, revue l,istorique et critique Jes /aits et Jes iJées MARS 19S9 - bimestrielle - Vol. III, N° 2 B. SOUYARINE ............ . BERTRAND DE JOUVENEL. WLADIMIR WEIDLÉ ...... . YVES LÉVY ............... . RAYMOND ARON. ........ . ( Un congrès ordinaire Qu'est-ce que la démocratie 'l (Il) Sur le concept d'idéologie · Les partis et la démocratie (1) Max Weber L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE ,. . NAOUM IASNY ............ . PAUL BARTON ............ . Le plan septennal en URSS Changements dans les syndicats soviétiques DÉBATS ET RECHERCHES LUCIEN LAURAT ......... . Révisions du marxisme QUELQUES LIVRES V Comptesrendus par A. G. HoRON, Yv~ Ltvv, PAUL BARTON, MICHEL CoLLINET • CORRESPONDANCE Construction européenne - La << nouvelle classe >>- Kremlinologie INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • 1 J I • ,
! 1 1 ;::, / J -( I A I • • • ' . .. . - .. ~· .. • • . ' . . • .. . . . • • I • Biblioteca·GinoBianco . , . 'r . ·, . • , . . • 7 , ,' - • ' • L . . .. . , • . .
re1·11e historÏIJlle t'I critù1ue Jes faits et Jes iJles MARS 1959 - VOL. Ill, N• 2 SOMMAIRE Page B. Souvarine ... . UN CONGRÈS ORDINAIRE.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 B. de Jouvenel .. . QU'EST-CE QUE LA DÉMOCRATIE ? (11) . . . . . . . . . 68 Wladimir Weidlé- . SUR LE CONCEPT D'IDÉOLOGIE. . . . . . . . . . . . . . . . 75 Yves Lévy ...... . LES PARTISET LA DÉMOCRATIE (1) . . . . . . . . . . . . . 79 RaymondAron .. . . ( MAX WEBER ................................. . 87 L'Expérience communiste Naoum lasny.... . PauI Barton ..... . Débats et recherches LE PLAN SEPTENNALEN URSS. . . . . . . . . . . . . . . . . 97 _ CHANGEMENTSDANSLESSYNDICATSSOVIÉTIQUES103 Lucien Laurat . . . . RÉVISIONS DU MARXISME... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 Quelques livres A. G. Horon . . . . . LESARABES, de VINCENT MONTEIL . . . . . . . . . . . . . . • . . . . 113 Yves Lévy . . . . . . . STORIADELLAVOROIN ITALIADAGLI INIZI DELSECOLOXVIII AL 1815, de LUIGUI DAL PANE • . . . • . . . . • . . . . • • . . . . . . 114 DE MALTHUS A MAO TSÉ-TOUNG, d'ALFRED SAUVY. . . . . . . . . 115 Paul Barton . . . . . . DU KOLKHOZE AU SOVKHOZE, de D~MOSTHÈNE NACOU . . . . 116 ONZE ANS AU PARADIS, de JEAN NICOLAS A. A. . . . . . . . . . . 117 Michel Collinet... LESPAYSAGEASGRAIRES, d'ANDR~ MEYNIER .•........... 117 Correspondance CONSTRUCTION EUROP~ENNE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 LA << NOUVELLECLASSE>> ................. ~ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 KREMLINOLOGIE • • • . • • • • • . • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . • . . • • 121 Livres reçus • Biblioteca Gino Bianco
. , r OUVRAGES RECENTS DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville · · · · · T. Ill. - D'Auguste Comte: à Proudhon . . . - Paris, Librairie Gallimard. 1946-.1950-1954. Léon Emery: L'Age romantique, Il Lyon, Les Cahiers libres, 37, rue du Pensionnat. 1958. Raymond Aron : l'Algérie et la République (COLLECTION TRIBUNE LIBRE) Paris, Librairie Pion. 1958. Denis de Rougemont: l' Aventure occidentale de l'homme Paris, ~ditions Albin Michel. 1957. Lucien Laurat: Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. A. Rossi : Autopsie du stalinisme Postface de D. de Rougemont . . Paris, ~d itions Pierr_e Horay. 1957. Branko Lazitch : Tito et la Révolution yougoslave ( /937-1956) Paris, Fasquelle. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme· ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Barton : Conventions collectives et réalités ouvrières en Europe de l'Est Paris, Les ~ditions ouvrières. 1957. , Emmanuel Berl : Les Impostures de !'Histoire Paris, Grasset. 1959. • Biblioteca Gino Bianco
1'ev11ehistoriqi1e et critiqi,e des faits et des idées MARS 1959 Vol. III, N° 2 ( UN CONGRÈS ORDINAIRE par B. Souvarine E SOI-DISANT congrès communiste extraordinaire qui s'est tenu à Moscou du 27 janvier au 5 février n'a eu d'extraordinaire que sa date, avancée d'un an par rapport à la date statutaire. Staline avait laissé s'écouler quinze ans entre deux congrès de ce genre. Ses -successeurs n'ont pas été capables d'observer l'intervalle de quatre ans qui, régulièrement, aurait dû séparer ce dernier congrès du précédent. A part cela, le meeting en question n'a rien présenté que de très ordinaire : sous la conduite d'un praesidium apparemment élu, en réalité sélectionné par cooptation, tout s'est déroulé selon un programme établi en haut lieu et ne permettant ni spontanéité, ni improvisation, par conséquent nul véritable échange de vues ; tout s'est passé sous une stricte discipline ne livrant absolument rien au hasard. Il ne s'agit donc pas encore d'un congrès au sens normal du terme. La question se pose d'abord des raisons qui ont pu motiver la convocation anticipée de cette assemblée. Il n'y a pas de réponse certaine, dans l'état actuel des informations. On ne peut qu'écarter à priori les interprétations arbitraires qui ont eu cours en Occident, propagées par des commentateurs sans coonajssances spéciales : intérêt personnel de Khrouchtchev, règlement de comptes mtérieur, nécessité de politique extérieure et autres invraisemblances. Rien de tout cela ne mérite discussion. La seule hypothèse plausible, sous réserve ·de révélations ultérieures, serait celle qui rattache le congrès aux trois sessions du Comité central réunies dans le trimestre précédent : fréquence insolite qui atteste le sérieux Biblioteca Gino Bianco avec lequel la << direction collective » entreprend la réalisation de ses plans économiques. Il est évident que le cercle dirigeant veut donner aux cadres supérieurs de l' « appareil » le sentiment de prendre part aux grandes décisions, de partager les responsabilités du pouvoir. L'obéissance passive instaurée sous Staline dans la terreur ne suffirait plus à mettre en œuvre les ambitions proclamées du régime soviétique en matière de production, de rendement. Il y faut l'émulation réelle combinée avec la satisfaction des appétits de la nouvelle classe privilégiée. Quant aux conflits dans les hautes sphères du Parti et aux jeux de la politique internationale, ils relèvent exclusivement du Comité central et de ses organes : le congrès se borne à leur faire écho. Les autorités communistes se sont donné beaucoup de mal pour conférer aux dernières assises de leur parti une importance exceptionnelle, au moins en apparence, usant et abusant de tous les procédés possibles en propagande, en réclame tapageuse, en battage charlatanesque, et dont l'excès même prouve qu'elles ne réussissent pas à intéresser vraiment la population soviétique. En répétant inlassablement de sempiternelles formules stéréotypes, en employant sans cesse les mêmes expressions grandiloquentes, en conjuguant toujours au futur les verbes prometteurs, le Parti s'avère étranger aux peuples soumis et silencieux dont il se prétend l'interprète et qu'il se montre incapable de convaincre. Ce que confirment pleinement les rares témoins authentiques aptes à discerner la vérité sous l'aspect superficiel, au nombre desquels ne figurent pas les politiciens •
