RAYMOND ARON sociale, par les premières interventions personnelles de l'empereur dans la diplomatie, plus profondément encore par la réflexion sur l'héritage bismarckien. Quelle est la mission de l' Allemagne, après l'achèvement de l'unité ? Quel doit être son rôle sur la scène mondiale ? Quel régime est susceptible de rétablir l'unité de la nation ? La génération de Max Weber se pose spontanément de telles questions auxquelles l'histoire devait donner de tragiques réponses. Des motifs plus personnels expliquent aussi son attitude. Il n'a cessé de souligner que la politique n'avait rien à faire dans les salles de cours, il a répété que les vertus du politique étaient incompatibles avec celles du savant. Mais son souci de séparer n'était pas plus aigu que sa conscience du lien entre les deux activités. On ne peut pas être en même temps homme d'action et homme d'études, sans porter atteinte à la dignité de l'un et de l'autre métier, sans manquer à la vocation et de l'un et de l'autre. Mais on peut prendre des positions politiques en dehors de l'université, et la possession du savoir objectif, si elle n'est peut-être pas indispensable, est à coup sûr favorable à une action raisonnable. En bref, les relations entre science et politique, dans la pensée de Max Weber, ne sont pas caractérisées seulement, comme on le dit toujours, par la distinction nécessaire. La science qu'il conçoit est celle qui est susceptible de servir l'homme d'action, de même que l'attitude de celui-ci diffère en sa fin, mais non pas en sa structure, de celle de l'homme de science. L'homme d'action est celui qui, en une conjoncture singulière et unique, choisit en fonction de ses valeurs et introduit dans le réseau du déterminisme un fait nouveau. Les conséquences de la décision prise ne sont pas rigoureusement prévisibles, dans la mesure même où la conjoncture est unique. Il n'y a de prévision scientifique que des successions d'événements susceptibles de se répéter, en d'autres termes de rapports dégagés du concret et élevés à un certain niveau de généralité. La décision raisonnable n'en exige f, as moins que l'on applique à la conjoncture ensemble des connaissances abstraites dont on dispose, non pour éliminer, mais pour réduire et pour isoler l'élément d'imprévisible singularité. Une science qui analyse les rapports de cause à effet, telle que la souhaitait Max Weber en théorie, est donc celle même qui répond aux besoins de l'homme d'action. La théorie de la causalité historique, fondée sur des calculs rétrospectifs de probabilité - qu'est-ce qui se serait passé si... ? - n'est rien de plus que la reconstitution approximative des délibérations qui ont été ou qui auraient pu être celles des acteurs. Agir raisonnablement, c'est, après réflexion, prendre la décision qui donne la meilleure chance d'atteindre le but que l'on vise. Une théorie de l'action est une théorie du risque en même temps Biblioteca Gino Bianco 89 qu'une théorie de la causalité. L'historien qui s'interroge sur la causalité historique ranime, après coup, dans son esprit, les possibles évanouis que les acteurs envisageaient ou auraient pu envisager dans les délibérations qui précédèrent leur décision. L'interrogation causale ne s'applique pas seulement à des décisions réfléchies d'un ou de plusieurs individus. On pose la question : que se serait-il passé si... ? aussi bien à propos d'événements qui n'ont été voulus par personne (intervention de phénomènes physiques, tempêtes, épuisement de mines d'or, défaite ou victoire dans une bataille, etc.) qu'à propos de décisions personnelles. L'effort pour éviter l'illusion rétrospective de fatalité n'en est pas moins caractéristique de l'historien politique, de l'historien qui, s'intéressant aux hommes et à leurs luttes, veut sauvegarder, dans la résurrection du passé, la dimension propre de l'actionà savoir l'incertitude de l'avenir, incertitude qui ne saurait être sauvegardée par l'historien qu'en maintenant, contre la sanction de l'événement, que le réel n'était pas à l'avance écrit et qu'il dépendait de telles personnes ou de telles circonstances que la marche de l'histoire fût autre. Le lien entre la science et la politique de Max Weber apparaît tout aussi étroit si l'on considère l'autre aspect, non plus la relation causale mais les valeurs, rapport aux valeurs dans le cas de la science, affirmation de valeurs dans celui de l'action. Le choix des faits, l'élaboration des concepts, la détermination de l'objet, disait Max Weber, sont marqués par l'orientation de notre curiosité. La science naturelle sélectionne, dans l'infini du donné sensible, les phénomènes susceptibles de se répéter et construit l'édifice des lois. La science de la« culture» sélectionne, dans l'infini des événements humains, ce qui se rapporte. aux valeurs, valeurs des contemporains ou valeurs de l'historien, et élabore soit l'histoire, si le savant fixe son attention sur la suite unique des faits ou des sociétés, soit les diverses sciences sociales qui considèrent les consécutions régulières ou les ensembles relativement stables. La science historique ou la science de « culture», telle que la concevait Max Weber, était la compréhension de la manière dont les hommes avaient vécu, du sens qu'ils avaient donné à leur existence,. de la hiérarchie qu'ils avaient éta~~e entre les, valeurs, cependant que l'action polittq ue est l effort, dans des circonstances que nous n'avons pas choisies, pour promouvoir ces valeurs, constitutives de notre communauté et de notre être même. La compréhension d'autrui n'implique .pas la ~éfle_xion sur soi-même. La compréhension de 1action menée par les autres dans le passé ne conduit pas nécessairement à la volonté d'agir dans le présent. 11 n'y en a pas moins, philosophiquement, et, pour employer le jargon à la mode, existentiellement, un lien entre la con-
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