Les réfozmateurs sociaux LE COMMUNISME LIBERTAIRE par Max Notnad ES COMMUNISTES LIBERTAIRES ou anarchistes, révolutionnaires extrêmes qui se font de plus en plus rares, vénéraient au début des années 1880 deux gentilshommes russes : Michel Bakounine (1814-1876) et Pierre Kropotkine (1842-1921). Ces deux apôtres n'étaient point des jumeaux intellectuels pareils à Marx et Engels qui avaient étroitement collaboré à la création d'une religion nouvelle, laquelle devait un jour s'imposer à un tiers de notre planète. Ils ne se sont même jamais rencontrés. Bakounine, divinité principale du panthéon anarchiste, avait en 1872 refusé de recevoir Kropotkine quand ce dernier, qui tâtonnait encore à la recherche d'une philosophie révolutionnaire, avait demandé à le voir lors de son passage en Suisse. Max Nettlau, principal biographe de Bakounine, estime que le patriarche de l'anarchisme soupçonnait ce visiteur de partager les convictions modérées d'Alexandre Kropotkine, un frère aîné 1 • En 1877, quand Kropotkine revint en Suisse après son évasion, Bakounine était mort depuis un an. S'il est déjà paradoxal de voir deux hommes de souche aristocratique enfanter un mouvement rebelle à toute autorité, la différence foncière entre leurs caractères et leurs conceptions du communisme anarchiste l'est bien plus encore. Or, leurs adeptes et leurs admirateurs, pareils en cela aux fidèles des religions révélées qui en règle générale n'ont qu'une .conception très vague du contenu réel de leur croyance, ignorent pour la plupart cette différence ou bien la méconnaissent volontairement. Monstre de génie, Bakounine aurait pu, en des circonstances plus favorables, devenir un Mahomet ou un Lénine. Mais son époque, le milieu du·xixe siècle, ne lui offrait, tout au moins en Russie, aucune occasion de mettre ses talents I. Max Nettlau : Der Anarchismus von Proudhon zu Kropotkin. Berlin 1927, p. 249. Biblioteca Gino Bianco à l'épreuve. Sa personnalité contradictoire, adonnée d'une part aux spéculations philosophiques et tournée en même temps vers l'action, est restée une énigme aussi bien pour ses contemporains que, par la suite, pour ses biographes. Une chose est cependant bien établie : d'un courage sans pareil, prêt à tout moment à risquer sa vie, Bakounine était en même temps totalement dépourvu de scrupule et de barrière morale. A l'image de beaucoup d'hommes d'action très énergiques, qu'ils aient lu ou non Stirner ou Nietzsche, Bakounine était convaincu que tout lui était permis si cela pouvait contribuer au succès de · sa « cause ». Il n'est donc point étonnant qu'il ait choqué jusqu'à ses amis les plus proches, tel Alexandre Herzen, célèbre écrivain et publiciste libéral, qui, dans son journal intime, le qualifiait de « sale individu » 2 • Comme exemple de cette incapacité foncière de Bakounine à distinguer entre le licite et l'inadmissible, on doit citer l'inconcevable affaire de « la Baronata » 3 , villa dans laquelle il vécut en Suisse durant les dernières années de sa vie. Son fidèle disciple italien, Carlo C~ero, ayant mis sa fortune à la disposition du maître pour constituer le « trésor de guerre » des révolutions dont l'avènement ne devait tarder, Bako11nine l'employa à aménager cette maison. Il est juste d'ajouter à la décharge de Bakounine qu'à peine entrait-il en possession de quelque argent bien à lui, il le dépensait tout aussi largement et inconsidérément au bénéfice des autres. 2. A. Herzen : Polnoiésobraniésotchinenii i pisem (Œuvres complètes et lettres). Pétrograd 1919, vol III, p. 100. 3. J. Guillaume : L'Internationale. Documents et souvenirs. Paris 1909, vol. III, pp. 198, 201-203, 207. M. P. Sajinç (Armand Ross) : Vospominaniya (Souvenirs). Moscou 1925, pp. 86-96. Guillaume et Sajine (dont le pseudonyme dans l'Internationale était Armand Ross) comptaient parmi les plus proches collaborateurs de Bakouoin~.
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