Le Contrat Social - anno III - n. 2 - marzo 1959

Y. LÉVY soit une majorité d'individus isolés : la décision d'un parti majoritaire ne serait qu'un « avis particulier» : Quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépends de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l'État; on peut dire alors qu'il n'y a plus autant de votans que d'hommes, mais seulement autant que d'associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu'elle l'emporte sur toutes les autres, vous n'avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n'y a plus de volonté générale, et l'avis qui l'emporte n'est qu'un avis particulier 17 • Il ne s'agit pas ici, comme chez Diderot, d'un « acte pur de l'entendement», mais d'une infinité d'intérêts divergents dont la résultante, par une manière de loi des grands nombres, se trouve au centre géométrique des intérêts de tous les membres du corps social, et non d'une fraction d'entre eux seulement 18 • D'où s'ensuit qu'on ne pourra mettre en question une décision prise à la majorité sinon par un désir secret de faire prévaloir son intérêt particulier sur l'intérêt général. Cette construction à partir d'éléments concrets, et non intellectuels, est caractéristique de Rousseau, ce Rousseau qui, pendant qu'il écrivait le Contrat social, songeait à un autre ouvrage qui se fût appelé la Morale sensitive : sa Morale eût été fondée sur la sensation comme sa Politique sur l'intérêt. Est-ce dans ce souci du réel que nous découvrirons une affinité entre Rousseau et Machiavel ? Non. C'est précisément ici que commence le malentendu. ROUSSEAUsemble fonder sa politique sur l'intérêt, mais c'est un fondement trompeur, dialectique, non un fondement réel. Lorsque Machiavel fait état des intérêts et des passions des hommes, c'est pour les utiliser dans une saine architecture politique. Rousseau part aussi des intérêts, mais il ne les pose que pour exiger aussitôt qu'ils soient niés, ou puissent l'être 19 , 17. Du Contrat social, liv. II, ch. III. 18. Un exemple aidera à comprendre ce raisonnement rigoureux, quoique subtil : si chacun opine isolément, la différence moyenne entre la résultante et chaque intérêt particulier (ou entre la décision finale et chaque opinion, ce qui revient au même) sera la moins grande possible. Si un parti compte 51 % des citoyens, il fera triompher un point de vue qui sera la résultante des intérêts de ces s 1 %, donc au centre géométrique de ces S 1 %, de qui les intérêts sont tr~s proches par définition, puisqu'ils forment un parti. Les 49 % restants seront lésés, car la distance entre la décision et leurs intér!ts sera plus grande que si chacuri avait opiné isolément. 19. C'est cette négation qui me fait parler de dialectique: comme dans la triade hégélienne, les intér!ts posés, puis niés, ne sont qu'un artifice du discours destiné à nous conduire à cette 1ynth~se : la vertu républicaine. Biblioteca Gino Bianco 83 ce qui est étrangement méconnaître le monde qui nous est donné. Cette divergence est particulièrement nette dans l'usage du mot vertu, qualité éminemment positive chez Machiavel, passive chez Rousseau (cf. Contrat social, liv. III, ch. IV), qui sur ce point suit Montesquieu. Pour le Florentin, elle avait sa pleine valeur latine ; pour le Genevois, elle conduit à éviter « la corruption du Législateur, suite infaillible des vues particulières». De ce passage sortira le surnom de Robespierre : une négation. 11 n'était pas inutile de mettre en lumière la différence prof onde de la politique de Machiavel et de celle de Rousseau pour rendre concevable ce qui suit. Lorsque, pour justifier sa proscription des partis, Rousseau invoque l'autorité de Machiavel, il cite un passage à peu près contraire à sa thèse. 'cc A la vérité, écrit celui-ci 20 , il y a des divisions qui nuisent aux Républiques, d'autres qui sont profitables : nuisibles sont celles qui comportent des factions et des partisans, profitables celles qui ne donnent pas naissance à des factions et à des partisans. Puis donc que le fondateur d'une République ne peut éviter que des dissensions s'y manifestent, au moins doit-il l'ordonner de façon qu'il ne s'y forme pas de factions.» On peut s'étonner que Rousseau n'ait aperçu dans ce passage que les divisions qui nuisent et non celles qui sont utiles. On peut d'autant plus s'en étonner que plus loin (1. III, ch. IX : Des signesd'un bongouvernement), il fait état d'un texte plus net encore : « Il sembloit, dit Machiavel, écrit-il, qu'au milieu des meurtres, des proscriptions, des guerres civiles, notre République en devînt plus puissante» 21 • Des guerres civiles ? On n'imagine guère qu'elles se fassent sans partis constitués. En outre, Rousseau ne peut ignorer que Machiavel se réf ère à plusieurs reprises, dans les Discours sur Tite-Live, à la division des grands et du peuple, et que c'est précisément à ce propos qu'il fait l'observation que nous venons de citer telle que la transcrit Rousseau. Mieux encore : la page même de l' Histoire de Florence sur laquelle se fonde Rousseau pour 20. Au commencement du livre VII de l' Histoire de Florence. Signalons à ce propos que, dans la première édition du Contrat social, le texte italien contient une coquille qui a été pieusement respectée par tous les éditeurs successifs (alcuni pour alcune). Nous traduisons sette par « factions », partigiani par « partisans ». Cette seconde équivalence laisse à désirer. Il est clair que ces partisans sont les gens qui composent les factions. 21. Ce même texte - qui vient des Discours sur Tite-Live, 1,4 - avait déjà été utilisé par Montesquieu (qui ne nomme pas Machiavel) dans De la Grandeur des Romains ... , ch. IX, pp. 97-98 de la première édition (Amsterdam 1734). Puis il concluait : 11 Ce qu'on appelle union dans un Corps Politique est une chose très équivoque ; la vraye est une union d'harmonie qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu'elles nous paroissent, concourent au bien général de la Société (...) Il peut y avoir de l'union dans un État où l'on ne croit voir que du trouble ». Cette conclusion est à peu près traduite de la phrase qui, dans l' Histoire de Florence, précède la citation d Rousseau traduite ci-dessus.

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