72 - Moi, répondra-t-il, je n'y suis pour rien » ; et il ajoutera problablement : « Je ne suis pas au courant.» Le sentiment que la décision prise est «ma décision» est essentiel à l'éthique de la démocratie ; or ici il est absent. En ses lieu et place, deux appréciations possibles s'exprimeront de la manière suivante: «Je suppose qu'ils ont fait pour le mieux» ou« Une erreur de plus». L'une et l'autre attitude révélera que le gouvernement est regardé comme un corps de spécialistes en qui l'on a ou l'on n'a pas confiance; en tout cas nul ne s'identifiera à eux, si ce n'est dans des circonstances particulières. Non seulement c'est un fait que nous ne parti- . . , . c1pons pas au gouvernement mais une exper1ence fréquente montre que personne n'estime que nous devrions y participer. Il est évidemment impossible de rassembler à !a manière des Grecs la population adulte des Etats-Unis ou même de la Grande-Bretagne ou de la France sur une place publique afin de prendre des décisions. Mais de nouveaux éléments sont apparus : la radio, la télévision. A plusieurs reprises j'ai présenté une suggestion : que tous les foyers dépourvus de poste récepteur en reçoivent un du gouvernement; puis que celui-ci désigne un jour par semaine pendant lequel, du lever au coucher du soleil, seraient diffusés uniquement les points de vue contradictoires sur les décisions d'intérêt public à prendre. Pour suivre ces débats, les citoyens recevraient le salaire d'une journée de travail, comme dans les derniers temps de la démocratie athénienne. Ils devraient exprimer leur vote sur les problèmes abordés et la décision serait prise selon la majorité ainsi dégagée. Ce serait le gouvernement par le peuple ; les pouvoirs actuels, exécutif et législatif, perdraient la faculté de décision; ils auraient pour mission de convertir les problèmes en débats organisés, à peu près comme le faisait à Athènes la Boulè. Chaque fois que j'ai fait cette suggestion on a cru à une plaisanterie, personne ne m'a pris au sérieux. Je fus quelque peu étonné de cet accueil, ma proposition étant conforme au principe de la souveraineté du peuple dont on fait tant de cas. Je cherchai· donc à comprendre la réaction générale et je fus surpris de découvrir que l'explication était toujours la même, quelle que fût la nuance politique de celui qui la présentait. Trois raisons étaient mises en avant : les citoyens manquent de la formation qui leur permettrait de suivre les discussions avec profit; une grande majorité des auditeurs iraient se promener; seuls ceux qui réservent la totalité de leur temps et de leur attention à ces problèmes sont à même de prendre des décisions opportunes. · En ce qui concerne la seconde raison je demandais pourquoi les citoyens d'une communauté moderne ne seraient pas capables de la même attention que les Athéniens. Si les anciens pouvaient rester une journée entière, par tous les temps, à peser des arguments, pourquoi pas nos contemporains, dans des conditions beaucoup Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL plus confortables ? On me répondait que le citoyen conçoit certains problèmes en termes d'amour et de haine, d'avantages et d'inconvénients, et qu'il est prêt à soutenir en partisan les défenseurs d'une position qu'il approuve, mais qu'il se révèle conscient de son incapacité à trancher de tout. Les plus « avancés » de mes interlocuteurs n'étaient pas les moins convaincus de l'impuissance de « tout le monde » à maîtriser la complexité des différents problèmes, ce qui n'implique pas nécessairement faiblesse d'esprit, mais «manque de la capacité » (au sens de «volume») nécessaire pour avoir présentes à l'esprit toutes les considérations entrant en ligne de compte. Ce point important rejoint les vues exprimées par Condorcet dans un ouvrage trop longtemps négligé 5 • Considérant le même sujet sous un angle différent, on peut noter que l'époque penche · vers la «technocratie». Notre âge est vivement conscient de la division du travail et s' enthousiasme pour la technologie. Quand les gens ont perdu confiance en un médecin expérimenté, quand ils ne le croient plus capable de soigner leur corps, comment pourraient-ils se reconnaître à eux-mêmes. compétence pour résoudre les problèmes du corps politique ? Les membres des démocraties modernes se regardent volontiers comme des solliciteurs avec des intérêts et des affections particulières à défendre, abandonnant à d'autres le soin de trouver les voies et les moyens d'un accord général. Le mythe du corps collectif DANS la formulation courante des idées démocratiques nous sommes dangereusement victimes de nos propres illusions. Vivant dans des sociétés énormes, complexes et différenciées, nous sommes armés d'une métaphysique politique qui postule une communauté étroite et homogène. Nous parlons du «peuple », ce qui implique un corps collectif actuellement inexistant. L'hypothèse de corps collectifs mythiques correspond peut-être à une tendance tantôt malfaisante, tantôt utile et même excellente de l'esprit humain, qui le pousse à établir des classifications, à construire des «ensembles». Lorsqu'un ensemble est bien défini il comprend un certain nombre d'individualités qui peuvent être considérées comme ses «parties». L'esprit humain préférant l'unité à la réalité, parce qu'il vise à la possession et qu'il est plus facile de posséder l'unité que la diversité, la tentation naît de regarder l'ensemble comme un objet ayant une réalité supérieure à celle des parties. C'est la «réification» de l'en- ~emble, connue dans l'histoire sous le nom de réalité des universaux, péché intellectuel admirablement dénoncé par Abélard au x11e siècle. La façon dont ce grand philosophe a ridiculisé . 5. Condorcet : Essai sur la probabilité des décisions prises à la pluralité des voix, Paris 1786.
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