 11 juin 1937, un communiqué officiel faisait savoir que le tribunal militaire était saisi d'une « vaste affaire de trahison». En voici le texte : Après instruction, on vient de renvoyer devant le tribunal l'affaire de Toukhatchevski, Iakir, Ouborévitch, Kork, Eideman, Feldman, Primakov et Poutna arrêtés par les organes du commissariat du peuple à l'Intérieur, en différentes périodes. es détenus sont accus s d'iiûr cti n u devoir militaire (serment), d trahison envers l patri de •
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