64 en disponibilité, les journalistes en quête de sensationnel, les visiteurs de Khrouchtchev et autres touristes à tête légère. Les «masses » passives et résignées obéissent sans croire nullement à l'âge d'or qu'annonce depuis si longtemps la doctrine officielle. Mais l'adhésion sincère que l'oligarchie communiste n'obtient pas des sujets soviétiques, elle la gagne singulièrement sous forme d'ersatz dans le monde capitaliste que Khrouchtchev considère comme «moribond » (cf. son discours du 24 février au Kremlin). Le plus extraordinaire à propos de ce congrès ordinaire a été plutôt l'importance que la presse occidentale voulait lui prêter à tout prix, prévoyant ce qui ne devait pas arriver, soulignant les moindres paroles insignifiantes, grossissant servilement les vantardises publicitaires et attentive à recueillir pour la postérité les pires banalités ou les plus fades plaisanteries de Khrouchtchev et consorts. Le congrès n'a même pas jugé utile de renouveler le Comité central ni de s'attarder à l'affaire du << groupe antiparti » 1 , péripéties que guettaient bien à tort les commentateurs avides de spéculer à l'infini sur des dissentiments personnels plus ou moins mal interprétés. En fin de compte, l'innombrable légion bourgeoise occidentale des courtisans et des complaisants reste sur ses frais de courtisanerie et de complaisance envers le régime qui se propose de porter le coup final au « système capitaliste moribond ». LE Communiste, de Moscou, organe « théorique» du Comité central, dépositaire de la pensée transcendantale du Parti, a consacré (n° 2 de février) un long article triomphant à cette attitude obséquieuse de l' « Occident pourri », comme disent les zélateurs du despotisme oriental, sous le titre : Le XXJe congrèsdu parti communisteet la presse mondiale. Ce congrès, écrit l'auteur, « a suscité un intérêt sans précédent de l'opinion publique universelle ». Dès son ouverture, «il a été au centre de l'attention dans la presse de tous les pays». 11 n'existe pas au monde « un organe 1. Lequel groupe n'a jamais existé: une coalition s'était formée au praesidium du Parti en juin 1957 pour évincer Khrouchtchev du Secrétariat, mais ses membres ne partageaient pas pour autant les m€mes idées en politique intérieure ou extérieure. Ils sont amalgamés après coup parce que leur dessein s'est heurté à la volonté collective de la majorité des comités directeurs. Le seul fait de qualifier « antiparti » Molotov, Kaganovitch, Malenkov et Chepilov, anciens secrétaires du Parti; Molotov, Malenkov et Boulganine, anciens présidents du Conseil ; Pervoukhine et Sabourov, anciens membres du Praesidium, - suffit à ridiculiser le pouvoir communiste et à prouver la fragilité de son assurance. Si ce pouvoir actuel se montre capable de mettre Vorochilov, Mikoïan et Khrouchtchev à la retraite sans les discréditer et sans rayer leurs noms des dictionnaires encyclopédiques, on pourra dire alors qu'une ère nouvelle s'ouvre devant l'Union soviétique et ses satellites. En attendant, la façon de traiter le « groupe antiparti » dénote la pérennité du stalinisme, à l'exclusion de la démence sanguinaire de Staline . . BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL tant soit peu important qui n'ait fait écho à cet événement historique». En règle générale, « les journaux ont largement éclairé le rapport du camarade Khrouchtchev» ... « et toute la marche des débats, jour par jour ». « Les plus vastes couches de la population ont suivi avec une attention intense les travaux du congrès. » Cela continue ainsi sur dix pages grand in-octavo compactes. «Les opinions des hommes politiques et des publicistes bourgeois reflètent leur sentiment d'anxiété et d'alarme quant aux destins du capitalisme », constate le porte-plume de Khrouchtchev qui, ensuite, résume comme suit « les points principaux sur lesquels tous ou presque tous les commentateurs fixent leur attention, indépendamment de leur position politique ». Ce sont : « - l'immense signification internationale du XXIe congrès ; - l'orientation pacifique du plan septennal; - les succès croissants du socialisme dans la compétition avec le capitalisme ». Après quoi viennent d'abondantes citations de la presse communiste, puis la rubrique du «monde bourgeois inquiet>> où le journal communiste Libération, censé capitaliste, compare le plan septennal soviétique à une « fusée à sept étages». Mais les références à maintes gazettes bourgeoises, amé- • • r1cames et autres, ne manquent pas pour attester les << réalisations énormes » et les «possibilités potentielles >>encore plus énormes du « nouvel ordre social ». Le New York Times du 8 février, notamment, aurait vu dans le plan septennal le « défi d'un spoutnik économique ». Le Communiste fait grand état de dizaines parmi les principaux journaux étrangers pour exalter les « succès colossaux, matériels, scientifiques et culturels>> du peuple soviétique, qui suscitent tantôt l'admiration, tantôt l'inquiétude dans le monde, voire l' « alarme des cercles impérialistes ». Il utilise avec astuce les propos inconsidérés, les conclusions imprudentes des « observateurs >>occidentaux les moins compétents pour ressasser les thèmes principaux de la propagande communiste actuelle : le prétendu «défi» économique du plan septennal au système capitaliste et les réussites techniques en matière de satellites artificiels et de fusées qui attesteraient la supériorité du régime soviétique sur tout autre. Le New York Times est encore invoqué pour avoir prédit que « l'élévation marquée du niveau de vie en URSS accroîtra l'attraction politique du système communiste non seulement sur les pays arriérés, mais sur les pays relativement pauvres de l'Europe occidentale comme l'Italie ». Ce sont en effet les arguments de cette sorte qui deviennent monnaie courante et qui désarment insidieusement t?u~e résis\an_c,ei.ntellectuelle ou morale à l'impérialisme sov1et1que, donnant cause gagnée à Moscou et à Pékin dans une « compétition » imaginaire entre « le socialisme et le capitalisme». Après cette longue mixture où alternent les superlatifs aussi démesurés qu'insincères de la presse communiste, progressiste, arabique, et les poncifs ou les « aveux » puisés aux sources les
