76 n'est pas le moins étonnant, en continuant de se taire sur l'acception du mot devenue depuis longtemps la plus commune. Celle-ci est enregistrée par le Larousse du XXe Siècle (1931) qui la formule ainsi : « Système d'idées constituant une doctrine politique ou sociale et qui inspire les actes d'un gouvernement ou d'un parti» 4 • Inspire? Quelquefois ; mais peut toujours leur fournir une justification. Qu'à cela ne tienne. Voici la signification du mot approximativement fixée. Cela va nous permettre de serrer de plus près celle du concept qu'il désigne. Une idéologie est un système d'idées; un système qui sert à quelque chose et ne constitue pas une fin en soi comme les systèmes philosophiques, dont il ne possède par ailleurs ni la souplesse, ni le caractère de pensée personnelle. Du reste, le danger n'existe guère de confondre une idéologie avec une philosophie, et personne ne semble disposé à parler de l'idéologie de Kant ou de Descartes, ni même de l'idéologie de Karl Marx. Ce avec quoi, en revanche, on la confond communément est ce que les Allemands appellent Weltanschauung, terme créé, semble-t-il, par le penseur romantique protestant Schleiermacher, et q_uel'on traduit faute de mieux par « conception du monde » ou (comme le dit un dictionnaire) « les idées qu'on a sur le monde et la vie». Une Weltanschauung, plutôt qu'un système, est une nébuleuse à peine systématisée, beaucoup plus souple encore, moins clairement formulée et moins formulable qu'une philosophie. Si on la confond avec l'idéologie, c'est uniquement parce qu'elle peut, tout aussi bien qu'individuelle, être collective. Pourtant, elle le peut seulement, et quand elle le devient, c'est à la manière d'une synthèse qui se superpose aux cas particuliers et ne les supprime pas, tandis qu'une idéologie n'est jamais individuelle, ne sert à rien d'individuel et ne varie pas selon les individus. L'emploi usuel des mots donne, ici, une indication précieuse : on parle d'avoir une philosophie, une vue plus ou _moins consistante du monde, mais non pas d'avoir une idéologie. Celle-ci, on l'accepte, on l'assume, on y adhère, mais je ne saurais dire que je la possède, elle n'est pas mon bien personnel. De plus, à toutes les époques, chacun avait des idées, ne serait-ce que vagues, « sur la vie et le monde », tandis que même de nos jours, où les idéologies pullulent, il y a encore des gens auxquels elles restent étrangères. L'idéologie diffère donc de la philosophie un peu comme une science appliquée d'une science pure, alors qu'elle se distingue de la Weltanschauung par la cohérence beaucoup plus stricte de ses éléments, et des deux à la fois par son caractère impersonnel. C'est en tout cas par des traits de ce genre, structurels et fonctionnels, 4. Le petit Larousse de 1955, tout en copiant le grand, laissait tomber cette ultime définition, la seule actuellement retenue. On constat~, en revanche, avec satisfaction que le Nouveau Larousse Elémentaire de 1958 ne conserve que celle-ci ; privée, à vrai dire, de sa seconde moitié, ce qui est ioutefois µn m9indre mal. • BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL que se manifeste ce qu'elle a de spécifique, et non point par le degré d'approximation à la saisie objective du réel, ce qui ne constituerait en l'occurrence qu'un critère parfaitement stérile 5 • Le « soupçon d'idéologie » ne saurait se limiter à l'idéologie. 11 a conduit Marx et d'autres sociologues sur ·ses pas à confondre celle-ci avec tous les autres systèmes d'idées et même avec la « superstructure» culturelle d'une société, prise dans son ensemble. Ce concept généralisé d'idéologie n'est qu'un obstacle à l'analyse. Une philosophie ne se réduit jamais à une théorie scientifique immédiatement vérifiable par le calcul ou l'expérience. Une Weltanschauung non plus, même celle d'un savant, n'est jamais entièrement scientifique : il y en a de pauvres et de riches, de sublimes et d'ignobles, mais il n'y en a point dont on puisse dire qu'elles soient vraies ou fausses sans plus. Et de même n'importe quelle idéologie contient toujours, à côté de propositions qui peuvent fort bien être véridiques, d'autres pour le moins douteuses ou qui de toute façon ne se prêtent pas à vérification. La différence n'est pas là. Elle n'est pas non plus dans la matière à laquelle s'appliquent ces divers systèmes d'idées. * )1. )1. CERTES, c'est surtout sur la politique et le social que portent les idéologies, mais non pas exclusivement, et les philosophies, les cc conceptions du monde » de leur côté peuvent fort bien avoir pour objet, en premier lieu, la politique et le social. Pourquoi ne parlerait-on pas, par exemple, comme l'a fait dernièrement Gaëtan Picon 6 , de l'idéologie surréaliste, puisque celle-ci est en effet une construction théorique ayant pour but d'inaugurer, de défendre ou de justifier une pratique qu'en même temps elle définit? On pourrait même appeler André Breton idéologue du · surréalisme, quitte cependant à ne parler de l' « idéologie de Breton » que dans ce sens spécial et plutôt restreint. Car ni l'œuvre ou la pensée de Breton, ni le surréalisme ne se laissent réduire à l'idéologie surréaliste, comme Gaëtan Picon _l'admettra certainement lui aussi, puisqu'il parle de conflit entre idéologie et création. Mais c'est précisément en raison de ces réflexions-là qu'il devient difficile de suivre cet excellent critique 5. Lorsqu'on choisit ce critère-là, comme l'a fait Théodore Geiger conformément au titre du petit livre, fort sagace sur beaucoup de points, publié après sa mort (ldeologi.e und Wahrheit, Vienne 1953), on s'interdit de distinguer entre idéologie d'une part, philosophie, religion et Weltanschauung de l'autre. Par les plus strictes méthodes du positivisme logique il arrive à loger tout cela à l'enseigne d'idéologie, après quoi 11 se réfugie auprès des propositions strictement vérifiables de la science. La compréhension de l'idéologie en tant que telle n'y gagne rien. - L'article « Ideologie » du même auteur dans le nouveau W orterbuch der Soziologi.e est un résumé de ce livre. - Quant à l'ouvrage au titre presque identique de Hans Barth, Wahrheit und ldeologi.e (Zurich 1945), il offre surtout une excellente mise au point sur le rôle qu'a joué le concept d'idéologie dans la pensée de Marx et dans celle de Nietzsche. · 6. Dans l' Histoire des littératures, t. III de l' Encyclopédie de la Pléiade (Paris 1958), p. 1309.
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