Le Contrat Social - anno III - n. 2 - marzo 1959

RAYMOND ARON ultérieure, comme le moyen actuel peut être la fin d'une autre action. Bien plus, il est douteux que l'attitude adoptée par la personne soit réductible à une telle distinction. En adoptant une certaine perspective sur l'histoire, on est tout près d'adhérer à un parti, de souscrire à une technique d'organisation et d'action. La perspective globale est autant choix des moyens que de la fin. Max Weber n'ignorait pas qu'il en va ainsi. Le marxiste s'imagine qu'il possède l'interprétation vraie d'un mouvement de l'histoire à la fois nécessaire et souhaitable et que cette interprétation implique l'adhésion à un parti et à une méthode d'action. L'expérience a prouvé que cette philosophie ne supprimait ni le doute sur les partis ni le doute sur les méthodes. Nuls ne se combattent aussi impitoyablement que ceux qui se réclament du même maître. En dehors même de cette expérience, Max Weber aurait nié qu'une philosophie de l'histoire pût à la fois annoncer un avenir certain et dicter impérativement une attitude. La prévision de l'avenir suppose le déterminisme et celui-ci, orienté vers un terme à venir, est aussi partiel et plus probabiliste encore que dans l'usage rétrospectif. Les caractères de la société future que dans le meilleur cas nous sommes susceptibles de connaître à l'avance laissent place à des jugements de valeur contradictoires parce qu'ils ne satisfont pas toutes les aspirations de l'homme. Nous ne sommes jamais moralement contraints d'aimer ce que la science nous annonce. Libres de hâter ou de retarder l'évolution qu'on nous baptise inévitable, nous nous retrouvons devant le choix d'une perspective globale, dans une situation comparable à celle qui confronte l'homme d'action en une conjoncture singulière : nous observons des faits, nous souhaitons des fins déterminées, et nous choisissons à nos risques et périls, sans avoir le droit d'invoquer ni une totalité qui ne nous est pas accessible, ni une nécessité qui n'est que l'alibi de notre résignation ou de notre foi, ni une réconciliation des hommes et des dieux, qui n'est qu'une idée située à l'horizon de l'histoire. Ce qui est en question, ce n'est donc ni le schéma moyen-fin, effectivement trop simple, ni la distinction faits-valeurs, dont la portée philosophique est discutable. Pour réfuter la pensée de Max Weber, il faudrait démontrer soit que la science nous découvre la vérité de l'histoire totale, soit qu'elle connaît à l'avance un avenir prédéterminé, soit qu'elle promet la résolution des conflits entre les collectivités et les valeurs. M AX WEBERavait à cœur de démontrer que la science, bien qu'elle aboutît à dépouiller le monde de ses charmes, bien qu'elle ftît par essence inachevée, avait un sens et méritait qu'on s'y consacrit. Il se battait sur deux fronts, contre ceux qui Biblioteca Gino Bianco 91 risquaient de corrompre la pureté de la pensée rationnelle en y mêlant des prises de position politiques ou des effusions sentimentales, contre ceux qui faussaient la signification de la science en lui prêtant la capacité de saisir le secret de la nature ou de l'homme. La défense et illustration de la science revêt, dans les discours de Max Weber, un ton pathétique parce qu'on y sent l'écho amorti d'une nostalgie et l'impatience d'un homme d'action. Nostalgie des temps où la connaissance n'était pas seulement un chaînon d'une chaîne sans fin, mais plénitude et accomplissement. Impatience d'un homme d'action qui demande à la science la connaissance des moyens et des conséquences, mais qui sait à l'avance qu'elle ne le délivrera pas de l'obligation de choisir, parce que les dieux sont multiples et les valeurs contradictoires. Die Entzauberungder Welt durchdie Wissenschaft, le désenchantement du monde par la science continue. Moins que jamais la science authentique, qu'il s'agisse de la physique ou de la sociologie, nous donne de l'univers, cosmique ou humain, une image achevée, dans laquelle on pourrait lire notre destin ou notre devoir. Mais deux phénomènes sont intervenus qui font peser sur les universités, en Europe et au-delà de l'Europe, une sourde angoisse. Les moyens de détruire, mis par les progrès de la science à la disposition des chefs civils ou militaires, sont devenus à ce point démesurés que les savants, responsables de ces découvertes et de leur application, s'interrogent sur leurs responsabilités. Nous connaissons, en notre siècle, des tyrannies positives, qui ne se bornent pas à, imposer aux savants un serment de fidélité à l'Etat - ce qui pourrait être odieux pour les hommes, mais non mortel pour la science - pour qui le fait de chercher et de dire la vérité objectivement est insupportable. Ces tyrannies prétendent imposer aux universités une doctrine qui se veut totale et qui n'est qu'une dérisoire caricature des grandes synthèses religieuses du passé. Sur le premier phénomène, je ne dirai que quelques mots. Tout accroissement de la capacité de produire a été accompagné, depuis quelques siècles, par un accroissement de la capacité de détruire. La nouveauté est uniquement dans l'ordre de grandeur. C'est l'augmentation de quantité qui crée la différence de qualité. Le savant, individuellement, ne saurait guère prendre de précautions contre l'exploitation de ses travaux par l'industrie de guerre. Collectivement, s'il se dérobe au service de l'État, il favorise d'autres États, ceux-là mêmes qui réduisent le plus les libertés des individus. Les associations de savants, dès qu'elles discutent de la paix ou de la guerre, sont des associations politiques et non scientifiques. Leurs appels seraient plus convaincants s'ils ne manifestaient souvent, en matière de diplomatie, une naïveté égale à l'autorité qu'on attribue, de confiance, à leurs auteurs en fait de physique nucléaire.

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