122 qu'il en soit, il est possible de définir l'origine intellectuelle de notre désaccord : il remonte à ce que nous envisageons les conséquences politiques de la mort de Staline d'une manière différente. Selon M. Souvarine, une oligarchie, ou « direction collective », s'est vite attribué tous les pouvoirs de Staline, établissant ainsi un régime stable. La thèse que je soutiens, au contraire, est que la mort de Staline a produit une crise de succession sérieuse. Ces théories contradictoires donnent naissance à des notions opposées en ce qui regarde le caractère de la politique soviétique et le procédé qu'il faut suivre en interprétant ce qui s'y passe. Si la théorie oligarchique de M. Souvarine est exacte, il faut avant tout chercher à influencer l'oligarchie. Dans ce cas, c'est une erreur d'admettre que le pouvoir souverain est l'objet d'une lutte acharnée, et rechercher les symptômes symboliques ou autres des tournants d'une telle lutte est peine perdue. Or la théorie oligarchique s'est effondrée en été 1957 lorsque Khrouchtchev a éliminé d'un trait de plume cinq sur les onze membres du Présidium, c'est-à-dire presque la moitié du groupe que jusqu'à ce jour-là M. Souvarine avait identifié avec l'oligarchie. A présent il précise que c'est le Comité central qui est devenu souverain à la mort de Staline. Mais presque 40 pour cent du C. C. stalinien se sont vus dépouillés de leur mandat; qui donc a dépourvu ces oligarques de leur souveraineté ? Un observateur naïf de la scène contemporaine pourrait en soupçonner Khrouchtchev. Mais M. Souvarine voit Khrouchtchev sous une lumière différente : Khrouchtchev est le porte-parole du groupe dirigeant depuis mars 1953, sans doute parce qu'il rassure ses pairs et s'aligne sur leur médiocrité moyenne. Il parle tout le temps parce qu'il sait parler mieux que les autres, mais il parle en leur nom à tous. Dans les divergences de vues, la minorité accepte les décisions de la majorité, à moins d'aller jusqu'à une crise, et le Comité central tranche. Khrouchtchev subirait exactement le sort de Joukov s'il n'interprétait pas la politique de la « direction collective ». D'après l'expression de M. Souvarine, quelqu'un qui peut croire cela peut croire n'importe quoi. Les événements de la période post-stalinienne suggèrent une conception tout à fait différente du rôle joué par Khrouchtchev, à savoir qu'il a sciemment augmenté sa puissance à ce point que dans la seconde moitié de 1957 il a finalement réussi à se faire dictateur, apportant ainsi une solution à la crise de succession. Or il peut mourir ou tomber malade; un coup d'État peut l'éliminer si son programme ambitieux subit un échec éclatant ou si, suivant l'exemple de Staline après 1930, il essaie d'assassiner ses rivaux. Mais s'il déchoit du pouvoir d'une manière quelconque dans les années qui viennent, il y aura, d'après ma théorie, une nouvelle crise de succession, apportant des changements radicaux dans la composition du Comité central et du Présidium dans un délai de quelques années. La théorie d'après laquelle la mort de Staline fut suivie d'une crise de succession a été, à ce qu'il me semble, largement confirmée par les événements survenus depuis. Les prédictions que j'en ai tirées sont également sujettes à l'épreuve des développements à venir. Par contre, la théorie soutenue par M. Souvarine, selon laquelle une oligarchie inébranlable et inscrutable détient le pouvoir depuis 1953, est soustraite au contrôle des événements. Que Molotov soit écarté du ministère des Affaires étrangères ou Joukov de celui de la Défense, M. Souvarine trouvera une explication ôtant à ces événements toute signification politique. Il ne voit rien de remarquable au fait que sept secrétaires du Parti furent conjoints au Présidium au cours d'une année tandis que sept membres du gouvernement en furent éca;rtés. De même, quand Khrouchtchev s'attribue la position de chef du gouvernement, M. Souvarine nous dit que les mobiles qui le font BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL agir de cette façon sont trop obscurs pour permettre même une tentative d'explication. Ainsi, en détournant ses yeux de ce qui se passe, l'éminent historien du stalinisme met sa théorie oligarclJ,ique à l'abri de toute épreuve. Pour finir, une mise au point importante. M. Souvarine reproduit les noms de dix-sept personnes que j'ai remerciées de services divers dans mon avant-propos ; il les nomme mes « advisers » et « conseillers ». Il se plaît à appeler mon livre une « mosaïque disparate » produite par « dixhuit spécialistes» plutôt que l'œuvre de l'auteur qu'il appelle le «signataire». Or ses efforts d'impliquer des spectateurs innocents dans les crimes intellectuels qu'il m'attribue sont entièrement gratuits. Ainsi qu'il ressort clairement de mon avant-propos, il y a parmi les personnes auxquelles j'ai offert mes remerciements des rédacteurs, des amis qui n'ont connu que mes premières pensées, et des collègues qui m'ont adressé des critiques par/ ois sévères, critiques que j'ai essayé de désarmer par une « meilleure documentation». Je tiens à préciser - quoique cela aille de soi - que je suis l'auteur responsable et non le « signataire » de mon livre et que lespersonnes mentionnées dans l'avant-propos n'ont aucune responsabilité pour son contenu. Myron Rush. On pourrait s'en tenir. là, mais les questions soulevées dépassent de beaucoup la personne de M. Rush, elles mettent en cause la fâcheuse kremlinologie qui, depuis bientôt vingt ans, inspire la politique déficiente des démocraties occidentales devant l'entreprise pseudocommuniste de domination universelle. L'humanité n'a pas fini d'expier les funestes illusions, les idées fausses qui ont guidé F. D. Roosevelt et W. Churchill dans leurs relations avec Staline : l'un de leurs advisers , avait été Edouard Bénès, et les autres ne valaient pas davantage. Après eux, H. Truman a donné la mesure de son information en déclarant que Staline était un « type convenable», mais malheureusement << prisonnier du Politburo » (discours du 12 juin 1948). Plus récemment, les milieux «autorisés» de Washington tenaient pour acquise l' «amitié »· (sic) entre le maréchal Joukov et le président Eisenhower. Et les personnages les mieux « renseignés » de la capitale fédérale américaine ont publiquement annoncé un coup d'État militaire imminent à Moscou, en octobre 1957, à la veille du jour où Joukov allait tomber en disgrâce. Dans ces conditions peu rassurantes, qui favorisent constamment la stratégie totalitaire adverse dans la guerre froide et condamnent la timide défensive démocratique à des échecs successifs, on a jugé bon de répondre à la lettre de M. Rush, malgré les redites inévitables, étant entendu qu'à travers ce kremlinologiste en délire, la réplique ci-après de B. Souvarine s'adresse à toute une école. LE LECTEURque cela intéresse pourra se reporter au début de notre compte rendu (n ° 5, p. 303) où sont citées mot à mot les expressions de M. Rush relatives au concours des dix-sept personnes qu'il a consultées, définissant éxactement la part de chacune. Par conséquent la rectification ne rectifie rien, en ce qui les concerne : elle vise seulement à tirer d'un mauvais pas l'« auteur responsable» des bévues dont la préface répartit, à tort ou à raison, les mérites"sur dix-huit noms. - Comme le montre sa lettre, M. Rush ne veut tenir aucun compte d'aucun fait ni d'aucun argument. Il a, dit-il, une « théorie », bien'!"grand motJpour une aussi petite chose, et l'oppose à certaine « théorie oligarchique »
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