Le Contrat Social - anno III - n. 1 - gennaio 1959

N. VALENTINOV processus économique, il avait des vues moins grossières que celles de Lénine. Toutefois il fut heurté par les paroles de loujakov presque autant que Lénine par « l'absurdité » de Krivenko. Voici ce qu'il écrivit en 1897 dans un article intitulé « Nos utopistes » : « Si Marx lui-même~ ce qui n'a jamais été - avait écrit des lignes semblables à celles de M. Ioujakov, cela aurait signifié que Marx, pour une fois aurait exprimé une opinion qui ne concorde absolument pas avec tout le système sociologique harmonieux et achevé de cet écrivain. La référence à la lettre de Marx est un malentendu, dont l'auteur du Capital lui-même s'est assurément rendu responsable : dans sa lettre, écrite à la fin des années 70, il a mis une bonne dose de diplomatie généreuse et bienveillante, avec autant d'ironie. 11 est difficile de ne pas reconnaître que la phrase « si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis I 861, elle perdra la plus belle occasion que l'histoire ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties du régime capitaliste » est quelque peu étrange et énigmatique. J'incline nettement à y voir une véritable ironie de sa part. » Struve avait parfaitement le droit de trouver la phrase de Marx étrange et énigmatique. De fait elle contredit l'esprit du Capital, où le stade capitaliste de l'évolution sociale est présenté comme une loi économique de portée. universelle, une phase naturelle qu'on ne saurait «ni sauter, ni abolir par décret ». Mais il n'y avait évidemment aucune ironie dans les termes de Marx. Comme tous les autres marxistes russes, qui se servaient de Marx pour écraser le populisme, Struve ignorait tout simplement quelle tournure · avaient prise les pensées de Marx dans les dernières années de sa vie. Cette évolution de Marx ne fut connue dans le détail qu'avec un immense retard. Nous savons maintenant qu'à la fin des années 60, Marx, alors à Londres, entra en relation et en correspondance actives avec un grand nombre de Russes. En 1870 il accepte même de représenter la section russe dans l'Internationale. Vers le milieu des années 70, l'hôte et l'interlocuteur le plus assidu de Marx sera l'un des chefs du populisme, Pierre Lavrov, capable, au dire de Marx, « de me faire bavarder pendant des heures». Avant Lavrov encore, Marx avait déjà eu pour interlocuteur fréquent le populiste révolutionnaire G. Lopatine, au sujet duquel Marx, pourtant plus disposé à la haine qu'à l'amour, écrivait en 1872 à Danielson : « Il y a peu d'hommes que j'aime et estime autant.» G. Lopatine avait entrepris la traduction en russe du Capital ( achevée afrès son arrestation en 1872 par Danielson) et c est certainement le mente Lopatine, fervent admirateur de Tchernychevski en qui il voyait le chef de la révolution russe, qui attira l'attention de Marx sur cet 6crivain.Rappelons qu'en 1871, Lopatine, vouBiblioteca Gino Bianco 27 lant délivrer Tchernychevski du bagne, partit de Londres pour la Sibérie où il fut arrêté (d'autres tentatives de libérer Tchernychevski furent faites avant et après Lopatine). L'intérêt que Marx porta à Tchernychevski fut intense. Il demande à ses amis russes de lui faire parvenir ses œuvres ; en 1870, en particulier, il prie Becker, qui habitait alors Genève, de lui envoyer un tome IV qui . manquait à sa collection. Il rassemble des matériaux pour écrire sur Tchernychevski une esquisse biographique. En 1873 il reçoit, par l'entremise de Danielson, les Lettres sans adresse de Tchernychevski, mutilées par la censure, et les traduit en allemand pour son usage personnel. Après quelques années d'étude, il se fait une opinion bien arrêtée sur le théoricien du populisme. Dès 1870 il écrivait dans une lettre aux membres du comité de la section socialiste russe à Genève que « les œuvres de votre maître Tchernychevski font honneur à la Russie ». Lui qui était d'une extrême parcimonie dans les éloges, il croit néanmoins possible de considérer Tchernychevski comme un «grand» écrivain. En 1873, dans la préface à la seconde édition allemande du Capital, il écrit que « la faillite de l'économie politique bourgeoise a été démontrée avec maîtrise par le grand savant et critique russe Tchernychevski dans ses Esquisses sur l'économie politique selon Stuart Mill». En 1877, dans une lettre à Mikha:- lovski, il répète cette appréciation en soulignant la «haute estime» due à Tchernychevski pour ses « articles remarquables». Marx ne se contente pas d'estimer Tchernychevski. Ce qui étonne de sa part, c'est qu'un penseur aussi puissant et inébranlable dans ses convictions, un homme dépassant Tchernychevski de plusieurs têtes, ait subi l'influence de ce dernier au point d'apporter de profondes modifications au système « cohérent » qui lui vaut une renommée universelle. Marx s'imprègne des idées exprimées par Tchernychevski en 1858 dans la Critique des préjugés philosophiques à l'égard de la propriété communale, et cela d'autant plus facilement que l'argumentation s'appuie sur la méthode hégélienne, si chère à Marx. Celuici n'emprunte pas seulement à !'écrivain russe ses vues sur la commune rurale. Il y a beaucoup plus. Tchernychevski estimait que dans des conditions favorables (et selon lui et selon Marx, ces condition~ sont créées par la révolution), un peuple arriéré, mettant à profit l'expérience et le savoir des peuples avancés, peut « en évitant les tourments d'un chemin terriblement long à parcourir (...) sauter directement du premier ou du second degré de son développement au cinquième ou au sixième, sans passer par les degrés intermédiaires». Si l'on tient compte des imprécisions dues aux rigueurs de la censure, la conclusion de Tchernychevski peut se formuler de la façon suivante : la Russie très arriérée peut entreprendre la création du régime socialiste sans passer par les stades du dévelopl>ement «organique» de l'Europe bourgeoise-cap1talistc. •

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==