B. SOUV ARINE plus bourgeoises, le Communiste conclut : «On le voit par les échos de la presse mondiale, les matériaux et décisions du XXI 0 congrès ont secoué le monde. Le congrès a ouvert de nouvelles perspectives non seulement aux pays socialistes, mais à toute l'humanité. Et si différents soient-ils, ces échos traduisent l'intérêt le plus vif envers cet éminentissime événement de notre , epoque. » Il reste à savoir si la session et le bilan du congrès justifient l' « attention intense » et aveugle du «monde bourgeois inquiet », voire l' «alarme des cercles impérialistes» devant le soi-disant défi du « système » soviétique dans la soi-disant compétition entre le socialisme et le capitalisme, chaque terme de ce vocabulaire trompeur étant contestable et, finalement, dépourvu de teneur mutuellement admise. Les « réalisations énormes (...) du nouvel ordre social » ne permettent pas d'informer les peuples ·soviétiques ou soviétisés de ce qui se passe dans le monde, mais le monde est submergé de comptes rendus ne laissant rien ignorer <lesdites « réalisations » passées, présentes et futures 2 • · * .,,. .,,. KHROUCHTCHEV a occupé la tribune pendant plus de six heures pour lire le long « rapport» composé par les bureaux qualifiés du Comité central. Depuis la mort de Lénine, c'est une tradition déjà bien établie que de remplacer la qualité par la quantité. Le rapport ne contient rien d'original, aucune idée nouvelle : seulement des redites sur le plan septennal et tous les clichés habituels de la propagande. On avait déjà sous des formes multiples les « thèses » sur les « chiffres de contrôle» pour les années 1959-1965, traduites en toutes langues (en français, chiffres de contrôle sont devenus chiffres de base, mais base n'a jamais voulu dire contrôle, et ici contrôle n'a aucun sens, à priori). Les mêmes affirmations, vraies ou fausses, sont réitérées une fois de plus. Il n'y a pas là de quoi justifier l'ébahissement admiratif ou anxieux des correspondants de la presse occidentale, non plus que dans la répétition fastidieuse des litanies de la presse soviétique. Il appartient aux rares économistes qualifiés d'analyser les chiffres du plan septennal et aux rares observateurs politiques sérieux d'interpréter les ambitions qu'il recèle, que Khrouchtchev a formulées à sa manière. Quant à la durée du rapport, elle n'atteste que les capacités physiques de l'orateur, sans mettre en cause l'avenir de l'espèce humaine. Tout ce que raconte Khrouchtchev pour vanter les « grandes victoires du peuple soviétique» dans l'ordre économique, pour magnifier les 2. Pour qui ne lit pas la presse communiste, russe ou autre, et n'a pas suivi les relations de la presse u bourgeoise », il suffira de consulter le bulletin copieux de la Documentation françai1e, n° 199, du 25 f~rier, qui donne tout l'essentiel, notamment des rapports de Khrouchtchev et des résolutions finales. iblioteca Gino Bianco 65 «rythmes» et les pourcentages qui en imposent aux naïfs et même à des élites peu versées en la matière, se ramène à une vérité très simple : dans un immense pays riche de toutes les matières premières, une population de 200 millions d'âmes ne peut pas, à force de travail et de discipline, ne pas produire une certaine masse de biens matériels, en copiant la technique et l'exploitation occidentales, surtout en poussant l'exploitation à l'extrême. La comparaison avec les progrès économiques des États-Unis n'est pas neuve : Lénine l'avait faite, à l'avantage statistique de la Russie impériale, dans son livre sur Le Développement du capitalisme en Russie, paru en 1899. « ••• Le progrès de l'industrie minière va plus vite en Russie qu'en Europe occidentale et même qu'en Amérique du Nord», écrivait-il. « Dans ,les dix dernières années (1886-1896), la production·de fonte a triplé( ...) Le développement du capitalisme dans les pays jeunes est très accéléré par l'exemple et l'aide des pays vieux» 3 • 11n'empêche que la comparaison était et demeure à l'avantage des États-Unis si l'on prend comme critère les droits de l'homme, voire les .droits du prolétaire. Les données quantitatives exigent un examen à part. Rien ne presse puisque le plan septennal doit guider l'économie soviétique jusqu'en 1965 et que, dit la résolution du congrès, « après cela il faudra en~iron cinq années pour rattraper et dépasser les Etats-Unis pour la production industrielle par habitant». Donc il reste douze années à courir avant d'atteindre le but qui obsède Khrouchtchev et Cie dont les déclarations, à cet égard, entretiennent d'étranges équivoques: confusion voulue des dates, chiffres tantôt absolus et tantôt relatifs, choix d'indices changeants et arbitraires. A supposer que, dans douze ans, la production américaine soit restée au niveau actuel (supposition commode, mais vaine) et qu'alors la production soviétique la rattrappe ou la dépasse, en volume réel, cela ne prouverait rien de ce que les communistes prétendent prouver. La production est une chose, le socialisme en est une autre, et le communisme une troisième. 3. La Grande Encyclopédie Soviétique, en 1930, confirmait : « La croissance de l'industrie en Russie dans les années 90 s'accomplissait sur un rythme plus rapide que celui des grands pays d'Europe et d'Amérique» (t. XI). M. N. Pokrovski, chef de l'école historique marxiste en Russie, argumentait de même dans Le Marxisme et les particularités du développement historique de la Russie (Léningrad 1925) : « Économiquement, dans les derniers temps, la Russie se développait même plus vite que l'Europe occidentale( ...) Sous le rapport de la concentration de la production, la Russie du début du xxe si cle dépassait l'Allemagne (... ) Sous le rapport du rythme, la métallurgie russe d'avant la guerre [de 1914] tenait la première place dans le monde». Trotski avait abondé dans le m me sens en préconisant la planification, et l'on pourrait accumuler les références. Edmond Théry ne manquait donc pas de cautions marxistes, qu'il ignorait, en écrivant dans La Transfor,nation iconomique de la Russie, livre publié à Paris en 1914: « Si les choses, dans les grandes nations européennes, se passent entre 1912 et 1950 comme entre 1900 t 1912., vers le milieu du présent siècle la Ru sie donùn ra 1Eur pe., tant au point de vue politique qu au point de vue économique et financier. »
