M. NOMAD disciples de Bako11nine, qui fondèrent les partis marxistes de Russie, de France et d'Italie 16 • Kropotkine, plus théoricien qu'homme d'action, refusait contrairement à Bakounine l'idée de sa propre dictature dans l'étape transitoire vers son idéal de l'anarchie et avait établi une formule pseudo-« scientifique» pour trancher le problème embarrassant de cette transition. Il affirma que la révolution serait la « résultante » 17 de diverses forces sociales en action. Cela ne pouvait signifier qu'une chose : au lendemain de la révolution victorieuse, les socialistes « autoritaires », marxistes de toutes nuances, s'efforceraient de charger l'État de l'organisation de la production, tandis que les anarchistes, ennemis de toute autorité, s'y opposeraient en proposant de confier cette production aux organisations volontaires. La résultante de ces pressions opposées se situerait à mi-chemin entre les deux tendances pour aboutir à une forme décentralisée de socialisme démocratique, jouissant d'une grande autonomie locale et offrant un vaste champ d'activité aux coopératives de production. · Am:si, l'idéal anarchiste de Kropotkine se réduit-il à un maximum de décentralisation et à un minimum d'autorité en ce qui concerne l'administration et la production, le tout dans un régime démocratique et socialiste. 11 faut être doté d'une bonne dose de masochisme révolutionnaire pour appliquer l'étiquette effrayante d'anarchie à cette conception essentiellement démocratique. Il est vrai que Proudhon, qualifié par Kropotkine de «Père de l'anarchie» et qui le premier employa le terme « an-archie » dans son sens étymologique de «non-gouvernement», n'y voyait en réalité qu'une tendance vers la réduction du centralisme étatique. 11 se représentait sa réalisation pratique comme un partage de la France en douze provinces autonomes qui n'auraient pas à recevoir d'ordres de Paris 18 • Herbert Spencer, libéral non humanitaire et partisan du « laisser faire », que certains anarchistes considèrent comme un des leurs, proposait également de réduire au minimum les fonctions de l'État. Par cette remise aux calendes grecques de la réalisation complète de son idéal anarchiste, Kropotkine se classe lui-même comme une variété de socialiste démocrate libertaire luttant pour une liberté politique et une justice sociale de plus en plus grandes pour les masses, ainsi que pour une réduction de plus en plus marquée du pouvoir gouvernemental ; mais il considère la suppression .de toute autorité comme un idéal impossible à atteindre et non comme un postulat réalisable. Au contraire, Bakounine, en prêchant la révolution mondiale immédiate, avait devancé 16. Pl~khanov et Axelrod en Russie, Guesde et Lafargue en France, Andrea Costa en Italie. 17. L' Anarchie, ,a philosophie, son id,al. Paris 1896. Cf. aussiPierreKropotkine : La RhJolution sera-t-ellecoll,ctiwt,1 Paria 1913, p. 8. 18. P.-J. Proudhon : Corru,ondance, 1862. iblioteca Gino Bianco 165 les bolchéviks par sa solution dictatoriale. Lénine, son rejeton spirituel quelque peu illégitime, appliqua cette solution en 1917, quarante ans . ' environ apres sa mort. La révolution d'Octobre, qui survint quatre années avant sa mort, fut une grande déception pour Kropotkine. Révolutionnaire évolutionniste, il se représentait la révolution russe comme une réplique de celle de 1789 et croyait à la transformation de son pays arriéré en une république très proche d'une démocratie occidentale 19 • Les conséquences anticapitalistes de la chute du tsarisme étaient une erreur à ses yeux, car la dictature communiste avait grandement renforcé l'autorité de l'État. Déjà, lors de la révolution de 1905, Kropotkine avait choqué nombre d'anarchistes russes par son refus d'admettre la possibilité pour la Russie s_emi-féodale de dépasser d'un seul bond le stade capitaliste. Il les heurta davantage encore en 1917 quand il y joignit son ardent plaidoyer eb faveur de la cause des Alliés. Ses disciples, jeunes et passionnés, ralliés à l'anarchisme parce qu'il représentait la protestation la plus violente contre toutes les forines de l'oppression, s'attendaient à hériter de la révolution beaucoup plus qu'un capitalisme démocratique ou une démocratie capitaliste à la mode occidentale. Beaucoup de ces jeunes revinrent aux enseignements de Bako11oine. Ils les dépassèrent même en récléùïlant ouvertement une dictature révolutionnaire des anarchistes pendant la période de transition du capitalisme au communisme anarchiste. La majorité de ces« anarchocomrounistes » se rallièrent par la suite purement et simplement au bolchévisme. Les bolchéviks, qui comprenaient parfaitement quelle valeur de propagande représentait Kropotkine, symbole et relique glorieuse du passé romantique de la Russie révolutionnaire, avaient essayé de le gagner par la flatterie et de le circonvenir par la promesse d'éditer en russe ses œuvres complètes, presque toutes écrites en français ou en anglais. Kropotkine rejeta ces propositions, tant l'idée de voir ses œuvres publiées par un gouvernement le faisait frémir. Les bolchéviks en étaient donc réduits à glorifier pour les besoins de leur \'ropagande le seul Bakounine, qui après tout étatt leur véritable précurseur. Dans sa monumentale biographie en quatre volumes, publiée à Moscou après 1920, l'historien bolchévik G. Stéklov rend hommage à Bako11ninepour avoir préconisé bien des méthodes utilisées plus tard par Lénine. Plusieurs autres ouvrages consacrés à Bako11nine parurent ensuite : leurs auteurs, représentants de l'État le plus totalitaire que le monde ait connu, se mettaient à genoux devant ce « négateur » de l'État... Bien entendu, toutes ces louanges étaient antérieures à l'ère stalinienne, qui rem\'laça la glorification d s anciens héros révoluuonnaires par celle d'I van le Terrible et de Pierre le Grand. 19. Pierre Kropotkine : La Conqu c du pain.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==