92 Plus important pour nous, qui nous occupons de science humaine, est le second phénomène, la menace que font peser sur les universités et sur la science certains régimes politiques. On a connu la « mathématique aryenne », on connaît aujourd'hui un État qui tranche la querelle scientifique relative· à l'hérédité des caractères acquis ou à la théorie mendélienne. Les deux exemples sont de caractère différent. Après tout, je ne pe11se pas qu'il y ait eu beaucoup de mathématiciens allemands qui aient pris au sérieux la distinction entre« mathématique aryenne» et« mathématique enjuivée», ni beaucoup de physiciens qui aient tenu Einstein pour disqualifié à cause de sa race ou de sa religion. Mais il était grave qu'en un pays comme l'Allemagne tant de savants fussent obligés de tolérer silencieusement cette comédie indigne comme s'ils la prenaient au sérieux et, par là même, de porter une atteinte grave à cette République internationale des esprits qui est la communauté, naturelle et nécessaire, des savants. Rien n'est plus faux que l'idée selon laquelle le savant travaillerait seul, livré à sa fantaisie ou à son génie. Les mathématicie11s, les physiciens, les biologistes, séparés par les frontières, dispersés à travers la planète, sont tenus ensemble par les liens, invisibles et puissants, d'une communauté de recherches, de règles intellectuelles, informulées mais obligatoires. Les problèmes à résoudre leur sont fournis par l'état d'avancement des sciences (ainsi s'explique la fréquence des découvertes simultanées). Une conception implicite et quasi spontanée de ce qu'est une vérité les amène à écarter tels types de solutions, à accepter les critiques réciproques, à s'enrichir par les échanges. Certaines spéculations, mathématiques ou physiques, sont devenues à tel point subtiles que la République de la Science ne comporte plus, à travers le monde, que quelques membres. Ces spéculations n'en sont pas moins en droit universelles, adressées à tous les esprits capables de les saisir et rebelles à toute instruction qui serait extérieure à leur essence. Mon ami Cavaillès, mathématicien et philosophe, écrivit un ouvrage de logique mathématique alors qu'il était pourchassé par la police. Français et soldat, il se battait contre l'occupant. Logicien, il restait disciple de Cantor, de Hilbert ou de Husserl. Au juge d'instruction il témoignait de l'admiration qu'il gardait pour le meilleur de la culture allemande. L'idée ne l'effleurait pas que les conflits collectifs, ceux même qu'il assumait au point d'y sacrifier sa vie, pussent pénétrer dans le sanctuaire de la pensée fidèle à sa vocation, c'està-dire à la recherche de la Vérité. Quand un État ou un parti prétend dicter à la science ses objets d'études ou les lois de son activité, quand il prétend exclure tel individu ou telle nation, quand il va jusqu'à arbitrer des controverses qui relèvent .dr l'expérience ou du raisonnement, il ne suffit pas d'évoquer, selon BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL une formule banale, l'oppression des individus par la collectivité. Il s~agit de l'intervention illégitime d'une collectivité politique dans l'activité d'une collectivité spirituelle, il s'agit, en d'autres termes, du totalitarisme, saisi à sa racine même. L'invention la plus redoutable du totalitarisme, c'est précisément de subordonner les œuvres multiples dont l'homme est créateur à la volonté exclusive d'un parti et parfois d'un homme. G. Simmel, dans sa Sociologie, a décrit de brillante manière la pluralité des cercles sociaux auxquels chacun de nous appartient, et il voyait dans cette pluralité la condition de la libération progressive des individus. Ce souvenir nous permet de juger les tentatives de totalitarisme pour ce qu'elles sont : des efforts proprement réactionnaires pour ramener les sociétés au stade primitif où les disciplines sociales tendaient à embrasser tous les individus et les individus tout entiers. Certes, on observe une détermination partielle de la science par des facteurs sociaux, historiques, éventuellement raciaux. Il n'est pas inconcevable que telle race soit mieux douée qu'une autre pour une certaine sorte de travaux ou encline à une certaine manière de penser le monde, encore qu'il soit presque impossible d'isoler l'action de la race. La plupart des généralisations en cette matière, ont été démontrées fausses. Les autres sont indémontrables. Mais quel que soit le degré de la détermination de la sciencedes questions qu'elle se pose, des idées philosophiques dans lesquelles elle s'exprime - par des circonstances extérieures, ceux qui invoquent cette détermination de fait pour justifier l'orientation autoritaire de la science par les pouvoirs publics commettent une erreur fatale. Les savants sont en même temps les hommes d'une société particulière, d'une époque donnée. L'orientation et le style des. recherches sont marqués par le caractère des hommes et non pas des seuls savants, car les uns ne sont jamais rigoureusement séparables des autres. Malgré tout, la différence demeure fondamentale entre l'influence que le milieu exerce de lui-même ·sur la science, en passant par la spontanéité des savants, et celle que les chefs politiques exerceraient s'ils s'arrogeaient le droit de fixer à la science ses objectifs, puis ses méthodes, finalement ses résultats. Dans le premier cas, la communauté de la science continue d'obéir, pour l'essentiel, à ses lois spécifiques. Dans l'autre, elle abdiquerait son autonomie et mettrait en péril, du même coup, sa vocation et ses progrès ulté- • rieurs. En Grande-Bretagne même on a, au lendemain de la guerre, discuté de l'indépendance de la science. Quelques savants, impressionnés par l'exemple soviétique, souhaitaient l'établissement d'un plan de recherches, avec répartition rationnelle des ressources matérielles et humaines entre les différents laboratoires, chacun recevant sa mission particulière. Les savants britanniques
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