66 Il n'y a aucune raison pour que les États-Unis, uniquement afin de garder le premier rang, produisent au-delà de leurs besoins : ils ont déjà des excédents à ne savoir qu'en faire. On peut critiquer chez eux la répartition des produits, véritable critère du progrès social sur le plan matériel, mais la comparaison des niveaux de vie présents et à venir tournerait toujours à la confusion des communistes. On peut soutenir aussi que le réel progrès moral et intellectuel consisterait à renoncer aux besoins factices suscités par une civilisation trop matérialiste, donc que réduire la production ne serait pas incompatible avec la réalisation du socialisme, au contraire. Si la production soviétique record, dont il faudrait analyser les composantes avant de conclure, s'obtient par des méthodes inhumaines et alimente surtout des œuvres dispendieuses de prestige ou de puissance, au lieu d'améliorer le sort des travailleurs et de les rendre plus libres, il ne saurait être question de socialisme ou de communisme que par antiphrase. Le socialisme réalisé par Staline et le communisme que prédit Khrouchtchev appartiennent à la catégorie des mythes selon G. Sorel. La réalité dément la fiction. LES DIRIGEANTS communistes ont trop longtemps trompé leur prolétariat pour s'en tenir maintenant à des généralités sur des évaluations économiques globales. Ils promettent (une fois de plus) la réduction du temps de travail et un accroissement sensible de la capacité d'achat des salariés : encore faut-il que les consommateurs trouvent des marchandises sur le marché. La production démesurée de matériel de guerre, les expériences exagérément coûteuses de satellites artificiels et de fusées spatiales, les gaspillages de toute sorte qui chiffrent beaucoup jusqu'à présent dans les bilans maquillés, annuels ou quinquennaux, n'approvisioILflent pas les magasins. Dans les prochaines années, dit Khrouchtchev, « le prélèvement des impôts sur la population ne s'imposera plus»; en effet les impôts directs comptent pour moins de 8 °/0 des recettes budgétaires et ne vale~t pas le coût de l'appareil de perception. Mais l'Etat les récupérera aisément en fixant les prix des denrées de première nécessité. Et enfin « l'homme ne vit pas seulement de pain », comme l'a dit Yahwé à Moïse, longtemps avant Doudintsev. A plus forte raison l'homo sovieticus qui, en fait de pain, a été nourri surtout de promesses. L'homme ne vit pas non plus de fer et d'acier, même convertis en tracteurs et en machines, et il n'est pas vrai qu'un développement inconsidéré de l'industrie résolve automatiquement tous les problèmes de l'agriculture collective. Les chiffres vertigineux du plan septennal ne tiendront pas lieu de pain ni d'autres produits alimentaires indispensables à une population croissante et de plus en plus exigeante. Lors d'une session du Comité central réunie en décembre et dont le . BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL compte rendu 4 offre à maints égards beaucoup plus d'intérêt que celui du congrès, Khrouchtchev a précisé l'état pitoyable de l'agriculture soviétique à la mort de Staline, par contraste avec la situation actuelle dont il revendique l'excellence. Un examen attentif n'autorise pas à partager ses certitudes illusoires. Rectifiant les données connues jusqu'alors, Khrouchtchev accusait Malenkov d'avoir « malhonnêtement » falsifié les comptes en annonçant une récolte de 8 milliards de pouds en céréales (environ 130 millio11s de tonnes) bien qu'elle ne fût que de 5,6 milliards. (A la vérité, Malenkov obéissait à Staline, tout comme Khouchtchev.) En 1953 de même qu'en 1914, le rendement à l'hectare n'atteignait pas 8 quintaux en moyenne, malgré les dépenses fabuleuses en matériel, en électrification des campagnes. A présent Khrouchtchev se targue d'une récolte de 8,5 milliards de pouds en 1958, à l'instar de Malenkov en 1952, mais à son tour il triche, tablant sur des additions régionales sujettes à caution que son s_uccesseur devra bien dénoncer un jour. Et le résultat obtenu par voie extensive après défrichement de 20 millions d'hectares de terres vierges à un prix de revient inavouable dissuade de spéculer sur un accroissement continu atteignant 10 à 11 milliards de pouds ( 164 à 180 millions de tonnes) au terme septennal. Abstraction faite des conditions humaines, les impératifs climatiques et l'érosion du sol en Asie centrale, outre le manque d'engrais chimiques, vont à l'encontre de prévisions purement techniques qui, d'ailleurs, ne s'identifient pas plus au socialisme qu'au communisme. L'un des sophismes de Khrouchtchev le plus étonnant par le succès qu'il obtient en Occident est celui du « défi», de la « compétition» avec les pays capitalistes. L'abondance en Amérique, le confort en Suède ou en Suisse, la vie relativement plus facile en France qu'ailleurs n'ont jamais passé pour autant de défis à l'Italie ou à l'Espagne. Cependant le New York Times veut, à l'instar de Khrouchtchev, que « l'élévation marquée [future, hypothétique] du niveau de vie en URSS accroisse l'attraction politique du système. communiste non seulement sur les pays arriérés, mais sur les pays relativement pauvres de -l'Europe occidentale comme l'Italie». Pourquoi le haut niveau de vie aux États-Unis n'exerce-t-il aucune attraction politique sur ces pays ? Il faut croire qu'il s'agit là non de production, mais de politique. Mais le sophisme majeur accepté par presque tous les conseillers de l'opinion publique en Occident consiste à parler sans cesse de « construire le socialisme » là où l'on ne construit que des maisons, des usines, des centrales électriques. Partout dans le monde de telles constructions sont en cours sans s'identifier à aucun système social. 4. Plenum du Comité central du P. C. de l'URSS, 15-19 décembre 1958. Compte rendu sténographique. Moscou 1958. ' .
