M. COLLINET cerveau ·de l'homme» 6 • Cependant, dans une note écrite en 1873 pour l'édition française du Capital, Marx, répondant à un critique américain de la préface, écrit que « le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, intellectuelle » 7 • Il n'est plus question d'admettre· une cause première déterminant tout le reste, un marxisme économique qui serait le deus ex machina de l'histoire h11m3ine. Le verbe «dominer» n'a pas de sens causal et signifie, si nous en croyons Littré, « être prépondérant ». S'il en est ainsi, la prépondérance du facteur économique n'exclurait pas l'indépendance d'autres facteurs affectifs ou intellectuels. Marx n'ayant pas développé sa pensée sur ce thème, nous en sommes réduits à souligner le caractère quelquefois hésitant de sa conception déterministe. Il n'en reste pas moins que le Capital, surtout son .premier livre, est entièrement construit sur des concepts d'origine abstraite, animés comme des réalités physiques, concepts reliés par des lois_ dont l'auteur recherche l'analogie avec celles de la nature. Telle est par exemple la « loi générale de l'accumulation capitaliste», laquelle « établit une corrélation / atale entre l'accumulation du capital et l'accumulation de la misère de telle sorte qu'accumulation de richesse à un pôle, c'est une égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d'ignorance, d'abrutissement, de dégradation morale, d'esclavage au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même» 8 • Il ne s'agit pas là d'un schéma abstrait, comme celui qui sert au livre II du Capital à éclairer le processus de circulation et qui est une méthode courante chez tous les économistes, mais d'une prédiction à prétention réaliste de l'avenir inévitable qui se déduit de la «loi» d'accumulation. Bien que le Capital abonde en documents sociologiques d'époque, ceux-ci ne servent qu'à illustrer la thèse purement déductive élaborée sur les concepts abstraits par quoi se détermine le comportement des différentes classes sociales. C'est ainsi que la «loi» d'accumulation ignore les luttes ouvrières pour l'augmentation des salaires, car cette «loi» catastrophique n'a pour but que de démontrer la nécessité de la révolution comme conséquence inévitable de la croissance des forces productives, c'est-à-dire de démontrer ce que la Préface de 1859 se contentait d'affirmer. Dans celle-ci comme dans le Capital l'homme agissant et modifiant sa condition n'existe pas. Son incapacité à réagir devant une situation créée par les forces économiques est posée en postulat implicite. L'homme actif n'est qu'un reflet des forces abstraites et de leurs contradictions avecles rapports de production. 6. Postface A la 2• idition allemande du Capital (1873), p. a, de la traduction Roy. 7. P. 93 de la traduction Roy. 1, Livr, 1, lrld\lÇÜQlA\07, id, f9;ialc•, i m~,, p, ,,. Biblioteca Gino Bianco 41 Les limites de l'activité humaine Ce déterminisme apparaît déjà dans les écrits antérieurs à I 848, dans la Misère de la Philosophie et l'idéologie allemande. Sa source semble se trouver dans le contraste entre l'activité politique consciente dont font preuve les chefs d'État et les crises périodiques de l'économie capitaliste où se manifeste leur évidente impuissance. Celles-ci, sous le régime du « laissez faire» et de l'étalonor, échappent à la prévision politique comme à la thérapeutique sociale. Bien que produites par l'activité humaine, elles se manifestent cependant comme phénomènes de la nature au même titre que la peste médiévale ou les inondations en Chine. Cette prise de conscience, qui a bouleversé les esprits au .x1xe siècle, ressort de l'idéologie allemande : « La force productive multipliée ... apparaît aux individus [qui collaborent grâce· à la division du travail ] non pas comme leur propre puissance unie, mais comme une force étrangère à eux-mêmes dont ils ne connaissent ni l'origine ni le but, qu'ils ne peuvent donc plus dominer» (souligné par nous) 9 • Cette force qui apparaît comme étrangère aux hommes, il est séduisant pour l'esprit d'en faire la cause efficiente de toutes les activités humaines. Le pas sera ultérieurement franchi par Marx qui déjà complète· la phrase précédente par celle qui suit : c'est une force « qui parcourt toute une série de phases et degrés de développement particulière, indépendante de la volonté et de l'agitation des hommes, réglant même cette volonté et cette agitation » ( souligné par nous). Dans la préface de 1859 comme dans les «lois» du Capital les forces productives ou le mode de production en viennent à remplacer l' «Idée » hégélienne comme seul démiurge. Un déterminisme est né qui doit démontrer la nécessité de la révolution communiste. Dans l'idéologie allemande, ces forces règlent l'agitation des hommes, mais elles sont elles-mêmes un produit «cristallisé» de l'agitation antérieure. Les thèses sur Feuerbach écrites la même année (1845), ne font même pas état de ces forces souveraines dans lesquelles l'homme aliénerait sa liberté et auxquelles il soumettrait sa conscience. L'homme n'est plus exclusivement un produit du milieu puisque ce milieu est son œuvre. Le monde n'est pas seulement à «interpréter», il est à « transformer », etc. A la même époque et de la même façon, Marx, se dégageant de l'hégélianisme et de sa dialectique de l'Histoire écrivait : « L'histoire ne fait rien (...) elle ne livre pas de combats. C'est plutôt l'homme réel et vivant qui fait (... ) et livre des combats ; ce n'est pas, soyez-en certains, l'histoire qui se sert de l'homme comme d'un moyen pour réaliser - comme si elle était un personnage particulier - ses propre uis ;
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