RAYMOND ARON une ce~aine violence, paralysie des gouvernants lorsque tous les groupes, tous les intérêts particuliers réussissent à plaider trop bruyamment leur cause. On craint souvent que la science politique ne soit redoutable pour les démocraties parce qu'elle les montre telles qu'elles sont, dans leur inévitable et bourgeoise imperfection. Je ne crois guère à ce danger. Ne l'oublions pas : la démocratie est le seul régime, au fond, qui avoue, que dis-je, qui proclame que l'histoire des États est et doit être écrite non en vers mais en prose. QU'IL s' AGISSE de science ou de politique, Max Weber visait le même but : dégager l'éthique propre à une activité qu'il voulait conforme à sa finalité. Le savant doit refouler les sentiments qui le lient à l'objet, les jugements de valeur qui surgissent spontanément en lui et commandent son attitude à l'égard de la société, celle d'hier qu'il explore et celle d'aujourd'hui qu'il désire, quoi qu'il en ait, sauvegarder, détruire ou changer. Accepter le caractère indéfini de la recherche positive et, au profit d'une enquête dont on ignore le terme, désenchanter le monde de la nature et celui des hommes, tel est le pathétique qu'il découvrait à ses auditeurs et qu'il les sommait d'assumer au nom du choix qu'ils avaient fait de la carrière scientifique. Le pathétique de l'action était lié, à ses yeux, à l'antithèse des deux morales, morale de la responsabilité et morale de la conviction. Ou bien j'obéis à mes convictions - pacifistes ou révolutionnaires, peu importe - sans me soucier des conséquences de mes actes, ou bien je me tiens pour comptable de ce que je fais, même sans l'avoir directement voulu, et alors les bonnes intentions et les cœurs purs ne suffisent pas à justifier les acteurs. En même temps, Max Weber ne se lassait pas de souligner le décalage entre les projets des hommes et les suites de leurs actes. Ce qu'une génération a librement voulu est, pour la génération suivante, destin inexorable. Les puritains choisissaient d'être hommes de métier, les hommes d'aujourd'hui sont contraints de l'être. Nous ne sommes pas tentés de mettre en doute le perpétuel écart entre ce que les hommes souhaitent et ce qu'ils subissent, quand nous évoquons les espoirs de Lénine et que nous observons la réalité du stalinisme, quand nous nous souvenons de la foi qui soulevait tant de jeunes Allemands en 1932 ou en 1933 et que nous nous rappelons certaines horreurs du nazisme Oui, ! 'histoire est la tragédie d'une humanité qui fait son histoire mais qui ne sait pas l'histoire qu'elle fait. L'action politique n'est rien si elle n'est l'effort inlassable pour agir dans la clarté et n'être pas trahie par les suites des initiatives qu'elle a prises. Biblioteca Gino Bianco 95 La morale de l'homme d'action est bien celle de la responsabilité. Mais qu'on ne prenne pas une telle affirmation à la légère. Elle exclut la soumission aux règles d'une éthique formelle dans le style kantien ou aux impératifs sublimes du Sermon sur la montagne. L'État est l'institution qui possède, dans une collectivité donnée, le monopole de la violence légitime. Entrer dans la politique, c'est participer à des conflits dont l'enjeu est la puissance - puissance d'influer sur l'État et par là même sur la collectivité. Du même coup, on s'oblige à se soumettre aux lois de l'action, fussent-elles contraires à nos préférences intimes et aux dix commandements, on conclut un pacte avec les puissances infernales, on se condamne soi-même à la logique de l'effi- . , cac1te. A qui en avait Max Weber à l'époque où, au lendemain de la première guerre mondiale, il écrivait Politik ais Beruf? II visait surtout, me semble-t-il, deux catégories d'hommes, ceux que nous appellerions en français les pacifistes d'inspiration chrétienne et les révolutionnaires de principe. Aux premiers, auxquels il ne refusait nullement l'estime personnelle, il reprochait de ne pas tenir compte des conséquences de leurs propos ou de leurs écrits. Charger son pays de toutes les responsabilités ne contribue pas à rétablir la paix entre les pays. En affaiblissant la position morale du vaincu, on prépare un traité dont la rigueur et l'injustice empêcheront l'apaisement et la réconciliation. Aux seconds, il reprochait de transfigurer un but légitime - une transformation du régime économique et social - en une valeur absolue de telle sorte que la révolution, aux yeux de ses fidèles, ne saurait jamais être payée trop cher. Le dialogue avec les pacifistes d'inspiration chrétienne a, je crois, perdu aujourd'hui sa signification. Il n'y a plus guère de tels pacifistes en un monde où la guerre est devenue quasi permanente. Ceux qui se donnent pour tels camouflent la plupart du temps une prise de position plus politique que spirituelle. Plus fort serait aujourd'hui le pacifisme par réflexion, la conviction raisonnable que la guerre moderne est, pour ceux qui en sont les victimes, dont le territoire sert de champ de bataille, en tout état de cause une catastrophe. Mais cette conviction ne deviendrait facteur de paix qu'à la condition d'être partagée par tous les hommes d'État, par tous les peuples. Or les communistes sont tenus par leur doctrine à croire que la phase historique, qu'ils baptisent révolution mondiale, sera remplie de luttes gigantesques, dont le socialisme universel sera l'aboutissement nécessaire. Pour une telle fin, même une guerre atomique ne serait pas un prix trop élevé. Quant aux révolutionnaires, contre lesquels se dressait Max Weber, ils étaient surtout des idéalistes, proches les uns des pacifistes d'inspiration chrétienne, les autres des anarchistes ou des utopistes. Aujourd'hui, les révolutionnaires
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