Le Contrat Social - anno III - n. 2 - marzo 1959

78 prendre ainsi on ne peut plus la séparer des autres idéologies totalitaires et l'on est amené à y voir le type de l'idéologie fasciste tout aussi bien, envisagée · dans l'ensemble de ses variantes. Historiquement, du reste, elle en est le modèle, et je crois pour ma part qu'en la considérant comme l'idéologie totalitaire par excellence et comme archétype d'une telle idéologie on choisit le point de vue le plus fécond pour son analyse et le plus juste quant au jugement à porter sur elle. D'une manière générale, les différences de contenu, même très essentielles, qui existent entre les idéologies sont moins importantes, en ce qui concerne le résultat pratique, que la différence de structure et d'envergure qui sépare les idéologies totalitaires des idéologies partielles. La plus exécrable de celles-ci ne saurait faire autant de mal que la meilleure de celles-là, et la « diversité concrète» des partis occidentaux, y compris celle de leurs étiquettes, présente, somme toute, une menace moindre pour la liberté de l'esprit que ne le ferait n'importe _laquelle des idéologies « typiques )) (et comme .telles plus massives, plus cohérentes), si elle s'incarnait dans un grand parti à tendance tant soit peu totalitaire. L'idéologie totalitaire est un système d'idées qui embrassent l'univers entier mais qui ne sont plus pensées par personne et qui empêchent tout le monde de penser. Non pas pour un temps, ni sur quelques points seulement, mais partout et en tout, car le système a réponse à tout. Ces réponses sont dans les neuf dixièmes des cas fausses, absurdes ou mensongères, mais lorsqu'elles sont vraies cela ne change rien à la situation. La seule puissance, à même d'y changer quelque chose est celle de l'Etat totalitaire que l'idéologie postule, bien qu'elle ne soit pas requise de le dire 9 , et auquel elle est indispensable, mais qui néanmoins s'applique à la freiner lorsqu'il en ressent le besoin. Ainsi, les physiciens, les techniciens, les médecins jouissent en URSS d'une certaine liberté intellectuelle, mais exclusivement dans leur secteur spécial et jamais pour, d'autres motifs que ceux dictés par la raison d'Etat. Celle-ci se garde bien de freiner l'idéologie a9-delà du strict nécessaire : c'est par la raison fl'Etat que l'idéologie existe et c'est d'elle que l'Etat, tel qu'il est, c'est-à-dire totalitaire, tire sa raison d'être. Mais l'idéologie est beaucoup plus vaste que l'État et même que 9. Jeanne Hersch écrit (op. cit., p. 30) : « Qu'on le remarque bien: le communisme ne fait pas, sur le plan idéologique, l'apologie de l'étatisme intégral. Au contraire, bien des structures économiques, en URSS, prennent l'apparence de la décentralisation et de la diversité : coopératives, etc. » C'est tout à fait exact, mais la petite phrase qui suit - « L'idéologie économique n'est pas totalitaire» - peut prêter à des malentendus. L'idéologie soviétique, dans ce sens-là, n'est pas totalitaire du tout, ni dans le domaine économique, ni dans aucun autre. Elle ne revendique nullement ce qualificatif et, loin de faire l'éloge de l'État totalitaire, refuse d'en prendre connaissance, même comme d'une pure vue de l'esprit. Cette idéologie est totalitaire de par l'étendue de son emprise et l'universalité de ses prétentions. Elle est à la mesure de l'État totalitaire, elle l'appelle, elle le soutient, elle est son complément naturel et nécessaire, mais de ce qu'elle enseigne il est complète1nent exclu. Biblioteca ·no Bianco LE CONTRAT SOCIAL tous les problèmes politiques et sociaux pris ensemble. Elle est une science universelle, une philosophie omnisciente, et toutes « les idées qu'on a sur le monde et la vie » sont ses idées à elle. Pour apprendre ce qu'elle est, il n'y a qu'à ouvrir la · Grande Encyclopédie Soviétique 10 • Au vocable « marxisme »? Non, on ne trouvera rien sous ce vocable, sauf un renvoi : « Voir marxisme-léninisme. >> Cet article-là étanchera notre soif. Il commence par ces mots : « Le marxisme-léninisme est la science qui étudie les lois du développement de la nature et de la société.» Passons au second paragraphe ; il débute ainsi : « Le marxisme-léninisme est la Weltanschauung 11 scientifique, harmonieuse, complète et conséquente des partis ouvriers communistes et de la classe ouvrière de tous les pays. )) (Le dernier membre de cette phrase énonce un mensonge évident, mais peu importe.) Quant au troisième paragraphe, ses premiers mots sont les suivants : « Le marxisme, en tant qu'idéologie du mouvement de la libération du prolétariat ... ))Inutile de continuer. Un texte hautement autorisé nous le certifie : l'idéologie en question est une science et une conception du monde complète et scientifique. Comment ne serait-elle pas totalitaire? Comment pourraient entrer en compétition avec elle nos pauvres idéologies partielles, multiples et contradictoires? Voilà une leçon qu'on· aurait pu apprendre depuis quarante ans et que pourtant on n'a pas encore apprise. Tout dernièrement un historien sérieux laissait tomber, au sujet des communistes russes, cette phrase frivole 12 : « Leur foi en le Soviet way of life n'est sans doute pas moins ardente que la foi de nos amis d'outreAtlantique en leur American way of life », et parlait ensuite de deux idéologies également universelles et également dynamiques. Mais pas également « scientifiques », n'est-ce pas? Ni également obligatoires. Quant au Soviet way of life, une telle phrase est d'abord totalement fictive (il n'y a pas de way of life dans un pays où personne ne peut vivre à sa guise) et ensuite, si elle ne l'était pas, elle signifierait encore quelque chose d~autre que le dicton américain, parce que dans ce dicton, comme dans la formule « USA », il y a tout de même le nom d'un pays, tandis que « URSS )) n'en contient aucun et pourrait tout aussi bien désigner l'ensemble des pays du monde. Alors les deux idéologies ne sont peut-être pas, elles non plus, universelles et dynamiques au même point? L'idéologie totalitaire est le plus terrible fléau que l'humanité ait jamais eu à combattre. Mais pour le cbmbattre effectivement il faut essayer d'abord de comprendre ce qu'il est. WLADIMIR WEIDLÉ 10. T. 26 (Moscou 1954), p. 323. 11. Il existe en russe, comme dans plusieurs langues germaniques et ..slaves, un calque de ce mot : mirovozzrénié. 12. Preuves, n° 91, septembre 1958. Article de J ean-R. de Salis : « Avant les grandes échéances », p. 11.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==