S. H. BARON signification du système étatique, une fois établi, pour donner forme au développement de la vie nationale. Ses remarques sont particulièrement incisives sur la façon dont la psychologie du paysan fut influencée par le milieu transformé. Chez le paysan, entièrement dép.endant de l'État et impuissant à s'opposer au moindre de ses caprices, la fière indépendance du sauvage fit place à l'affligeante dégradation du barbare réduit en esclavage. 45 Weber a fait observer que dans les grandes sociétés orientales le conce_P.tde citoyenneté, des droits du peuple dans l'Etat ne s'était jamais développé. 46 Plékhanov en était bien conscient en ce qui concerne la Russie 47 dont il appelait toujours les habitants des sujets plutôt que des citoyens. Il expliquait l'absence de droits, l'absence même de tout sentiment de dignité dans le peuple russe, en invoquant la conscience que le paysan ne pouvait pas ne pas avoir de sa nullité et de son impuissance devant le puissant État centralisé. Ce sentiment d'insignifiance, selon Plékhanov, avait produit certaines formes cérémonieuses que le P-aysan adopta d'abord dans ses relations avec l'Etat, puis dans ses relations invisibles avec le monde en général. Dépouillé de sa dignité, non plus homme mais «triste image d'un homme», le paysan ne s'appelait pas de son nom en entier mais seulement d'un diminutif. La même servilité dans l'expression s'étendait, dit Plékhanov, à tout ce qu'il possédait ici-bas : sa femme n'était pas jèna, mais jènka; ses enfants non pas dieti, mais dietichki; son bétail, non pas skot, mais jivotichki. 48 Ces observations suggèrent que, sous un despotisme oriental, dans l'idée de Plékhanov, le paysan subit un processus graduel de déshumanisation. Du fier sauvage au barbare déchu, de l'homme à la triste image de l'homme, tel était le sens de la rétrogression. Le résultat final fut de transformer le paysan en un organisme dépourvu de qualités humaines essentielles. La division sociale du travail dans une société orientale faisait du producteur une bête de somme pour laquelle l'exercice de l'esprit était « complètement superflu », un luxe qu'elle ne pouvait se permettre. 49 Enfin, reflétant la sombre et impitoyable réalité qui le pressait de toutes parts, le «barbare-laboureur» devenait à son tour cruel et sans merci. Une masse paysanne brutalisée, d'après Plékhanov, n'était nullement particulière à la Russie ; en tant que produit des conditions de vie chez les peuples patriarcaux-agricoles en général, elle avait son pendant 4S• Sotchinlnia, X, p. 127. 46. General Economie History, p. 316. 47. Sotchinlnia, X, p. 127. 48. Ibid., pp. 127-8. 49. Ibid., p. 12s. 11 est intéressant de noter que J. A. Wilson, munente autorité en mati~re d'égyptologie, voit le paysan de cette ~oque comme assez proche de l'état d'une bete. Th, Burdin of Btypt, p. 74. Biblioteca Gino Bianco 35 en Chine, par exemple. 50 Il paraît plus que probable que Plékhanov idéalisait outre mesure la vie du peuple russe avant l'instauration du despotisme, mais le tableau qu'il brosse de sa vie sous le despotisme est à coup sûr effroyable. Ce peuple fustigé par la misère et l'exploitation, tombé dans .un état préhumain, menait une lutte acharnée pour l'existence. C'était un monde sans idées ni idéals. Le peuple exploité se trouvait pris dans un système qui l'étouffait et l'écrasait, mais qu'il ne comprenait pas et d'où il ne pouvait trouver d'issue. PENDANT LONGTEMPS, il n'y eut en effet pas d'issue, pensait Plékhanov. Afin d'apprécier son raisonnement, il faut revenir à un passage déjà cité où il parle des « communes agricoles et de leur ordre patriarcal » comme de « la base la plus stable du despotisme ». Car s'il avait changé d'avis sur les origines de la commune, il continuait à voir l'ordre socioéconomique du régime oriental russe sensiblement comme auparavant. Il s'agissait d'une société agraire composée de communes agricoles organisées sur une base patriarcale et dont chacune fonctionnait comme une économie naturelle, se suffisant à elle-même. Dans un milieu d'économie naturelle, croyait Plékhanov, les communes agricoles se reproduisent et fournissent la subsistance à leurs membres avec la régularité des saisons. Mais il manquait là tout élément de dynamisme pouvant apporter des changements aux méthodes de production, à la composition et aux relations sociales ainsi qu'à la vie politique, intellectuelle et morale du peuple. Le caractère végétatif, non évolutif du système garantissait le statut et la sécurité à toutes ses parties et par suite à l'autocrate lui-même. De plus, dans un pareil système, chaque cellule économique subvenait à ses besoins par sa propre production. Elle ~vait peu de contacts avec le monde extérieur qui lui restait donc indifférent. Les sentiments de solidarité, les larges idées et les intérêts sociaux étaient absents. 61 Ainsi un puissant despotisme centralisé faisait face a un complexe social dispersé, plutôt amorphe et ayant peu de chances d'offrir un~ opposition sérieuse. Plékhanov voyait une autre garantie contre toute sérieuse menace à l'ordre autocratique dans la prédominance du village sur la ville ou, en d'autres termes, dans la composition à prédominance paysanne de la nation. Si l'on se souvient du commentaire de Marx sur « l'idiotie de la vie rurale» et qu'on le joigne aux convictions de Plékhanov quant à la condition misérable de 50. Ibid., p. 129. Plékhanov aurait pu not r l'abondant usage du knout en Russie comme autre pr uve d la dégradation et de la brutali ation des paysans. Heg 1 (Philosophie de l'histoire) a attir~ l'attention sur un phénom ne semblabl en Chin . 51. ot hinlnia, X, p. 125.
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