Le Contrat Social - anno III - n. 2 - marzo 1959

82 aurait pu figurer en lettres d'or sous les yeux de Fouquier-Tinville ou du procureur Vychinski : Renonçant à la qualité d'homme, doit être traité comme un être dénaturé! N'est-ce pas admirable ? Ah, enthousiaste Diderot ! Voilà où conduit la foi en la bonté de la nature humaine, et plus précisément la foi en la bonté de la nature. Bien qu'il ait affirmé que l'homme est naturellement bon, Rousseau s'exprimera avec plus de mesure sans que, on le verra, soient très différentes les conséquences qu'on a pu tirer de ses écrits. Il sait en effet qu'il a affaire non à l'homme de la nature, mais à l'homme en société, lequel a « tous ces vices» qui « n'appartiennent pas tant à l'homme qu'à l'homme mal gouverné »13 • M. René Hubert a montré que Diderot avait suivi de près les idées exposées par Pufendorf dans le Droit de la nature et des gens14 , et il suppose que Rousseau s'inspire de Hobbes 15 • Nous verrons qu'il y a peut-être lieu de compléter ce dernier point. Mais donnons ,d'abord la parole à Rousseau. Dès son article Economie, il va au-delà du problème de la soumission de l'individu à la collectivité - problème auquel se limite Diderot - et traite des groupements d'individus, c'est-à-dire, entre autres, des partis: Toute société politique est composée d'autres sociétés plus petites, de différentes especes dont chacune a ses intérêts et ses maximes (...) ; tous les particuliers ' . , " , . qu un 1nteret commun reun1t, en composent autant d'autres, permanentes ou passagères (... ) La volonté de ces sociétés particulières a toûjours deux relations ; pour les membres de l'association, c'est une volonté générale ; pour la grande société, c'est une volonté particulière, qui très-souvent se trouve droite au premier égard, et vicieuse au second (...) Telle délibération peut être avantageuse à la petite communauté, et très-pernicieuse à l'état 16 • L'errata indique qu'il faut remplacer «l'état» par « la grande », ce qui souligne le désir de Rousseau de demeurer sur le terrain le plus général. Le Contrat social sera plus précis : Quand· le nœud social commence à se relâcher et l'État à s'affaiblir ; quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l'intérêt commun s'altere et trouve des opposans, l'unanimité ne regne plus dans les voix, la volonté générale n'est plus la volonté de tous, il s'élêve des contradictions, des débats, et le meilleur avis ne passe point sans disputes. C'est alors, dit ensuite Rouss!!au, qu'on ne dit plus « il est avantageux à l'Etat», mais « il est avantageux à tel homme ou à tel parti que tel ou tel avis passe )). Ceci se trouve au premier chapitre du livre IV. Mais Rousseau avait plus haut (livre II, ch. III) donné une référence intéressante : « Il importe, écrivait-il, pour avoir 13. Narci·sse ou l' Amant de lui-même, s.I. 1753 (Préface). 14. Rousseau et /'Encyclopédie, Paris 1928, pp. 31-35. 15. Id., p. 39. 16. Encyclopédie, tome V, pp. 338-339. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL bien l'énoncé de la volonté générale, qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'État et que chaque Citoyen n'opine que d'après lui.» Et il citait en note un passage de Machiavel qui lui semblait aller dans le même sens. SI MACHIAVEL est invoqué ici, c'est parce qu'il est le plus grand théoricien républicain. C'est une chose qui peut surprendre aujourd'hui, parce qu'aujourd'hui on ne lit plus guère Machiavel. Ou si on le lit c'est de façon bien distraite, puisqu'on n'aperçoit pas . , . , que sa mauvaise reputat1on est nee en un temps où les notions de patrie, de démocratie et de laïcité étaient des idées scandaleuses. On ne sait plus que Machiavel fut longtemps la bible des , esprits libres. Spinoza le connaissait presque par cœur et, comme fera Rousseau plus tard, parle de lui avec admiration et respect. Montesquieu, s'il ne le nomme guère, ne balance pas à le qualifier de grand homme, et s'inspire de lui sur des points essentiels. Comme Spinoza, comme Montesquieu, une des étoiles qui guident Rousseau dans sa quête du bon régime politique, c'est Machiavel. Et lui ne le dissimule pas. Dans le Contrat social, il critique - parfois avec âpreté - Grotius et Hobbes, Aristote, Platon et Cicéron, Bayle et Warburton, voire Montesquieu ou l'abbé de Saint-Pierre. Seuls deux auteurs ont droit à de grands éloges, et sont d'ailleurs cités plus souvent qu'aucun autre : ce sont le marquis d'Argenson et le secrétaire florentin. De celui-ci le nom reviént cinq fois, et chaque fois on sent qu'il est pour Rousseau une autorité indiscutable tant par sa pénétration des ressorts de la politique que par son républicanisme intransigeant. Il n'en est que plus curieux de constater que, sur la question des partis, Rousseau a nettement faussé la pensée de Machiavel. Et de façon si maladroite qu'on a d'abord quelque mal à imaginer qu'il n'y ait là, de sa part, rien de délibéré. · A la réflexion, on se convainc pourtant du contraire. Comme nous touchons ici à un point essentiel dans l'histoire de l'idée de parti, il faut examiner le cas avec quelque précision. Rousseau vient de dire qu'il ne faut pas de « société partielle)), et l'autre passage cité montre bien qu'il étend cette interdiction jusqu'à vouloir une perpétuelle unanimité, le désaccord ne s'exprimant que par un vote hostile, immédiatement sqivi d'une soumission entière à la décision de la majorité. Rousseau, en effet, n'imagine pas que tout le monde soit d'accord par une manière d'harmonie préétablie, mais il veut que, sans débat, chacun s'exprime pour ou contre ce qui est proposé. La volonté de la majorité sera réputée volonté générale, la décision adoptée sera nécessairement la plus avantageuse à l'Etat. Il est cependant essentiel que cette majorité

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