CORRESPONDANCE n'était pas par goût morose de la solitude et nous accueillons avec satisfaction tout ce qui, de temps à autre, vient confirmer nos arguments avec des matériaux de bon aloi. Aussi semble-t-il indiqué, pour finir, de prendre acte d'un renfort inattendu qu'apporte l'Observer du Ier février sous forme d'un article d'Edward Crankshaw. Rompant avec sa kremlinologie habituelle, que nous avons maintes fois critiquée, M. Crankshaw, après un séjour instructif en Russie soviétique, expose ses observations qui confirment étonnamment les nôtres, formulées sans quitter Paris, sur Khrouchtchev et la « direction collective». Il repousse « l'exagération chronique en Occident de l'importance des Kremlin politics », c'est-à-dire des spéculations kremlinologiques. Si Khrouchtchev « devait disparaître demain, les rangs de ses collègues se serreraient immédiatement pour former un nouveau collectif ; et de ce collectif, après une lutte, émergerait une autre personnalité dominante en temps utile ». Le système soviétique, constamment modifié, peut « survivre à maintes crises de direction». L'Union soviétique est « plus forte qu'aucun candidat possible au leadership et se développe dans une sorte de voie somnambulique conformément à ses nécessités internes». Aucun leader « ne peut aspirer à la dictature absolue comme sous Staline». Le totalitarisme ne s'identifie pas à l'autorité individuelle. « La position de Khrouchtchev, avec tout son immense pouvoir personnel, est plus proche de celle, disons du premier ministre de Grande-Bretagne, que de celle de Staline ... » Cet article sur six colonnes ( An Autocrat with Clipped Wings) ne se prête guère aux citations, tant l'idée générale y est diffuse. Notons toutefois comment M. Crankshaw rapporte le « trait de plume» imputé par M. Rush à Khrouchtchev. Celui-ci, écrit-il, « fit appel ouvertement au Comité central qui, ayant horreur de tout ce qui ressemble aux manœuvres de Staline, lui donna son appui [à Khrouchtchev], même ceux qui ne le tiennent pas en haute estime, même certains qui étaient ses ennemis déclarés. Khrouchtchev émerge ainsi en champion de la légitimité dans le Parti, de la " démocratie intérieure du Parti ". On le présente, à tort ou à raison, comme un homme qui par sa nature ne saurait exister sans un large soutien ... »Khrouchtchev fit campagne à travers le pays pour gagner les organisations locales à sa politique, durant le printemps de 1957, puis s'adressa au Comité central : « Et le Comité central a répondu. » Quant au nouveau culte de la personnalité, quel leader politique n'a pas ses approbateurs ? Il n'empêche que le pouvoir de Khrouchtchev a des limites, voire des détracteurs. (Nous résumons fidèlement, quand il serait trop long de citer ; l'article vaut d'être lu entièrement par les spécialistes.) Les confirmations de M. Crankshaw, si intéressantes soient-elles 6 , sont d'ailleurs superfétatoires : la « théorie,, de M. Rush s'était déjà « effondrée en été 1957 » lorsque la majorité du Comité central, intervenant 5. M. Crankshaw a besoin de longues méditations pour arriver à conclure conformément à ce que la connaissance du bolchévisme et du stalinisme permet de déduire sans délai. Il a écrit en 1952 un excellent article démontrant l'impossibilité d'inciter Staline à la guerre générale comme à la paix véritable. Mais il aurait fallu l'écrire cinq ans plus tôt. Dès 1947 et 1948, contre tous les « experts ». les pseudo-soviétologues, les services secrets, les états-majors, etc., nous avions d0ment expliqué pourquoi la perspective de guerre (nucléaire) était exclue. Les évmements depuis dix ans ont confirmé nos vues au-delà de toute attente, surtout le discours secret de Khrouchtchev révélant le comportement de Staline au début Biblioteca Gino Bianco 125 contre la majorité du Praesidium, a rétabli Khrouchtchev au Secrétariat. Superfétatoire de même, encore que très intéressa11te aussi, la confirmation de M. Richard Lowenthal au sujet du discours secret de Khrouchtchev, dans le New Leader du 9 février : retour de Belgrade en 1955, Boulganine et Khrouchtchev s'étaient arrêtés à Sofia où, devant un auditoire de dirigeants et fonctionnaires sélectionnés, ils ont déballé le linge sale et sanglant de Staline dans les termes mêmes du discours secret de l'année suivante, discours qui n'a donc pas été une improvisation provoquée par une attaque imaginaire de Mikoïan. Abstraction faite de cette révélation nouvelle, M. Lowenthal a tort de prendre des gants avec un ergoteur incompétent comme M. Rush, car il est inconcevable que les discours de Mikoïan, Pankratova et I<hrouchtchev au Congrès n'aient pas été décidés, même dans le détail, au Praesidium ; cela ne souffre aucune discussion., à moins d'une sorte de révolution survenue antérieurement à l'insu de tous. Il ne s'agit là nullement de « théorie » mais de pratique. ' Les articles de B. Nicolaïevski., dans le Courrier socialiste, sur les querelles intestines actuelles au Comité central offriront une meilleure occasion de traiter ultérieurement des transformations du pouvoir soviétique. B. SoUVARINE Livres reçus - LÉON EMERY : L'Age romantique, II. Lyon, les Cahiers libres, 37., rue du Pensionnat, 1958, 322 pp. - DOSTOIEVSK:I Crime et Châtiment. Traduction, introduction, notes, bibliographie par Pierre Pascal. , Edition illustrée. Paris, « Chefs-d'œuvre étrangers », Classiques Garnier., Éditions Garnier frères, 1958, 773 pp. - Le Choléra, la première épidémie du XIXe siècle. Étude collective présentée par Louis Chevalier. Paris, Bibliothèque de la Révolution de 1848, 1958, 188 pp. - p AULTHIBAUDet BENIGNOCACÉRÈS: Regards neufs sur les budgets familiaux. Initiation aux mécanismes économiques. Paris, Éditions du Seuil, 1958, 192 pp. - La Vérité sur l'affaire Nagy. Préface d'Albert Camus, avec une posûace de François Fejto. Paris, Plon, 1958, 256 pp. - Ostlicht. Russische Lyrik und Prosa der « Tauwetterperiode » 1956 und 1957. Édité par Vladimir Shabinsky. Berlin, Ikulta, 1958, 178 pp. - Un changement d'espérance. A la rencontre du réarmement moral. Témoignages et faits réunis sous la direction de Gabriel Marcel. Paris, Plon, 1958., 281 pp. de la deuxième guerre mondiale. Cf. nos articles de l'Observateur des Deux Mondes intitulés Ni paix, ni guerre (juin 1948) ; Ni guerre, ni paix (juillet 1948) ; Guerr, et paix (septembre 1948). Après la mort de Staline, les « sp~ialistes » officiels ou attitrés ont daigné convenir que le risque de gu rre générale n'avait pas existé, mais en exprimant leur inquiétud quant aux dangers dont les successeurs de Staline mena nt la paix en Orient et n Occident. D s conc ptions aussi erronées, qui prévalent dans les mili ux offici ls, encourag nt Khrouchtchev dan son chantage p rmancnt ur 1 plan de la politique extérieure et lui ont d~jà procur be uc up d'avantages.
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