W. WBIDLÉ lorsqu'il donne au mot idéologie un sens trop large et l'applique à toute littérature d'idées, d'opinions ou de méditation philosophique 7 • Tant qu'il parle d'idéologies romancées à propos de Barrès, France ou Romain Rolland on comprend encore ce qu'il veut dire, mais Bergson et Alain, Péguy et Suarès ont-ils inventé ou soutenu des idéologies? Je sais bien que le malentendu est purement verbal et qu'il se dissiperait immédiatement à la faveur du moindre dialogue, mais ce glissement de la terminologie me semble tout de même assez néfaste. D'autant plus qu'il reflète non pas une idiosyncrasie personnelle mais une entorse au vocabulaire causée par l'influence de cette même acception généralisée du terme, au sujet de laquelle nos dictionnaires se sont montrés (par bonheur) si réticents. L'emploi du mot en devient flou, et l'appréhension de la chose visée à travers lui plus difficile. Toutefois, plus déplorable encore que ces incertitudes du langage est l'ingérence réelle des idéologies, au sens étroit et correct du terme, dans un domaine où l'on pourrait fort bien se passer d'elles. Car s'il est impossible de les lier par définition à leur domaine propre qui est le politique, cela ne veut pas dire qu'il faille se réjouir de les voir proliférer n'importe où. Il est légitime de parler d'une idéologie surréaliste, mais le surréalisme ne se porterait que mieux s'il n'avait pas d'idéologie. Après tout, les symbolistes, les naturalistes, les romantiques se sont fort bien contentés de n'avoir en commun qu'une Weltanschauung aux variantes personnelles illimitées et quelques idées esthétiques susceptibles d'interprétations diverses. Ils bataillaient la plupart du temps en ordre dispersé, n'obéissaient guère à des consignes élaborées une fois pour toutes et ne suivaient point un chef, gardien de la doctrine salvatrice. Tandis qu'aujourd'hui même une très vague communauté de goûts et d'aspirations artistiques comme celle que l'on dénomme modernisme tend à s'ériger en idéologie, ce qui fait qu'à toutes les œuvres qui s'en réclament un accessit est accordé d'office et que toutes celles qui ne s'en réclament pas sont traînées aux gémonies. On obtient ainsi, à la fois, un excès de tolérance et d'intolérance, et par la suite quelque chose de plus grave encore : la propension à des jugements sommaires, dictés par la présence ou l'absence de certains indices tout extérieurs et faciles à produire par simple imitation. Lorsque les idées se coagulent en idéologies elles perdent leur mobilité et leur élasticité, deviennent indissociables et s'imposent en bloc à tous ceux qui adhèrent (quel mot !) à l'idéologie. Voilà un état de choses dont les effets dans le domaine culturel sont redoutables et auquel on ne se résignera que là où il faut bien que l'on s'y résigne et où les dégâts qui en résultent peuvent être limités. Car c'est cela l'essentiel : l'idéologieest un système d'idées qui ne sont plus penséespar personne. 7. Ibid., pp. 1251 eqq., en particulier 12s8, 12s9, 1263. Biblioteca Gino Bianco 77 Se les remémorer, les exposer, en percevoir la cohérence et la portée, ce n'est pas encore les penser, dans le sens fort· du mot, et si on les repense vraiment, on altère ou l'on détruit le système. La même chose est vraie d'un système philosophique une fois achevé et légué à la postérité, mais celui-ci est fait pour cela : chacun le repense à sa guise, on le décompose et le recompose sans cesse, et il reste néanmoins intact en tant qu'œuvre personnelle d'un penseur. L'idéologie, elle, existe pour rendre possible une action concertée et collective, dont les arts feraient mieux de se méfier, mais dont la Cité, telle que nous la concevons aujourd'hui, a besoin. Elle est essentiellement un programme d'action et la justification de ce programme, quand l'action est à long terme, de sorte qu'un programme proprement dit n'y suffirait point. Si elle consent à être cela, et cela seulement, nous nous accommoderons de ce qu'elle a de figé, de son inertie intellectuelle. Lorsque l'ingénieur a établi le projet d'un pont à construire, il le construit ; il ne refera ses calculs que si le pont s'effondre ; s'il les refait constamment le pont ne sera jamais construit. Il y a un temps pour calculer et un temps pour construire; pendant que l'on construit, personne ne vérifie les calculs, personne ne les pense. L'idéologie n'a de sens que par rapport à la construction, à l'action, et elle n'est justifiée que dans la mesure où celle-ci est perceptible d'un bout à l'autre, clairement circonscrite dans l'espace et le temps. En revanche, toute justification lui est retirée si elle invoque des fins universelles et illimitées, parce que rien ne saurait rendre acceptable une suspension, une incarcération indéfinie de la pensée, son arrêt prolongé sur le point mort de l'idéologie. Et c'est bien ici que survient la séparation entre les idéologies que j'appellerai partielles et les idéologies totalitaires. J'ADMIRE beaucoup le livre lucide et généreux de Jeanne Hersch 8 , mais je ne puis m' empêcher de penser que dans sa classification des idéologies elle commet une erreur de logique. « Il nous faut établir, écrit-elle, une sorte de liste des idéologies typiques, telles qu'on peut les abstraire de la diversité concrète qui caractérise nos démocraties européennes occidentales (...) Impossible de recourir aux partis constitués : ils diffèrent d'un pays à l'autre et leurs étiquettes n'ont pas de sens précis». Après quoi elle en énumère cinq : fasciste, communiste, libérale conservatrice, démocrate progressiste, socialiste, en oubliant que la communiste ou la marxisteléniniste comme on l'appelle en URSS, est précisément celle d'un parti constitué, de sorte qu'on n'a nul besoin de l'abstraire de quoi que ce soit et qu'il n'y a pas lieu de l'appeler typique. Si elle est typique, ce n'est pas en tant que communiste, c'est en tant que totalitaire, mais à la 8. Id,ologieset ,,alit, (Paris 1956), p. 6.
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