DEUX MARXISMES par N. Valentinov N 1877 K. Marx écrivit en français une lettre à la rédaction des Annales de laPatrie qui avait publié un article de N. Mikhaïlovski intitulé « Karl Marx devant le tribunal de J. Joukovski». 11 ne se décida pas à envoyer cette lettre, mais trois ans après sa mort, en 1886, elle parut dans le numéro 5 du Messager de la Volontédu Peuple et, en 1888, fut reproduite dans le Moniteur juridique. En voici un passage essentiel : Pour pouvoir juger en connaissance de cause du développement économique de la Russie contemporaine, j'ai appris le russe et puis étudié, pendant de longues années, les publications officielles et autres ayant rapport à ce sujet. Je suis arrivé à ce résultat : si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle occasion que l'histoire ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties du régime capitaliste.* Ainsi la Russie avait « la plus belle occasion » de ne pas prendre la voie de l'Occident capitaliste; en la manquant, elle se ferait grand tort, pensait K. Marx. Les populistes ne manquèrent pas de tirer parti de la lettre en question. « N'estil donc pas possible, écrivait Krivenko, de passer d'un stade à un autre, en dépit des fatalistes qui ne voient dans l'histoire qu'un seul ordre inéluctable, en vertu duquel la domination du tiers état (la bourgeoisie) est aussi fatale pour un État que la vieillesse ou la jeunesse le sont pour un homme ? La lumière n~ vient pas seulement de la lune capitaliste. '\Marx lui-même admettait pour nous la possibilité, à condition de le vouloir et d'agir en conséquence, d'éviter les péripéties capitalistes et de suivre une autre voie, plus rationnelle. » • Le texte entier de cette lettre, fameuse dans les controverses sur la Russie et le marxisme, se trouve aussi dans le livre de Nicolas-On (N. Danielson) : Histoire du développement économique de la Russie depuis l'affranchissement des serfs, Paris, Giard et Brière, 1902. (N.d.l.R.) Biblioteca Gino Bianco Ces lignes de Krivenko tombèrent sous les yeux du jeune Lénine qui travaillait en 1894 à son premier ouvrage : Ce que sont les Amis du peuple et provoquèrent en lui la colère et le sarcasme. Citant Krivenko, il plaça. après l'expression « à condition de le vouloir » un point d'interrogation et deux points d'exclamation, et après les mots « voie rationnelle » un sic! venimeux. La référence à Marx, il la qualifiait d' « absurde », de « vraiment abusive », et il affirmait : « Marx a mis fin à la conception qui faisait de la société un agrégat d'individus admettant n'importe quels changements selon la volonté des cadres, ou, ce qui revient au même, selon la volonté de la société ou du gouvernement. » Lénine s'était persuadé que le développement économique de la société doit être considéré comme un processus dirigé par des lois « indépendantes de la volonté, de la conscience et des intentions des hommes». Comment Krivenko osait-il avancer que, d'après Marx, « l'évolution sociale dépendrait de la volonté et de la conscience des homrues » ? « Qu'est-ce donc là, s'exclamait Lénine, une ignorance sans bornes ou une insolence sans précédent ? » Un autre populiste, Ioujakov, se référait également à la lettre de Marx, dans un article du numéro 5 de la Richesserusse en 1895. Reprenant comme Krivenko l'expression « la plus belle occasion que l'histoire ait jamais offerte» à la Russie, il estimait encore possible d'abandonner la voie malheureuse précédemment suivie et d'en prendre une autre, bien meilleure. Il faut, proclamait-il, trouver en nous-mêmes « assez de raison et de conscience, de savoir et de patriotisme pour sauver notre patrie et notre peuple des pénibles voies du développement économique de l'Europe occidentale». P. Struve était à cette époque un marxiste non orthodoxe, mais fort averti. Sur le rôle de la conscience et de la volonté humaines dans le • L
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==