84 condamner les partis contient, quelques lignes plus bas, une analyse merveilleusement lucide, où Machiavel pressent le passage de la lutte des factions au régime des partis. « Il faut savoir, dit-il, que dans les États il y a deux façons, pour les citoyens, d'acquérir de la réputation. » Les uns, poursuit-il, servent la République dans la guerre, les affaires étrangères ou les affaires intérieures, les autres rendent des services privés à des particuliers. Ceux-ci sont la source des factions. Et les premiers, à vrai dire, peuvent • • aussi se trouver en concurrence entre eux, « mais comme ils n'ont pas de partisans qui aient un intérêt personnel à les suivre, ils ne peuvent nuire à la République, mais il faut bien qu'ils lui soient utiles : car il leur est nécessaire, pour l'emporter sur leurs adversaires, de travailler à sa grandeur, et tout spécialement de se surveiller l'un l'autre pour faire respecter les bornes de la légalité». C'est là une bonne description des activités essentielles de nos partis : d'une part chacun expose que son programme est le meilleur pour la République, de l'autre il contrôle la légalité de ce que font les adversaires. Machiavel indique ensuite que Florence n'a guère connu que des factions, mais il voit pourtant que, dans certaines conditions, les factions peuvent perdre de leur caractère et être contraintes à servir l'État : Jamais une faction victorieuse n'est restée unie qu'autant que la faction ennemie vivait encore, mais lorsque la vaincue était détruite, celle qui triomphait, n'ayant plus de crainte qui la retînt ni de structure interne qui lui servît de frein, se divisait à son tour. En l'an 1434, le parti de Cosme de Médicis l'emporta mais, comme le parti battu était grand et comptait nombre d'hommes très puissants, la peur le maintint quelque temps dans l'union, et l'incita à agir avec humanité, au point qu'aucune erreur ne fut commise à l'égard de membres du parti, et qu'ils n'usèrent envers le peuple d'aucune de ces vexations qui les auraient fait haïr. Ainsi le parti de Cosme, en plus de vingt ans, vit-il six fois de suite le peuple lui accorder le pouvoir par un vote régulier. Cette page - qui, répétons-le, suit immédiatement le texte cité par Rousseau - ne corrobore nullement la thèse de celui-ci. Tout au contraire. Tandis que le citoyen de Genève est en quête d'une harmonie perpétuelle et sans .f.aille - doiton y voir l'influence de la Ville-Eglise ? - le secrétaire florentin pose que la démocratie est le fruit d'une tension incessante, qui ne peut s'éteindre sans que la liberté disparaisse en même temps. Et s'il indique aussi que cette tension peut être mauvaise, il n'en faut pas moins retenir qu'e1le est nécessaire. Chez Machiavel, ces deux observations sont inséparables, et peut-être même est-on en droit de discerner chez lui un effort pour clarifier à cet égard le vocabulaire politique, car je note qu'il use d'abord du mot setta (qu'on a traduit ici par «faction») pour désigner les groupements qui ne tendent qu'à procurer des avantages personnels à leurs membres, et qu'enBibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL suite il· nomme parte (parti) chacun des deux groupements qui peut-être n'étaient au départ que des factions, mais dont la rivalité durable conduisit les vainqueurs à gouverner plus de vingt ans avec l'accord et dans l'intérêt du peuple florentin. Quoi qu'il en soit, si certains nient que les partis apportent rien de bon, affirment même qu'ils sont intrinsèquement mauvais, Machiavel, lui, si on l'entend bien, conclut de façon toute différente. Il ne participe pas de ce platonisme qui conduit à émettre un jugement de valeur sur les partis en général. Les partis en général, cela n'existe pas. Et il n'y a même pas deux catégories de partis, les uns bons, les autres mauvais. Non. La pensée de Machiavel peut se ramener à deux points : le premier est que les partis sont nécessaires à la liberté, qu'il n'y a pas de liberté sans partis. Le second est que les partis, selon les circonstances, c'est-à-dire en vertu de données • , • • A qui sont exterieures aux partis eux-memes - servent le bien commun ou le contrarient. Cette conception machiavélienne des partis n'a pas laissé de connaître quelque faveur. On a dit plus haut que Montesquieu, en 1734, en avait repris certains éléments, sans d'ailleurs apercevoir tous les développements qu'elle comportait ni ceux dont elle était susceptible. Peu après la publication du Contrat social Voltaire, avec son admirable aisance, énonçait en quelques lignes les traits fondamentaux du· système des partis anglais. Voici ce que dit un de ses personnages : Il est vrai qu'il y a toûjours chez nous deux partis qui se combattent avec la plume et avec des intrigues ; mais aussi ils se réunissent toûjours quand il s'agit de prendre les armes pour défendre la patrie et la liberté. Ces deux partis veillent l'un sur l'autre ; ils s'empêchent mutuellement de violer le dépôt sacré des loix ; ils se haïssent mais ils aiment l'état : ce sont des amans jaloux qui servent à l'envi la même maîtresse 22 • Voltaire, comme Machiavel, voit lucidement qu'il n'y a ni bonté ni vertu intrinsèque dans les partis. Simplement ils forment les pièces d'un mécanisme politique où les passions diverses, adverses ou concurrentes des individus ont pour · résultante le bien général. Le système n'est pas fondé sur de bonnes intentions, mais sur une bonne structure. ON APERÇOIT donc qu'en France, dès avant la Révolution, se sont manifestées deux conçeptions de la démocratie. L'une implique une harmonie sans faille. Elle se fonde sur la vertu. Elle exige une admirable maîtrise des hommes sur leurs passions. A peine esquissée par Diderot comme prise de conscience de la justice, cette conception est développée, appro22. La Princesse de Babylone, 1768, ch. VIII. '
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