Y. LÉVY par la voie empirique. On aperçoit d'ailleurs que tous ceux qui se réclament de la démocratie se fondent sur une idée qu'ils en ont. Hormis ceux qui disent : sans partis, point de démocratie - formule dont nous venons de montrer qu'elle prête à discussion - personne ne propose un critère pratique de la démocratie. Or l'idée de la démocratie n'est pas précisément une idée claire, ou si elle l'est chez certains, elle n'en sera pas moins très différente selon que tel ou tel l'exposera. Bref, il est sans doute impossible de commencer par définir la démocratie 9 • Ce qui nous incite à aborder le problème par l'examen des partis politiques. Le premier avantage des partis, c'est que, s'ils suscitent plus de passions politiques, ils en suscitent moins de théoriques. Notion abstraite, image moderne du Bien, la démocratie est cernée de théologiens inquiets, et l'on ne peut accorder la qualité de démocrate - ou la refuser - sans provoquer à la fois l'approbation et l'indignation. Commencer par le problème de la démocratie, c'est se condamner à en chercher en vain la définition. Mais si l'on voit des gens éprouver pour leur parti une indicible ferveur, et de l'hostilité pour les autres, si l'on voit des gens haïr tous les partis, du moins chacun admet-il qu'ils existent, qu'ils sont très divers, et peuvent être objets d'étude. Il ne s'agit d'ailleurs pas ici d'une étude scientifique des partis, mais d'u11 examen historique de ce qui a été pensé sur le rôle des partis. On voudrait savoir comment ont jugé les partis ceux qui se sont dits démocrates ou passent généralement pour tels,· et même au besoin quelques autres. Bref, on va tenter de brosser, non pas l'histoire de l'idée de parti - ce serait une entreprise de longue haleine - mais une esquisse de cette histoire. * )f )f LORSQUEles doctes donnent pour évident qu'il n'y a point de démocratie sans partis, ils s'inscrivent dans une tradition déjà longue. Mais croient-ils que cette opinion soit universellement partagée par les gens réfléchis ? L'hostilité aux partis leur semble-t-elle une manière de tradition folklorique réservée à une foule inculte et aux théâtres de chansonniers ? S'ils imaginent cela, ils ont tort, car les attaques contre les partis n'ont pas manqué sous des plumes éclairées, ---- - 9. « Les savants mêmes qui recherchent la vérité pour elle-même (...) n'aboutissent pas, comme leurs collègues plus heureux des sciences naturelles et mathématiques, à des résultats qui puissent généralement être admis comme 1c objectivement exacts ». Il n'existe pas, en droit public, une opinio doctorum reconnue sur la démocratie». Ainsi s'exprimait Rodolphe Laun en 1933 (La Démocratie, Paris 1933, p. 9). La situation ne s'est pas modifiée depuis : « La science politique contemporaine, écrit M. Pierre Duclos, paraît éprouver de plus en plus de difficultés à définir la démocratie ,, (L'Évolution de, rapport, politiques depuis 1750, Paris 1950, p. 173). BibliotecaGinoBianco 81 telle, naguère publiée, celle d'une brûlante éloquence que lança Simone Weil, au moment où quelques-uns imputaient aux partis l'invasion de la patrie 10 • La condamnation des partis a d'ailleurs ses lettres de noblesse puisqu'elle peut se réclamer à la fois de la sagesse grecque et de la source chrétienne. « Connaît-on pour la Cité, dit Platon, pire mal que ce qui la divise ? » Et ailleurs il donne pour une tare que « la même Cité soit deux et non pas une» 11 • L'évangéliste lui fait écho : « Omne regnum divisum contra se desolabitur. Tout royaume divisé contre lui-même périra. Et nulle Cité, nulle maison divisée contre elle-même ne saurait durer» 12 • Sans reprendre la question d'aussi haut il faut, s'agissant de la France, remonter au moins à Rousseau. C'est Rousseau, on le sait, qui dans le Contrat social a formulé le principe d'unanimité, et condamné les partis. Avant de le citer cependant, il convient de rappeler qu'il avait dès 1755 esquissé son système ,dans le tome V de l' Encyclopédie, à l'article Economie, lequel n'était, disait-il, qu'un développement de l'article Droit naturel qui figure dans le même tome, et est très vraisemblablement de Diderot. On a en vain tenté d'établir qui de Rousseau ou de Diderot a eu la première idée de ce qui est commun à l'un et l'autre article. Il est d'autant plus douteux qu'on parvienne jamais, sur ce point, à aucune certitude, qu'ils ont probablement discuté là-dessus avant de rédiger leurs textes respectifs. Notons seulement que Rousseau se réfère au texte de Diderot comme s'il était antérieur au sien. Quoi qu'il en soit, l'article de Diderot mérite de retenir l'attention, car il présente, dans un cadre philosophique qui n'est pas celui de Rousseau, un thème qui se retrouve chez celui-ci. Diderot écrit dans sa conclusion : Si vous méditez attentivement tout ce qui précede vous resterez convaincu, 1 ° que l'homme qui n'écoute que sa volonté particuliere est l'ennemi du genre humain, 2 ° que la volonté générale est dans chaque individu un acte. pur de l'entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l'homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d'exiger de lui (... ), 6° que, puisque des deux volontés, l'une générale, et l'autre particuliere, la volonté générale n'erre jamais, il n'est pas difficile de voir à laquelle il faudroit pour le bonheur du genre humain que la puissance législative appartînt (... ), 9° enfin que toutes ces conséquences sont évidentes pour celui qui raisonne, et que celui qui ne veut pas raisonner, renonçant à la qualité d'homme, doit être traité comme un être dénaturé. On a beau aimer en Diderot un des écrivains les plus vivants de son siècle. il n'est pas aisé de s'accommoder de cet extraordinaire 9°. Ce 9° 10. Note sur la suppression générale des partis politiques, parue dans la Table ronde, n ° 26 (février 1950), r prise dans Ecrits de Londres et dernières lettres, Paris Gallimard, 1957, pp. 126-148. 11. Rép. 462 a et 551 d. 12. Matt. XII, 25.
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