190 il est évident que la distinction implique une notion de vertu définie par Montesquieu dans des conditions analogues. Ni chez Machiavel, ni chez Montesquieu, on ne trouve à la source de cette vertu l'affirmation d'une impulsion morale propre à l'individu. Si nous examinons maintenant le chapitre IX de la Grandeur des Romains, nous y trouvons l'étonnante phrase, parfaitement machiavélienne citée par Yves Lévy (p. 83, note 21) sur l'équivoque de ce qu'on appelle l'union des citoyens et sur le fait que les oppositions « concourent au bien général de la Société, comme des dissonances, dans la musique, concourent à l'accord total» (souligné par nous). Cependant, les antagonismes politiques profitables à la société ne semblent pas suffisants à Montesquieu pour garantir la solidité d'un régime. Dans le même chapitre de la Grandeur des Romains, il explique la perte de .Rome par celle du sentiment civique : « Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n'avait eu qu'un même esprit, un même amour de la liberté, une même haine pour la tyrannie »· (souligné par nous), et quelques lignes plus bas il ajoute: « On n'avait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n'eut plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus» (souligné par nous). Bien que le mot de vertu ne soit pas écrit, il est évident que cet ensemble de qualités communes à chaque citoyen la caractérise dans le sens défini ultérieurement dan$ l' Esprit des lois. Aussi ne pouvons-nous suivre Yves Lévy quand il dit : « Montesquieu s'est inspiré un jour de la conception machiavélienne de la liberté et de sa description de la République romaine, mais il la laisse de côté lorsqu'il rédige son principal ouvrage» (p. 85, 1ere col.). En fait, Montesquieu ayant donné de la vertu une définition politique en tire une déduction morale en écrivant : « L'amour de la patrie conduit à la bonté des mœurs, et la bonté des mœurs mène à l'amour de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus nous nous livrons aux générales 2 • »Et il donne l'exemple quelque peu forcé des moines qui aiment leur ordre dans la mesure où ils répriment leurs . besoins privés. Aux chapitres suivants, il développe la relation, nécessaire à ses yeux, entre la frugalité et l'amour de la patrie; mais ce thème ne contredit nullement l'opinion exprimée dans la Grandeur des Romains. La morale de Montesquieu ne fait appel à aucune métaphysique, elle n'exprime que les conditions jugées ndispensables à la prospérité de la République. 11 ne semble pas qu'au fond il soit en contradiction avec Voltaire quand celui-ci compare les partis anglais qui se haïssent tout en aimant l'État à « des amants jaloux qui servent à l'envi la même maîtresse». En . revanche, bien que Rousseau puisse se réclamer de Montesquieu dans le Contrat social, il n'en est pas moins vrai que si la bonté des mœurs mène à l'amour de la patrie, cette bonté des mœurs a sa source, chez Rousseau, dans le sentiment de la nature et non dans celui du bien public. L'homme qui ne possède pas ce sentiment, qui ne communie pas avec le Grand-:8tre et n'acquiesce pas à l'ordre établi par lui est alors dénaturé au sens propre. Quand Diderot emploie ce terme au sujet du citoyen qui ne comprend pa~ le caractère infaillible de la « volonté générale», il attribue à celle-ci la même valeur suprême qu'au créateur· de la nature, encensé dans !'Émile. Mais si Diderot méprise le citoyen qui ne raisonne pas, Rousseau, à travers toutes ses considérations économico-politiques, en 2. Esprit du lois, V, 2. Biblioteca Gino Bianco LB CONTRAT SOCIAL vient nnalement à rejeter celui qui n'aime pas. Chez Rousseau comme chez les Conventionnels qui procèdent de lui, tout parti est un attentat à un ordre qui se donne pour moral et moralisateur. Tout parti est une création intellectuelle, un produit de l'esprit politique et de l'esprit tout court, « ce sophiste qui conduit toutes les vertus à l'échafaud» dira Saint-Just (textes posthumes). Si l'influence de Rousseau fut plus ou moins grande sur les fractions de la Convention, elle fut totale sur les robespierristes qui en arrivèrent à politiser leur morale et à transformer la religion de la nature en religion d'État avec son rituel et son bourreau également obligatoires. Ainsi, en se moralisant la vertu s'associe à la terreur et à la conception d'une société fermée, étrangère aux idées de 1789 comme à celles de Condorcet, le rédacteur de. la première constitution républicaine d'esprit héraclitéen. - MICHEL COLLINET. rev11ehistorique et critique Jes /ait1 et des idées , Rédaction - Administration : 165, rue de l'Université, Paris 7• SOL(érino 43-30 Abonnements: voir tarif au dos de la couverture. Livres reçus - CHOU EN-LAI : Rapport sur les travaux du gouvernement. Pékin, Éditions en langues étrangères, 1954, 62 pp. - MAx WEBER: Le Savant et le politique. Traduction de Julien Freund, introduction de Raymond Aron. Paris, Librairie Plon, 1959, 230 pp. - JEANGAUDEFROY-DEMOMBYN:ES La Religion de · la culture. Paris, Nouvelles Éditions Debresse, 1958, 286 pp. - ROMAIN ROLLAND: Le Voyage intérieur (Songe d'une vie). Nouvelle édition augmentée de textes inédits. Paris, Éditions Albin Michel, 1959, 396 pp. - ÉLIANE JACQUET: 4 Saisons en URSS. Journal d'une étudiante. Paris, Éditions Pierre Horay, 1959, 273 pp., - P. RoNDOT: Destin du Proche-Orient. Paris, Éditions du Centurion, collection « Le Poids du jour », 1959, 270 pp. - 13 pl . - MADELEINE-ANNACHARMELOT: Saint-Just ou le chevalier Organt. Paris, Éditions Sésame, 1957, 95 pp. - JACQUESBAULIN: Face au nationalisme arabe. Paris, Éditions Berger-Levrault, 1959, 176 pp. - BRITTAGR0NDAHL: Pierre-Joseph Proudhon. Stockholm, Frihetliga Bokgillet, 1959, 166 pp. - RAJARAo : Le Serpent et la corde. Traduit de l'anglais par Georges Pradier. Paris, Calmann-Lévy, 1959, 316 pp. IMPRIMERIE TYPOGRAPHIQUE D'ÉDITION 45, rue Colbert - Colombes (Seine) Le gérant : L. Cancouët Dépôt légal : 2 8 trimestre 1959 Imprimé en France
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