Le Contrat Social - anno III - n. 2 - marzo 1959

B. DE JOUVENEL les « corps collectifs» n'a pas empêché ceux-ci de demeurer un facteur important de la métaphysique politique. La réification de l'ensemble résulte de la conception d'une «essence» unique, dont les différentes individualités sont des manifestations diversifiées par des « accidents » variés. L'essence est pensée en tant que «réalité» dont l'expression est une. Ainsi, ce qui exprime l'essence du corps collectif jouit d'une dignité non comparable à celle des individualités et tout dissentiment de ces dernières doit être rejeté par la voix «vraie» du corps collectif. 11 est facile de démontrer que toutes les tyrannies modernes : communisme, fascisme, nationalisme, reposent sur l'hypothèse du corps collectif; les institutions libérales, au contraire, se fondent sur la conscience qu'une telle entité est inexistante et que chaque individu doit être pris en considération. 11s'ensuit que la démocratie est concevable de deux façons contradictoires : le gouvernement peut être l'expression du corps collectif ou le serviteur de chacun. Dans le second cas, il sera attentif aux besoins, respectueux des droits, sensible aux désirs de l'individu ; dans le premier, implacable dans sa manière de traiter la subjectivité particulière. La littérature politique occidentale des deux derniers siècles offre un enchevêtrement étrange des notions de peuple comme corps collectif et comme expression de. chaque individu. Le danger apparaît chez nombre d'auteurs qui emploient inconsidérément le langage du corps collectif alors qu'ils sont remplis de respect pour « chacun » en particulier, patronnant ainsi de leur haute autorité l'écrasement de celui-ci au nom de celui-là. 11est urgent de souligner que ce que nous chérissons dans la démocratie c'est le fait que chacun et tous y soient pris en considération. Que personne ne puisse être regardé de haut, mis en quarantaine, ou de manière générale méprisé et maltraité par les agents de la force publique ou par ses concitoyens, c'est là l'impératif de la démocratie telle que nous la comprenons en Occident. C'est, en d'autres termes, l'accomplissement du second commandement : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» Une société démocratique reprend la parabole de la brebis égarée : elle accorde plus de soins aux fous, aux criminels et autres «inutiles» qu'elle cherche à réhabiliter, qu'aux bons citoyens - à l'inverse de ce qui se passe ailleurs, où les « déviationnistes » sont regardés comme infidèles à l'esprit du corps collectif et éliminés. Le statut de l'individu étant la préoccupation dominante d'une société démocratique, il doit être protégé et étendu par les institutions politiques. Celles-ci, simples moyens en vue d'une fin, n'ont pas à se conformer à une forme fixée une fois pour toutes. La structure des institutions politiques peut changer avec le temps, pour Biblioteca Gino Bianco 73 assurer de mieux en mieux le respect de la personne humaine et satisfaire plus efficacement ses besoins. Au fur et à mesure que la société devient plus complexe s'impose une mise au point plus minutieuse. Que la machine gouvernementale soit difficile à décrire n'est pas un mal; le mal réside dans son impuissance à produire les résultats souhaitables. Formation des clans et démocratie Notre tendance innée à nous juger favorablement, ni une disposition plus aimable encore à penser du bien de nos semblables, ne doivent nous rendre aveugles au fait prouvé que l'homme aime jouer le rôle de chef de clan. Les forces natureJles des autres ajoutées aux siennes propres lui donnent le sentiment d'un pouvoir quasi surnaturel ayant valeur par lui-même et aussi par les fins dont il autorise la réalisation. La formation des clans, que j'ai appelée ailleurs « entreprise politique», est donc un phénomène naturel dans toute société. Peu d'esprits reconnaissent le caractère démocratique de la lutte que se livrent les clans politiques : la démocratie serait-elle le libre combat des intérêts et des passions ? D'autres regardent comme ,« démocratique» le monopole de l'appareil d'Etat par un parti censé représenter au pouvoir le « corps collectif» du peuple. Ces conceptions sommaires accordent ou trop de place à la volonté impérialiste de quelques-uns ou trop peu aux garanties individuelles de chacun. Aujourd'hui, les Occidentaux sont presque tous d'accord pour condamner le pouvoir sans limites d'un clan ou d'un parti d~tenant en totalité le contrôle de l'appareil d'Etat. Mais trop nombreux sont ceux qui considèrent la lutte des clans comme la réalisation de la fin recherchée. J'ai toujours été choqué par le fait que la fête nationale française soit célébrée le 14 juillet, en commémoration du jour où une foule déchaînée, rassemblée pour s'emparer de la Bastille, en massacra la garnison constituée de vétérans plus ou moins invalides. On aurait mieux honoré le grand changement survenu en 1789 en choisissant le 4 mai, date de l'ouverture des états généraux; ou le 17 juin, jour où les représentants du tiers décidèrent de se constituer en Assemblée nationale ; ou encore le 20 juin, quand ils jurèrent de ne pas se séparer avant d'avoir donné une constitution à la France. Alors que la révolution c'était cette Assemblée nationale constituante, il est étonnant que la nation lui ait préféré le souvenir d'une cruelle émeute. 11 serait stupide de nier le rôle dans l'histoire de la force et de la violence et il est difficile de ne pas reconnaître que le recours à l'une et à l'autre est parfois nécessaire, mais il n'est pas sage d'en célébrer le déchaînement. Car c'est une justification ex a11te de recours ultérieurs à la violence.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==