Le Contrat Social - anno III - n. 3 - maggio 1959

134 toute action juste et bonne est commandée par ce qui la dépasse ; mais il fut non moins solennellement déclaré que l'homme est une personne et doit être lui-même considéré non pas comme un moyen, mais comme une fin. Nous n'abuserons pas de ces majestueuses généralités dont nous voudrions seulement qu'elles aient conservé toute leur autorité tutélaire ; traduites dans le langage de la sagesse politique, elles signifient que l'homme d'État digne de ce nom est celui qui allie à la stimulante prévision d'une grandeur future le respect de l'homme et le sens du possible. On entend assez que nous nous représentons ainsi un être de raison ; toutefois les expériences actuelles montrent clairement comment on s'en peut éloigner ou rapprocher, et de quel côté sévit aujourd'hui la folie de la démesure. Les républiques « marxistes », ou qui se disent telles, ne sont pas seules à subir la pression de l'urgence ; en un temps qui bouscule les supputations prudentes, la France paraît vivre sa crise de croissance ou de mutation avec une intensité dont peu de Français· ont vraiment pris conscience. Ils ne comprennent pas que le sort de leur pays est désormais déterminé par les liens qui le rattachent, d'une part à la communauté européenne, de l'autre à la communauté africaine, cette dernière étant de beaucoup la plus préoccupante. Puisqu'il était évidemment chimérique de vouloir prolonger par la force l'empire colonial constitué au siècle dernier, il ne restait qu'à le transformer en une fédération que cimenteraient à la fois l'intérêt des parties contractantes et leur bonne volonté. C'est ce qu'on tente de faire depuis quelques mois et, disons-le très haut, avec un succès qui _pour le moment dépasse toute attente. N'empêche que la France devra constamment retenir dans son orbite les États associés, en leur démontrant qu'il n'est pas pour eux de meilleure chance que la fidélité à la cause commune, et qu'en pareille matière il faut donner beaucoup pour ne pas trop décevoir ; elle a assumé d'immenses responsabilités et doit énergiquement avancer sur la route choisie si elle ne veut pas tout perdre d'un seul coup. Dans cette situation, comment ne pas sentir que chaque minute est précieuse et qu'il faudrait pouvoir précipiter l'entière mise en valeur du continent noir ? Mais, la complexité de la tâche sautant pour ainsi dire aux yeux, on s'aperçoit aussitôt que la volonté d'aller très vite exigerait du peuple français de si lourds sacrifices qu'il ne se résignerait pas à les supporter, sa civilisation étant d'autre part mise en péril par un nivellement brusqué, par l'artificielle promotion de peuplades inéduquées. Le choix entre la hâte et la prudence n'est pas de ceux qui se résolvent par pile ou face ou par creuse idéologie ; il requiert constance et doigté, il veut que s'ajustent, pour parler en termes comtistes, l'ordre statique et le progrès. Dans un vieux pays libéral comme la France, les éléments pondérateurs, parmi lesquels on est tenu de placer routine, égoïsme et myopie, découBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ragent l'impatiente ambition des technocrates; en régime communiste ils ont toute licence de s'abandonner à la frénésie et, sur le papier, de reconstruire le monde par décret, dût-il en coûter ensuite des torrents de sueur., de sang et de larmes. Le mythe révolutionnaire secoué par les tempêtes du dernier demi-siècle, compromis par ses apparents triomphes, s'est condensé en l'image simpliste· d'une course de vitesse qu'il importe de gagner à tout prix, si l'on veut que sonne enfin l'heure béatifique. Pour les maîtres qui règnent à Moscou et à Pékin, l'édification du socialisme est très exactement une colonisation, destinée à transformer des peuples arriérés et faméliques au point qu'ils puissent rejoindre et dépasser ceux qui jouissent peu ou prou des richesses accumulées par l'essor capitaliste de l'Occident et de l'Amérique. Cette obsession du retard à faire disparaître, de la primauté technique à conquérir en un temps très court, se projette sur l'ensemble de la politique communiste et, d'abord, sur la politique intérieure, sur ce planisme implacable qui écrase l'homme vivant afin que naissent les centrales électriques ou thermo-nucléaires, les machines et les armes. Il existe des raisons positives, des raisons dures et droites comme une barre de fer qui, à partir de semblables prémisses, engendrent fatalement l'esclavage, la colonisation systématique et l'impérialisme. Revenant à la pensée de B. Pasternak, nous aurons le cruel courage de lui ôter, pour la nuancer, sa frappe antithétique. Que la vie soit consacrée à la préparation de ce qu'on tient pour un progrès, cela peut être admis ou même affirmé, mais à la condition expresse qu'on ne commence pas par la dépouiller de tout ce qui lui confère dignité et beauté. Volontaire et personnel, le sacrifice est sublime ; arbitrairement imposé à toute une génération en vue d'un résultat contestable ou très aléatoire, il devient monstrueux. Or il est bien clair que le mythe révolutionnaire est celui dont on se sert le plus couramment pour justifier l'immolation collective, et qui conserve aujourd'hui le plus de prestige. Considérer les révolutions .comme . une forme des fatalités de l'histoire, comme une catastrophe dont il est permis de faire sortir quelque bien, c'est parler raison ; mais les changer en leur légende, les parer d'une auréole, c'est exiger pour elles une idolâtrie qui enveloppe et légalise d'écrasantes tyrannies. En ce domaine plus qu'en aucun autre, l'effort de démystification paraît indispensable et urgent. Du même coup l'on comprend pourquoi l'état d'esprit progressiste, quelles qu'en soient les modalités,. cède facilement au vertige ou à la fascination ; dardé vers un avenir lumineux, il fait bon marché des transitions et il pactise avec le Moloch révolutionnaire sans bien apprécier sa légitimité et dans l'espérance naïve de le transfigurer. Notre siècle a grand besoin de remettre un peu d'ordre dans ses pensées. LÉON EMBRY.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==