B. SOUV ARINE A le supposer réalisable, le socialisme ne se « construit » pas comme un bâtiment, il s'instaure (en théorie) par la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme, par l'effacement des distinctions de classes, et, insistait Lénine, par le dépérissement de l'État. La tendance est exactement inverse sous le régime soviétique. Khrouchtchev a récité au Congrès sa petite doctrine apprise au rab/ac 5 sur la « transformation du socialisme en communisme». Il en donne la solennelle assurance : « Le danger d'un rétablissement du capitalisme en URSS est exclu. Cela signifie que le socialisme a triomphé non seulement totalement, mais aussi définitivement.» Et la résolution finale prévoit : « De nombreuses fonctions que remplissent actuellement les organismes d'État devront graduellement être confiées aux organisations sociales », - lesquelles sont en réalité des appendices étatiques. « En gagnant la compétition économique avec les États-Unis, nous ne franchirons que la première étape de l'édification du communisme», daigne reconnaître Khrouchtchev, ajournant les échéances. 6 Il n'en fallait pas plus pour que monte vers lui un concert de louanges dérisoires et que se dessine un nouveau cc culte de la personnalité », condamné en paroles, stimulé en fait, parallèle au culte fétichiste de Lénine. Rien de tel n'avait été prévu par aucun apôtre du socialisme. 7 LA VÉRACITÉ de Khrouchtchev s'affirme avec éclat quand il déclare : « Le Parti est venu à son XXIe congrès plus uni et plus soudé que jamais autour de son Comité central léniniste.» Derechef il dénonce le « groupe antiparti », sans 5. École communiste élémentaire, pon1peusement appelée « faculté ouvrière ». 6. En pratique Khrouchtchev ne stimule la productivité qu'en imitant le capitalisme, par un surcroît d'avantages et de rétributions consentis aux producteurs. Consciemment ou non, il crée ou favorise de nouveaux privilèges qui contrecarrent la transformation sociale inscrite à son programme. 7. Un article signé D. Burg, dans le Bulletin de l'Institut pour l'étude de l'URSS (Munich, mars 1959), tend à discerner quatre tendances parmi les orateurs du congrès, d'après leurs nuances d'expression (ou leur silence) au sujet de Khrouchtchev et du « groupe antiparti ». L'auteur conclut à une « défaite » du premier secrétaire, contrairement à ceux qui voient en celui-ci le maître absolu du Parti. Conclusion trop hâtive d'une argumentation insuffisamment probante, dont il faut plutôt retenir l'absence de « monolithisme » et l'existence indéniable d'une direction collective. BibliotecaGinoBianco 67 souci de logique ni de cohérence. Ses banalités sur la paix et la coexistence méritent la même créance ; il rabâche les formules de l' agitprop depuis longtemps devenues inopérantes, sauf pour les dupes volontaires. Ses vantardises quant aux forces invincibles du « camp socialiste » ( auquel appartiennent I milliard d'individus, précise Khrouchtchev) et à leurs cinquièmes colonnes (« dans 83 pays, les partis communistes groupent 33 millions de membres ») annulent sans qu'il s'en aperçoive les campagnes de sa diplomatie signalant constamment des menaces extérieures. L'Union soviétique, dit-il, peut « envoyer sur n'importe quel point de la terre de puissantes fusées qui ne manqueront pas leur but ». Dans ces conditions, il devrait se tenir tranquille. Or la rés.olution rédigée sous sa présidence maintient l'état d'alerte : « A l'heure actuelle subsiste encore la possibilité du déclenchement d'une guerre par l'impérialisme et il ne faut pas sousestimer les dangers de guerre.» Il s'agit de « l'impérialisme américain, qui traduit les aspirations à une hégé111oniemondiale des monopoles capitalistes des Etats-Unis». Mais dans son discours de clôture, Khrouchtchev contredit la résolution : le rapport des forces sera si évident, selon lui, que « les impérialistes les plus obstinés >> comprendront que toute tentative est vaine d'imposer la guerre au camp socialiste. Telles sont les pauvretés qui impressionnent la « presse mondiale », si largement citée à Moscou. On n'en finirait pas de réfuter ligne à ligne ce fallacieux verbiage, le même que prodigue chaque jour la machine soviétique à laver les cerveaux et à bourrer les crânes. Sous la rhétorique outrecuidante, on discerne la réalité d'une société qui se différencie, se hiérarchise et s'organise pour activer son entreprise de subversion universelle et imposer sa volonté de puissance partout où des sociétés décadentes sont incapables de défensive virile et de riposte efficace. La seule question que pose le congrès communiste est donc celle de l'inertie persistante et incompréhensible (ou trop compréhensible dans le pire sens) de l'Occident devant la « révolution permanente >> sur le plan politique où la guerre bat son plein à sens unique. • B. SOUVARINE •
Q!I'EST-CE Q!IE LA DÉMOCRATIE II par Bertrand de Jouvenel Le système représentatif ,____ 'EST un monstrueux contresens historique de concevoir l'apparition du système représentatif comme la conséquence de la volonté populaire de limiter le pouvoir des rois ou d'assumer leurs fonctions. En fait, les institutions représentatives se développèrent parce que les rois n'avaient pas les moyens de remplir leurs fonctions ou de satisfaire leur ambition. Considérons un gouvernement qui fait appel, de nos jours, aux dirigeants des grandes sociétés et aux chefs syndicaux pour demander aux premiers de lutter contre la hausse des prix, aux seconds de convaincre leurs adhérents de mettre une sourdine à leurs revendications. Que se passet-il en réalité ? Le gouvernement essaie d'utiliser des influences étrangères à des fins qui lui sont propres. Les délégués patronaux ont pris la place des nobles, les leaders syndicaux celle des représentants de la bourgeoisie, enfin il s'agit d'empêcher la montée des prix et non plus d'obtenir des impôts. C'est ainsi que naît un parlement. A l'origine, les parlements n'avaient pas leur principe dans la volonté du peuple de limiter un pouvoir royal excessif, mais bien dans le désir du souverain d'obtenir ce que lui intei:disaient les seuls moyens à sa disposition. Quand Edouard III d'Angleterre déclencha ce qui devait être la guerre de Cent Ans, le roi de France fit le tour de son royaume pour expliquer à ses sujets les dangers de la situation et les supplier de lui accorder les subsides en hommes et en argent nécessaires à la lutte. Sans doute eût-il été plus simple que des représentants se rendissent auprès du monarque, mais le but restait le même. Fondamentalement, il y