Le Contrat Social - anno III - n. 3 - maggio 1959

162 plus solide que celui qui aime - comprend parfaitement que le retard culturel dont souffrent les masses ne permet point à une révolution immédiate d'abolir du jour au lendemain toutes les formes de gouvernement. Il prêche donc deux doctrines contradictoires : l'une, à l'usage du grand public, qui préconise la destruction de toutes les attributions du gouvernement dès la victoire de la révolution; l'autre, exposée dans ses écrits confidentiels et réservée à l'élite de ses partisans. Cette doctrine secrète prescrivait aux anarchistes d'établir, au lendemain de la victoire, une « dictature invisible » 8 destinée à empêcher l'instauration par d'autres révolutionnaires d'une dictature ouverte à la Blanqui ou à la Marx. Sa première doctrine devait prouver au vaste monde combien sa philosophie était plus radicale que celle de Marx, donc supérieure, car la « dictature du prolétariat » marxiste était dénoncée à juste titre par Bakounine comme une dictature bureaucratique des partisans de Marx 9 • Sa deuxième doctrine devait convaincre un nombre restreint d'hommes d'action résolus qu'il n'était point un utopiste amoureux de rêves irréalisables, mais un véritable chef qui visait un but pratique - la conquête du pouvoir. C'est dans cet enseignement clandestin que Bakounine exposait sa conception de l'utilisation des « mauvaises passions » 10 - de la haine et de l'envie. Ces passions devaient électriser les masses et les préparer à un soulèvement qui répondrait à l'appel d'un groupe, restreint mais bien organisé, de conspirateurs. En conséquence, l'essentiel de ses efforts tendait à la formation de cette organisation secrète. Il avait certainement à l'esprit la facilité avec laquelle Razine au xv11e siècle et Pougatchev cent ans plus tard avaient réussi à soulever les paysans russes contre les féodaux qui les opprimaient. Mais il avait oublié que l'histoire ne se répète pas toujours au moment choisi par nous et qu'il existe une grande différence entre le caractère inflammable du serf russe, entièrement déshumanisé et qui n'avait rien à perdre, et le désespoir, sensiblement moindre, du travailleur salarié de l'Europe occidentale du x1xe siècle. En homme d'action intéressé au premier chef à la destruction du régime existant, Bakounine accordait rarement u11e pensée aux problèmes de la reconstruction après la victoire de la révolution, tout comme le conspirateur français Auguste Blanqui, franchement partisan de la dictature. Néanmoins, de quelques passages épars dans ses écrits, il appert que Bakounine envisageait 8. M. Bakunin : Gesammelte Werke., vol. III, pp. 97-99. Cf. aussi M. Nettlau, op. cit., pp. 31, 107-108, 148-150. 9. M. Bakounine : Gossoudarsivennost i Anarkhiia (L'Étatisme et l'Anarchie), Pétrograd-Moscou 1922, pp. 100, 233-234, 237 ; et M. Bakunin: Gesammelte W erke, vol. III, p. 242. 10. M. Nettlau, op. cit. p. 111. Cf. aussi Michel Dragomanov : Correspondance de Michel Bakounine, Paris 1892, note pp. 379-380. Biblioteca Gino Bianco LES RÉFORMATEURS SOCIAUX l'établissement d'un régime sous lequel tous les moyens de production deviendraient la propriété de coopératives de production, qui échangeraient entre elles leurs produits. Sous ce régime, chaque travailleur devait être rémunéré « selon sa participation directe à la production de la richesse sociale » 11 • . Radicalement différe;ntes étaient les conceptions fondamentales de Kropotkine et de ses adeptes. Les piètres tentatives avortées de Bakounine pour provoquer une révolution mondiale et la répugnance des masses à le suivre convainquirent Kropotkine que les travailleurs n'étaient pas encore prêts. Pourtant, il affirmait parfois, probablement pour remonter le courage des anarchistes du rang et peut-être même le sien propre, que la révolution était toute proche. Selon lui, pour réveiller les masses il était indispensable de leur donner des exemples de courage. Ceux-ci devaient être fournis par la « propagande de l'action directe », c'est-à-dire par des actes terroristes de protestation contre les représentants de l'État et du Capital qui avaient particulièrement encouru la haine populaire. Dans Paroles d'un révolté, publié à Paris en 1886, Kropotkine avait qualifié les terroristes d' « hommes de cœur ». Pendant la période terroriste de l'anarchisme français ( 1892-1894 ), . la grande presse s'est emparée de cette appellation pour l'appliquer ironiquement aussi bien aux «dynamiteurs» anarchistes qu'à leurs prétendus camarades moins glorieux, vulgaires bandits camouflés en anarchistes. C'est une cruelle ironie du sort qu'un homme aussi doux et pacifique que Kropotkine soit devenu l'apôtre du terrorisme. A la vérité, ce n'est pas lui qui avait conçu le premier la « propagande par le fait », mais un médecin français, Paul Brousse, animateur du mouvement anarcho-communiste au début des années 1880. Ce dernier, après une longue évolution, termina sa carrière politique comme socialiste très modéré (possibiliste) et président du conseil municipal de Paris. - Les actions terroristes individuelles ne faisaient pas partie de l'arsenal révolutionnaire de Bakounine. Ce moyen de « réveiller » les masses, ce géant endormi, n'avait aucune raison de figurer dans son plan d'une révolution immédiate. 11 tenait en effet pour acquis que les masses étaient II. Michel Bakounine : Œuvres, Paris 1895, vol. I, p. 55. Cf. aussi Nettlau, op. cit., p. 93, et Alexander Gray : The Socialist Tradition, Londres-New York 1947, p. 359. P. 102, note 84, Nettlau cite J. Guillaume, le plus proche collaborateur de, Bakounine, pour prouver qu'au début des années 1870 le socialisme était envisagé par les disciples de Bakounine comme une « libre association des associations libres de producteurs ». P. 104 (ibid.), Nettlau cite le Programme de la démocratie socialiste russe (écrit d'après un long manuscrit de Bakonnin~ par N. Joukovski, son très proche collaborateur), -dans lequel la même conception est exprimée ainsi : << La terre appartient à la communauté des travailleurs ouvriers agricoles. Le capital et tous les outils de production [appartiennent] aux travailleurs, aux associations de travail .. leurs » - autrement dit, aux coopératives de production.

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