94 cience critique est, en sociologie ou en économie politique, constitutive de la conscience scientifique elle-même. 3. Enfin, l'absence de restriction au droit de désenchanter le réel. Entre l'idée d'un certain régime et le fonctionnement de ce même régime, entre la démocratie que nous avons tous rêvée sous la tyrannie et le système des partis tel qu'il s'est instauré dans l'Europe occidentale, le décalage n'est pas mince. Mais cette déception est pour une part inévitable. Toute démocratie est oligarchie, toute institution est imparfaitement représentative, tout gouvernement qui doit obtenir l'assentiment de groupes ou de personnes multiples agit lentement et doit tenir compte des sottises ou des égoïsmes humains. La première leçon qu'un sociologue doit transmettre à ses étudiants, quitte à décevoir leur ardeur de croire et de servir, est qu'il n'y a jamais eu un régime parfait. Il est rare qu'un savant use de ces trois libertés, simultanément et sans limites, il serait presque inhumain qu'il le fît. La communauté des sciences sociales a précisément pour fonction de créer, par le dialogue et par la critique mutuelle, l'équivalent de ces trois libertés. L'autre me montre la part d'interprétation que comportent les faits bruts que je crois constater ou les conséquences fâcheuses des institutions dont j'étais tenté de n'apercevoir que les mérites. C'est dans et par l'ensemble de la communauté que les sciences sociales tendent à n'écarter aucun fait, à n'épargner la critique à aucune valeur, à accumuler tout à la fois les connaissances et les doutes en précisant impitoyablement les conditions extérieures et les hypothèses préalables auxquelles est suspendue la vérité des propositions générales. Du même coup, on aperçoit à quelle fin répond cette libre communauté des sciences sociales et pourquoi tant de gouvernants la redoutent. Seule la science critique empêche que l'histoire .ou la sociologie glisse de la connaissance positive ·_à la mythologie, mais beaucoup de régimes ne souhaitent pas empêcher ce glissement. Les événements de l'histoire ont tout ce qu'il faut pour être transfigurés en mythologie. Ils sont proches de nous, ils sont humains: nous sommes inévitablement tentés de les attribuer à la volonté claire et résolue de quelques personnages, individus ou groupes, qui deviennent angéliques ou monstrueux en raison même du bien et du mal démesurés qu'ils sont censés répandre. La plupart des hommes du xxe siècle ne savent pas comment expliquer les phénomènes qui auraient été naguère considérés comme miraculeux, le vol du plus lourd que l'air, la transmission à distance du son et de l'image, mais ils savent que ces phénomènes s'expliquent rationnellement. L'électricité n'est une fée que pour les enfants. Le capitalisme, le communisme, Wall Street sont de~ démons pour des millions de grandes personnes. L'histoire incite à la mythologie par sa structure même, par le contraste BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL entre l'intelligibilité partielle et le mystère du tout, entre le rôle évident des volontés humaines et les démentis non moins évidents que les événements leur infligent, par l'hésitation du spectateur entre l'indignation, comme si nous étions tous et chacun responsables de ce qui se passe, et l'horreur passive, comme si nous étions en présence d'une fatalité inhumaine. Les concepts .de la science deviennent, si nous n'y prenons garde, les personnages de la mythologie. Il suffit de confondre nos schémas avec le réel, d'oublier les sens multiples des phénomènes dispersés que désigne un terme comme capitalisme ou socialisme, et bientôt la substitution s'est faite. Nous ne sommes plus en présence d'hommes et d'institutions, de significations immanentes à la conduite de ceux-là et à la structure de celles-ci, mais d'une force mystérieuse, qui a gardé la signification que nous attachions au mot, mais perdu le lien avec les faits. L'Histoire, désormais avec une majuscule, devient le lieu de combats grandioses entre Idées. Les sciences historiques ·ne suppriment pas le mystère des ensembles supra-individuels, mais elles le dépoétisent. La dialogue des savants sur le devenir des collectivités n'enseigne ni le scepticisme ni l'irrespect, mais il interdit de diviniser les choses temporelles, il ramène sur la terre ceux des hommes ou des régimes qu'on élève au-dessus du sort commun. Les gouvernements despotiques ne peuvent guère ne pas prendre ombrage des sciences sociales, dès lors que celles-ci ne se bornent pas à l'étude des techniques administratives et vont jusqu'au bout de leur mission. Même si, par prudence ou par nécessité, le sociologue ou l'historien s'abstient d'étudier les caractères des césarismes anciens et modernes, · même s'il borne son étude aux régimes différents de celui sous lequel il vit, l'étudiant ne peut pas ne pas comprendre que la même méthode devrait s'appliquer à ses maîtres et qu'elle enlèverait à ces derniers l'auréole de perfection ou d'infaillibilité. Par crainte d'être accusés d'antidémocratisme, ne nous arrêtons pas devant l'analyse des institutions parlementaires telles qu'elles fonctionnent à l'heure présente en Europe. La ·science ne nous dira pas qu'il faut être favorable à la démocratie, ni que celle-ci est en tant que telle supérieure aux autres formes de gou·vernement praticables en notre siècle. Elle montre les risques illimités que comportent .les régimes de parti unique pour certaines valeurs que le professeur, attaché à la tradition séculaire des univer~ités, tient pour sacrées. Elle montre quelles relatives garanties le système des partis multiples donne et d'un certain respect des droits personnels et du caractère constitutionnel des pouvoirs et de leur exercice. Elle montre aussi quels risques sont immanents à ce régime : instabilité de l'exécutif, dans le cas où aucune majorité Jne Ise dégage, 1f décomposition sociale lorsque les luttes de partis ou de classes dépassent
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