avait le fait que le roi n'avait pas pouvoir pour décider des impôts et des levées d'hommes 1 • La France ne connut l'impôt permanent que comine un~ séquelle de la guerr~ Biblioteca Gino Bianeo de Cent Ans et la monarchie ne posséda jamais le pouvoir de lever une armée. Celui-ci ne fut instauré que par la Révolution française; nous aurions pu ne jamais connaître ce déplorable ' « progres ». On répondait de mauvaise grâce aux convocations du Parlement parce que l'on savait y être appelé pour consentir des sacrifices. Le Parlement était une assemblée de contribuables. Les nobles venaient en personne, le tiers état était représenté par ses députés. Tous arrivaient de mauvaise humeur, peu désireux d'accorder les subsides demandés, prêts à exiger explications et justifications, à s'arroger le droit de critiquer politique et mesures administratives. D~s le monde contemporain c'est le Congrès des Etats-Unis d'Amérique qui demeure le plus fidèle à l'esprit de l'institution parlementaire à ses débuts. Au Sénat et à la Chambre des représentants est assignée la tâche de limiter les besoins d'argent de l'exécutif, mais leur rôle consiste plus spécialement à surveiller les agissements de l'État. Ils remplissent exactement la fonction premièrè des corps représentatifs. Si le Congrès 1. Rappelons que le roi, au Moyen Age, devait assurer de ses propres deniers l'entretien de son établissement ou «État» (d'où le nom). En tant que seigneur, ses terres devaient lui permettre d'entretenir sa maison, les gens à son service, et de remplir ses fonctions publiques. Il n'avait le droit de demander des « subsides » à ses sujets que dans des occasions extraordinaires. Il faut souligner l'évolution de ce terme, « subsides » : il désigna d'abord un don des sujets à leur souverain qui devait le mendier, non pas l'exiger ; c'est aujourd'hui une aide accordée par l'État à certains citoyens. Remarquons également le terme « exactions », utilisé pour toutes les formes d'impositions, tout ce qui est exigé par un pouvoir supérieur. Tous les impôts sont à proprement parler des « exactions ». Pour donner une image concrète du système féodal nous devrions dépeindre un gouvernement contraint, de nos jours, à vivre ~ur les propriétés de l'État : la France et l'Angleterre, par exemple, obligées de vivre sur les bénéfices des jndustries natioq~µ~é~s.
B. DB JOUVBNBL des États-Unis a conservé ce caractère hérité de la période de formation des institutions européennes, c'est probablement parce que la vie politique américaine est restée très proche du système monarchique. Un roi élu est le chef indiscuté de tout l'appareil d'État, lequel s'est développé dans de telles proportions que les commissions du Congrès en connaissent souvent mieux la marche que le chef de l'exécutif luimême. Mais c'est là une question que nous n'a- , . vons pas a traiter. Notre propos est d'indiquer la place des institutions parlementaires dans l'histoire des États européens. Des représentants étaient convoqués au palais, non pour partager ou assumer les fonctions gouvernementales, mais pour servir de médiateurs entre le gouvernement et le peuple : s'ils devaient persuader celui-ci que les moyens demandés par celui-là étaient nécessaires, ils avaient aussi pour tâche de contrôler le gouvernement, de s'assurer que les moyens accordés étaient utilisés en vue de fins déterminées. Là où l'Assemblée a empiété sur l'autorité gouvernementale, elle a perdu à la fois sa puissance de persuasion auprès du peuple et son pouvoir de contrôle sur l'administration. L'esprit du libéralisme « Gouvernement du palais », avec un appareil d'État ramifié, et « gouvernement du forum» dans de petites nations, sont deux phénomènes fort anciens dans l'histoire de l'humanité. L'originalité des institutions européennes réside dans le rôle régulateur du gouvernement du palais et de l'appareil d'État. L'étendue des royaumes faisait admettre que les décisions dussent être prises en haut lieu ; une vague notion de la division du travail permettait en même temps de confier le gouvernement à des spécialistes occupés « à plein temps » et non à des amateurs appelés à tour de rôle, comme dans la cité grecque. La première préoccupation n'était donc pas de participer au gouvernement, mais de veiller à ce que les affaires gouvernementales fussent conduites avec le souci de respecter et de défendre les intérêts des sujets. Dès l'origine les droits coutumiers s'étaient affirmés, mais il était souhaité que des « droits » idéaux fussent aussi reconnus. J'oserai dire que les institutions politiques de l'Occident naquirent du désir des Européens d'assurer leur sauvegarde et leur liberté personnelles et de ne se sentir en rien gênés ou brimés par les professionnels de la politique. A cet égard, le rôle joué par les corps judiciaires français avant et après le règne de Louis XIV est révélateur 2 • Le nom de « Parlement » - 2. Il est dommage pour la science politique que les pays de langue anglaise n'aient, à ma connaissance, aucune idée prkise du rôle joué dans les affaires françaises par les « Parlements•· On ne peut comprendre la Révolution française si l'on ne connaît pas l'histoire du conflit entre pouvoir exécutif et corps judiciaires. Biblioteca Gino Bianco 69 chaque province ayant le sien - que l'on donnait à ces corps peut induire en erreur. Il évoque pour nous des représentants élus ; or ceux qui constituaient les corps en question n'étaient nullement élus et ne représentaient personne; c'étaient les juges du roi (pour parler de manière générale, car ils avaient des fonctions multiples). Nous parlerons donc de préférence de « corps judiciaires». Avec l'approbation populaire ceux-ci assumèrent une fonction de contrôle pour laquelle ils n'étaient pas habilités. Ils décidèrent qu'il était de leur devoir d'adresser des injonctions, et même d'opposer leur veto, aux représentants du pouvoir qui, selon leur opinion, se trompaient. Ils prirent enfin le droit de passer· outre aux décisions royales de caractère financier ou législatif. S'ils estimaient qu'un édit royal était contraire à la coutume, au droit naturel, ou lésait d'une certaine manière les droits légitimes des sujets, ils refusaient de l' « enregistrer » et le rendaient par là même . , 1noperant. Quelle était la justification de pareille conduite ? Ne pouvant se prétendre mandatés par le peuple - ils ne l'étaient pas - les corps judiciaires prétendaient du moins que leur devoir était de veiller à ce que les institutions gouvernementales répondissent à leur fin, celle-ci étant, d'après eux, la