• Y.LÉVY fondie, mise en forme par Rousseau qui, sous l'influence de Hobbes peut-être, et à coup sûr de Machiavel, s'efforce de lui donner un fondement réel en prenant pour point de départ l'intérêt personnel. Mais l'appel à la vertu vient priver le système de sa base. Si d'ailleurs il cite Machiavel, il est curieux qu'il s'agisse de deux passages déjà utilisés par Montesquieu (cf. supra, note 21 ), et où Montesquieu avait très clairement lu que l'harmonie sociale naît des divisions, des partis. On ne peut se défaire de l'impression que, plus ou moins consciemment, Rousseau, qui respectait en Machiavel un grand républicain, s'est efforcé d'annexer, en les interprétant à faux, les textes mêmes qui infirmaient son système. Et il est vraisemblable que Montesquieu lui-même l'a aidé à commettre cette erreur en oubliant, dans l' Esprit des lois, ce qu'il avait écrit dans la Grandeur des Romains, et en donnant la vertu pour ressort des républiques, et non plus les divisions fondées sur l'intérêt et les passions 23 • Rousseau n'a donc pas seulement donné à la France du· XVIIIe siècle le seul exposé systématique de la démocratie et le plus brillamment raisonné, .il est aussi solidement flanqué d'un côté par la thèse de Diderot, dont ne le sépare qu'un point de doctrine moins important qu'il ne l'a cru, de l'autre côté par la théorie exposée par Montesquieu dans ['Esprit des lois, et dont le prestige est considérable. L'autre conception de la démocratie ne jouit pas de semblables avantages. Du commencement à la fin du siècle, on ne cessera de réimprimer Machiavel mais, sur le point qui nous intéresse, il n'est compris que fugitivement : Montesquieu s'est inspiré un jour de la conception machiavélienne de la liberté et de sa description de la République romaine, mais il la laisse de côté lorsqu'il rédige son principal ouvrage. Voltaire a parlé de l'Angleterre pendant un demi-siècle, mais le seul jour où il démonte le ressort de son gouvernement, il le fait en dix lignes, et cache ces dix lignes dans un roman. Aussi n'est-il pas surprenant que la Révolution française méconnaisse l'Angleterre - le Contrat social ne parlet-il pas avec mépris de la liberté anglaise ? - et plus encore Machiavel 24 • Seul Rousseau est à l'honneur. OR, non seulement nos révolutionnaires sont nourris de Rousseau, le récitent ou le commentent, 23. Notons pourtant que, décrivant le régime anglais au ch. 27 du livre XIX, Montesquieu fait état de la lutte de deux partis qui alternent au pouvoir. Voltaire, qui fait allusion à ce chapitre dans son Dictionnaire philosophique (art. Gouvernement) s'en inspire dans le passage qu'on a cité. Ni Montesquieu ni la plupart de ses lecteurs ne semblent avoir aperçu que ce mécanisme des intérêts et des passions pouvait jouer dans une république, et dispensait de l'appel à la vertu. 24. Bien qu'on continue à le réimprimer : la traduction Testard est rééditée en huit volumes en 1793. Guiraudct fait une traduction nouvelle en neuf volumes en 1799. Un BibliotecaGinoBianco 85 mais les événements eux-mêmes les conduiront à s'engager dans une voie dont ils ne songeront plus à sortir. Ils commencent en effet par lutter contre cet Ancien Régime, qui semble plus enclin à persévérer dans son être qu'à discerner les vertus des compromis, et ne peut manquer d'avoir . , ' pour parttsans avoues ou secrets tous ceux a qui nuit le nouvel ordre des choses. Or le jeu des partis suppose au moins l'accord sur les règles du jeu, c'est-à-dire sur le régime. Un tel accord n'existe pas, et d'ailleurs sur quoi s'accorder tant que le nouveau régime, qui cherche ses assises, est encore mouvant ? C'est pourquoi on fait allusion à une conception imprécise de la patrie et du peuple, autour de laquelle on exige l'unanimité : « J'admire Caton, dit Robespierre, son parti, c'était celui de la patrie. » Et e~core : « Il n'existe plus que deux partis dans la République ; celui des bons et des mauvais citoyens ; c'est-à-dire celui du peuple français et celui des hommes ambitieux et cupides » 25 • Il s'élève contre ceux qui veulent diviser les assemblées représentatives.en côté droit et en côté gauche, et qui insistent éternellement sur cette distinction dans leurs discours et dans leurs écrits, afin que le public égaré juge de leur patriotisme et de la sagesse de leurs opérations, non par les principes de la justice et du bien public, mais par la place où siègent ceux qui les proposent ou qui les adoptent 26 • Ce ne sont pas là des manifestations de jacobinisme: les Girondins ne pensent pas autrement. Dans son rapport sur le premier projet de Constitution républicaine, Condorcet s'exprime de façon analogue : « Ces constitutions fondées sur l'équilibre des pouvoirs, écrit-il, supposent ou amènent l'existence de deux partis ; et un des premiers besoins de la République Française est de n'en connoître aucttn. » Il est vrai que son souci n'est pas tant de purifier la France de tous les partis que de prendre des dispositions qui « empêchent les querelles de parti de dégénérer en divisions funestes » 27 • Saint-Just n'a pas cette tolérance. Il a d'ailleurs remarqué dans le long exposé des motifs de Condorcet un fumet d'Encyclopédie qui lui donne occasion de ranimer la querelle faite à curé constitutionnel nommé Rousseau fait, en 1791, imprimer à Carcassonne une nouvelle traduction du Prince ... Quant à l'Angleterre, il serait long d'exposer les erreurs d'interprétation dont son régime a été l'objet. Les données du problème se trouvent dans l'ouvrage de Gabriel Bonno sur la Constitution britannique devant l'opinion française de Montesquieu à Bonaparte, Paris, Champion, 1931. Nous y reviendrons plus loin. 25. Le Défenseur de la Constitution, n ° 3 (mai 1792). 26. Première Lettre à ses commettants (sept. 1792). 27. Plan de constitution présenté à la Conve11tion n tionale, les 15 et 16 février 1793, l'an II de la République, Paris 1793, Exposition des principes et des ,notifs du plan, pp. 13 t 41. (L'an II est ici pour l'an I. Antérieurement à l'adoption du calendrier révolutionnaire, on avait fait c mmenc r l'an II du I r janvier 1793).
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