138 blesse de la propriété privée ; en particulier, la loi - ou la coutume - relative à l'héritage assure, dans toutes ces sociétés, une répartition à peu près égalitaire de la propriété entre les héritiers, ce qui entraîne inévitablement son morcellement. Wittfogel caractérise fort pertinemment la structure à laquelle nous avons affaire : l'État est plus fort que la société. La question se pose de savoir quelles sont les lois économiques qui déterminent le processus de production en pareil cas. L'auteur répond que c'est le « coefficient de rationalité des gouvernants » (the ru/ers' rationality coefficient) qui joue en dernier ressort. Et d'énumérer les aspects de ce coefficient : l' « optimum directorial des gouvernants », consistant à obtenir le meilleur revenu avec le moindre effort hydraulique ; l' « optimum de consommation des gouvernants», qui est atteint « lorsque les maîtres de l'État hydraulique accaparent un maximum de biens pour les consommer avec ostentation». Mais le« coefficient de rationalité» ne présente pas que des aspects économiques. L'auteur mentionne, dans le même ordre d'idées, l' « optimum judiciaire des gouvernants », c'est-à-dire leur influence déterminante sur la rédaction et l'application de la loi, et l' « optimum publicitaire des gouvernants », obtenu « là où les réalisations du gouvernement, réelles ou prétendues, jouissent d'une publicité sans critique, alors que les expériences, les souffrances, les opinions du peuple sont négligées». Pareilles notions subjectives ne peuvent se substituer aux lois économiques et elles expliquent encore moins le processus de production dans la société hydraulique que le « profit marginal » ne l'explique dans le capitalisme. L'analyse proprement économique du « mode de production asiatique » reste à faire. Mais le terrain est déjà déblayé pour les économistes par le travail sociologique de Wittfogel. LA SOCIÉTÉ soumise au despotisme présente un grand nombre. de variantes. Le système d'irrigation peut être continu ou discontinu. En fait, la grande majorité des régimes despotiques importants qu'a connus l'histoire se sont installés I dans des régions à unité hydraulique compacte, mais. qui, prises chacune en particulier, possédaient un réseau discontinu de digues et de canaux. Bien plus, à l'intérieur de ces régions, les relations entre agricultures hydrauliques et non hydrauliques varient considérablement. La première catégorie peut jouir d'une supériorité économJque absolue, couvrant plus de la moitié des terres arables; sa supériorité économique peut n'être que relative si elle représente seulement une portion réduite des terres mais si les récoltes y dépassent celles· obtenues sur le reste du territoire ; elle peut être inférieure à la fois par son étendue et par son rendement, mais Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL alors le pouvoir auquel elle a donné naissance domine la partie non hydraulique du territoire de son poids politique et de ses capacités d'organisation, à quoi s'ajoute souvent le rôle décisif qui lui. revient dans les opérations destinées à maîtriser les crues naturelles. Il existe en outre .des régimes despotiques en marge du monde hydraulique. Installés dans des régions ne présentant que quelques éléments hydrauliques spectaculaires (Empire chinois de la dynastie Liao, société maya) ou moins encore (Empire byzantin) ou pas du tout (Russie moscovite), ces régimes se signalent néanmoins par une coordination effective des méthodes absolutistes d'organisation et d'appropriation. En fin de compte, on relève les cas de civilisations qui, comme la Crète minoenne et la Grèce mycénienne, !'Étrurie, le Japon et la Russie kiévienne, tout en ayant un ordre social différent, sont marquées par certains traits distinctifs des sociétés hydrauliques. Les limites entre ces variétés sont floues et la même société peut passer d'un modèle à un autre au cours de son histoire. Par une ànalyse minutieuse des communautés qui restent en marge du monde hydraulique, ou même, si l'on peut dire, à la limite de cette marge ( submarginalzone), Wittf ogel arrive à la conviction qu'une société de ce genre peut certes se perpétuer grâce à une multitude de facteurs étrangers à l'entreprise hydraulique, mais ne se constitue jamais indépendamment de cette dernière. Le phénomène n'en pose pas moins un problème d'une importance capitale: il s'agit de réexaminer, à la lumière des faits, la conception qui voit dans les classes le principe même de l'ordre social. Le problème n'a pas échappé à l'auteur. Il se livre à une critique systématigue de la notion de classe sociale, telle qu'elle fut formulée par l'économie classique. Ce concept, uniquement fondé sur les rapports de propriété, ne tient pas compte de l'existence de la société hydraulique, et notamment de l'irrigation qui y constitue une de.s forces décisives de la production. Selon l'esprit de l'économie politique classique, il faudrait affirmer que l'État possède les grandes réserves d'eau, tandis qu'en fait il en assume plutôt la gestion ( control). Or chez Marx déjà l'État asiatique est présenté comme le gestionnaire des eaux d'irrigation : La nécessité d'exercer un contrôle social sur une force naturelle, de l'utiliser, de la dompter et de se l'approprier en grand par le travail de l'homme, joue le rôle le 'plus décisif dans l'histoire de l'industrie. (...) La réglementation de l'adduction . des eaux constituait aux Inqes une des bases matérielles du pouvoir central de l'Etat sur les organismes dispersés et sans connexion 21 • 21. Karl Marx : Le Capital, traduction de J. Molitor, t. III, Paris 1924, pp. 203-204.
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