préservation et la satisfaction des intérêts individuels. Ces corps judiciaires bénéficièrent à la fois du soutien des « intellectuels » et de celui des «masses» à un degré que ne connurent jamais les assemblées françaises, élues et souveraines, du x1xe et du xxe siècle. Cela ·parce qu'ils étaient les gardiens des intérêts privés de tous. On ne croyait pas alors que la liberté fût le droit sans limites d'un individu d'exercer une influence ou de parvenir au pouvoir; la liberté, c'était la certitude que le pouvoir ne serait assumé que pour le maintien et l'extension des libertés privées. Il est intéressant de noter que le Contrat social fut mal reçu par les «progressistes » du temps. Rousseau avait dans l'esprit la Cité antique et il souhaitait voir chacun participer au gouver- , • • r A • , nement, mepr1ser ses mterets prives pour ne penser qu'au bien public, abandonner ses droits personnels dans l'intérêt général. Pourquoi les progressistes furent-ils cl1oqués à l'époque ? C'est que, pour eux, le problème était tout différent : ils considéraient la défense des intérêts individuels comme inévitable, naturelle, conforme au développement social. Ils pensaient que les institutions politiques avaient pour fin le contrôle des affaires publiques, la préservation des intérêts et des droits individuels. Le point de vue de Benjamin Constant S1 MONTESQUIEUet Tocqueville sont les écrivains politiques français les plus universellement connus, Benjamin Constant fut au moins leur égal. Sa doctrine s'inspirait de son activité à la fin de la Révolution et plus tard sous la Restauration, lorsqu'il devint un des chefs du parti
70 libéral. Je me permettrai une citation empruntée à une conférence qu'il donna à l'Athénée de Paris en 1819 3 : Demandez-vous d'abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un Anglais, un Français, un habitant des ÉtatsUnis de l'Amérique, entendent par le mot de liberté. C'est pour chacun le droit de n'être soumis qu'aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d'aucune manière, par l'effet de la volonté arbitraire d'un ou de plusieurs individus. C'est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l'exercer, de disposer de sa propriété, d'en abuser même; d'aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C'est, pour chacun, le droit de se réunir à d'autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d'une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c'est le droit, pour chacun, d'influer sur l'administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l'autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparez ·mainte11ant à cette liberté celle des anciens. Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l'assujétissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La ·faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l'autorité du corps social s'interpose et gêne la volonté des individus. Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les éphores ne s'offensent. Dans les relations les plus domestiques, l'autorité intervient encore. Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa nouvelle épouse. A Rome, les censeurs portent un œil scrutateur dans l'intérieur des familles. Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n'y a rien que les lois ne règlent. Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements ; 3. Benjamin Constant : Collection complète des ouvrages publiés sur le gouvernement représentatif et la constitution actuelle, ou Cours de politique constitutionnelle, Paris et Rouen I 820. Quatrième partie, septième volume : De la liberté des ançie11$ çompar~e ~ celle de$ m()dtJrnes~ pp. 241-243. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ,, comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs ; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie. Chez les modernes,· au contraire, l'individu, indépendant dans sa vie privée; n'est même dans les états les plus libres, souverain qu'en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue ; et si, à des époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et d'entraves, il exerce cette souveraineté ce n'est jamais que pour l'abdiquer. Primat des droits civils Le tableau brossé par Benjamin Constant met en lumière un trait fondamental de la civilisation européenne : nous pouvons l'appeler droit individuel, entendant par là la plénitude du droit de l'individu à disposer de lui-même 4 • Pendant des siècles, l' « Européen » a été plus soucieux d'être le maître de sa propre maison que de participer à l'administration de la cité. Cette préférence est à la base des institutions libérales. Chaque fois que les individus se sentirent opprimés dans leurs activités privées par des forces sociales internes, ils se tournèrent vers le gouvernement pour qu'il les débarrassât de telles contraintes. Une illustration de cette attitude est fournie par la longue lutte des paysans afin d'être exemptés des services personnels dus aux nobles, puis pour libérer leurs terres des obligations féodales. De la même façon, chaque fois que les individus se sont sentis accablés ou gênés dans leurs activités personnelles par le gouvernement, ils se sont retournés contre lui. Naturellement, les deux phénomènes sont étroitement entrelacés. Bien plus, les changements intervenus dans les rapports entre les différents groupes sociaux ont fréquemment occasionné des contestations sur l' << augmentation des pouvoirs gouvernementaux », la politique caractéristique de l'État tendant à émanciper les activités et à élargir le champ d'action de certains alors qu'elle asservissait les activités et restreignait le champ d'action des .autres. Au xv111e siècle, par exemple, l'effort de Turgot pour anéantir l'organisation corporative des artisans fut ressenti par ceux-ci comme un déni brutal de leurs droits pendant que les premiers industriels y voyaient une libération. A travers les complexités de l'histoire politique européenne le sentiment demeurait que les individus s'accomplissaient dans leur vie privée et non dans la vie publique, qu'un gouvernement n'était « bon » qu'autant qu'il garantissait et , 4. Pour éviter une confusion fréquente, notons que l'individu peut être altruiste dans sa vie privée et égoïste dans sa vie publique. 11 ne suffit pas qu'un comportement privé soit dépourvu d'égoïsme pour qu'il soit socialement utile. L'expression « droit individuel» se réfère ici à tout usage que l'individu peut faire de son énergie et de ses talents, excepté la dictature ou la participation à une entreprise dictatoriale.
