SUR LE CONCEPT D'IDÉOLOGIE par Wladitnir Weidlé UE CE SOIT par ignorance ou par sagesse, nos dictionnaires s'en tiennent encore le plus souvent à ce que le mot avait signifié pour Destutt de Tracy qui l'inventa (en 1796) et pour Napoléon qui le prit en mauvaise part. Littré, bien entendu, est justifié de ne connaître que ces deux significations anodines et périmées, mais le petit Larousse l'est moins qui, en 1955, enseigne lui aussi : « Science des idées, système qui considère les idées prises en ellesmêmes, abstraction faite de toute métaphysique ; rêverie d'idéologue. » Et Lalande ne s'en éloigne guère non plus («Étude des idées; discussion creuse d'idées abstraites qui ne correspondent pas aux faits réels »), tout en s'attardant à nous apprendre que Destutt de Tracy disait idéologiste et que « le mot idéologue paraît avoir été créé dans un esprit de dénigrement ». Créé par qui? Par Napoléon très probablement. De cet usage impérial (du moins en ce qui concerne le substantif abstrait) Walter Scott nous donne dans sa Vie de Napoléon une interprétation quelque peu fantaisiste mais haute en couleurs. Selon lui, son héros « appelait par dérision idéologie toute espèce de théorie qui, ne reposant en aucune manière sur la base des intérêts réels de personne, ne pouvait exercer d'emprise que sur des jouvenceaux à la cervelle enflammée et des enthousiastes à moitié fous »1 • Or, le plus curieux dans l'acception ainsi donnée au terme, c'est qu'elle prend exactement le contre-pied de celle, non moins péjorative, que nos dictionnaires passent sous silence et qui provient en ligne directe de Marx, mais que l'on retrouve tout aussi bien chez beaucoup d'auteurs allemands non marxistes d'avant 1. "Idcology, by which nickname the French ruler used to distinguish every species of theory, which, resting in no re,pect upon the basis of self-interest, could, he thought, prevail with none save hot-brained boys and crazed enthu1iasts. • Cit~ par le Oxford English Dictionary, s. v. « ldeology 11. BibliotecaGinoBianco ' l'arrivée d'Hitler au pouvoir » 2 • Si Bonaparte méprise les idéologies en tant que ratiocinations gratuites, d'autant plus creuses, selon son biographe, qu'elles ne représentent aucun selfinterest, Marx, lui, et les sociologues qui le suivent en cela, les accusent au contraire de se donner comme expression d'une pensée désintéressée, tout en étant celle des intérêts vitaux d'un groupe ou d'une classe sociale. C'est seulement dans sa sixième édition (1951) que le Vocabulaire de Lalande admet, en troisième lieu, ce sens « marxiste » du terme et le définit en citant deux textes d'Engels à l'appui, mais sans faire la moindre allusion aux travaux de Mannheim, de Scheler, à la « sociologie du savoir», à toute la grande discussion qui s'est déroulée en Allemagne à ce sujet, entre 1925 et 19303 , et, ce qui 2. Si l'on consulte, au vocable Ideologie, le grand dictionnaire de la langue allemande de Trübner (volume paru en 1943), on verra que Hitler et Goebbels n'employaient guère ce mot que dans un sens injurieux fusionnant de façon grossière les deux acceptions péjoratives dont il est susceptible, tandis qu'un professeur rallié au régime, Ernst Krieck, disait, dans un livre au titre caractéristique, Der Staat des deutschen Menschen (1933), que les idéologues pouvaient être considérés comme des modèles pour la formation de la volonté. Il est vrai qu'il avait en vue la bonne idéologie, celle à laquelle il adhérait, tandis que ses deux chefs parlaient de celles des autres. 3. Scheler: Die Wissensformen und die Gesel/schaft (1926) ; Mannheim: Ideologie und Utopie (1929). Dans la troisième édition allemande de ce dernier ouvrage (Francfort 1952), qui suit l'édition anglaise de 1937 quatre fois rééditée, est reproduite, en tant que dernier chapitre, l'étude sur la Wissenssoziologie parue d'abord dans le dictionnaire de sociologie de Vicrkandt. Une critique pertinente du principe même de la sociologie du savoir a été présentée par Raymond Aron dans sa Sociologie allemande conternporaine (1935) pp. 75-94. Aujourd'hui, si l'on reparle de cette discipline avariée, c'est pour l'amorcer différemment (voir p. ex. Julius Schaaf, Grundpririzi'pien der Wissenssoziologie, Hambourg 1956). Et de toute façon, déjà Mannheim, lorsqu'il pose le problème de la détermination universelle et inéluctabl de toute pensée par le réel, à savoir par la situation sociale de celui qui pense, dépasse de loin le « soupçon d'id ologie » t l'idéologie elle-même, en tant que doctrine parmi d'autres doctrines, en tant que système d'idées.
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