B. DE JOUVENEL facilitait la vie privée, qu'il était un moyen en vue de cette fin, et que, par conséquent, la participation au gouvernement n'était pas un bien en soi, mais un moyen de garantir les « bienfaits de la liberté». En bref, les droits politiques, intervenus tardivement, n'étaient qu'un moyen pour défendre et étendre les droits civils. Il ne s'agit pas seulement là d'une attitude psychologique mais aussi d'une position logique dans la perspective d'un grand État. Communauté ou société L'HISTOIRE occidentale offre une exception intéressante à la préférence génér,alement accordée aux cc droits privés » : le cas des Etats religieux établis par les puritains dans la baie de Massachusetts. De petits groupes de colons, étroitement unis par une croyance commune, adoptèrent un mode de vie (demeures groupées, champs éloignés) et une forme d'organisation politique (décisions prises dans des assemblées tenues par des agents de la communauté) qui reproduisaient le modèle grec. C'était la république congréganiste dans sa forme pure, plus pure même qu'à Athènes où elle ne nous est décrite qu'à un stade avancé de désintégration : vie publique pour tous, pas de vie privée - il est parfaitement compréhensible qu'il en fût ainsi. Indiscuté était le devoir de se réunir en corps pour glorifier Dieu ( « congrégation » est un terme qui rend approximativement le grec Ecclesia) ; mais les élus de Dieu étaient tenus à respecter une alliance renouvelée par les prières dans leurs œuvres publiques et privées. C'était un devoir plus qu'un « droit » de mettre en lumière ce qui devait être accompli par tous et par chacun en particulier. Dans ce climat moral, le droit à une vie privée ne pouvait guère être revendiqué par les individus ni accepté par la communauté. Chacun était le tuteur de son frère et avait l'obligation morale de le maintenir dans le droit chemin. Il était donc naturel que, selon l'expression de Benjamin Constant, l'autorité intervînt « dans les relations les plus domestiques». Dans ces conditions, les individus ne ressentaient nul motif de plainte. Si des gens avec lesquels je suis en étroite communion de croyance et d'affection me détournent de faire ce que je voulais, je ne pourrais, raisonnablement, en éprouver du ressentiment ; si, après m'être dûment expliqué, je ne parviens pas à les convaincre, et que je persiste dans mon intention première, ils pourront me signifier que par mon obstination je me retranche du groupe. Conséquence logique, car si leurs convictions les amènent à condamner ma conduite, plus j'oppose de raisons, inacceptables à leurs yeux, plus je révèle clairement que je ne partage pas ces mêmes convictions. En fait, ils ne me retranchent pas du groupe, c'est moi qui m'en suis retranché. Si ce groupe constitue ma « société », je me suis effectivement retranché de ma société. Biblioteca Gino Bianco 71 Ce que Benjamin Constant dépeint comme la condition des anciens est la condition naturelle d'un homme dans une société qui est essentiellement une communauté. Il est juste et normal qu'un individu prenne part aux activités de la communauté; il n'est ni juste ni normal de sortir de ses voies. Mais notre société moderne n'est pas une communauté : le Contrat social ne peut se comprendre que si nous avons présent à l'esprit que, pour Rousseau, la communauté est la société idéale, qu'elle doit donc demeurer fort restreinte, rester fidèle aux croyances communes et qu'il 11e doit pas y avoir diversification des intérêts et des sentiments par le progrès des sciences et des arts (dans le vocabulaire de Rousseau le premier terme inclut la philosophie et le second les techniques). Il serait de ma part absolument déraisonnable de soumettre tous les aspects de ma conduite au jugement de gens que je ne connais pas, qui n'ont ni mes convictions, ni mes sentiments et qui risquent de me juger au nom d'intérêts subjectifs différents des miens. Il est donc raisonnable que je m'en tienne à mon jugement privé, et c'est ce que Rousseau recommande à Emile dans une société complexe. C'est le thème habituel de l'avocat faisant remarquer aux jurés qu'ils ne peuvent comprendre la conduite du criminel parce qu'ils vivent dans des conditions différentes des siennes. Ce qui est vrai pour le crime l'est pour la vie quotidienne. L'évolution sociale, travaillant dans le sens de la différenciation, doit en bonne logique reconnaître le droit d'être différent. Le fait que les États européens aient été dès l'origine des collectivités importantes et non de petites communautés, et la différenciation progressive qui s'est accomplie dans l'histoire, ont mis l'accent sur la valeur des droits de l'individu. L'extension de ces États, d'autre part, a relégué au second plan le problème de la participation au gouvernement. Souveraineté du peuple Dans un grand État, la participation au gouvernement est une illusion trompeuse pour l'ensemble des citoyens, une petite minorité exceptée. Nous ne nous gouvernons pas davantage en participant à une élection que nous ne nous opérons nous-mêmes en choisissant un chirurgien. Et même, quand je choisis un chirurgien, je suis le seul électeur et mon chirurgien est bien celui que j'ai choisi parmi beaucoup d'autres. Il n'en va pas ainsi en ce qui concerne , mon « representant » : mon vote est une goutte d'eau dans un vase et le choix limité à deux candidats possibles en Grande-Bretagne et aux États-Unis, à cinq ou six en France. On peut procéder à une expérience très facile. A propos d'une loi récemment votée par le parlement de votre pays, dites incidemment au premier venu : « Ainsi vous avez décidé que ... •
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