M. KARPOVITCH Pendant la période où Marx accusait la Russie d'organiser des soulèvements dans les frontières de l'Empire ottoman, les Anglais s'efforçaient d'aider la lutte armée des montagnards caucasiens contre la domination russe. A différentes époques et à des doses différentes, on peut dire que tous les États ont appliqué des méthodes telles que l'envoi à l'étranger d'agents secrets, la corruption de la presse étrangère et d'hommes politiques étrangers ou l'influence occulte exercée sur des partis politiques étrangers. Il suffit de lire les brillants chapitres consacrés à la diplomatie secrète du XVIIIe siècle dans le premier volume du célèbre ouvrage d'Albert Sorel sur l'Europe et la Révolution française pour abandonner à tout jamais l'idée d'une priorité russe dans ce domaine. Une telle priorité n'exista pas non plus, bien entendu, au xixe siècle. Les écrivains contemporains qui, choisissant des faits appropriés, croient possible de conclure à l'identité de la diplomatie tsariste et de la diplomatie ·soviétique emploient, au fond, le procédé par lequel les apologistes de la politique étrangère soviétique veulent démontrer qu'elle ne se distingue en rien de la politique du monde occidental. « Vous dites que la Russie s'ingère dans les affaires intérieures des pays européens de l'Est, mais est-ce que l'Amérique et l'Angleterre ne s'ingèrent pas dans les affaires intérieures de la Grèce et de l'Iran ? Vous protestez contre la propagande communiste que mène la Russie hors de ses fontières, mais l'Amérique ne faitelle pas de propagande à l'étranger ? Vous reprochez à la Russie de créer des gouvernements fantoches, et qu'a fait l'Amérique en Corée ? » Dans les deux cas, le vice fondamental du raisonnement réside en ce que des faits en apparence analogues, mais détachés de leur contexte historico-politique, sont utilisés de façon que la différencefoncière de principe entre deux systèmes différents s'en trouve masquée. En réalité c'est ici un exemple classique de la règle selon laquelle à un certain _degréla différence de quantité devient différence de qualité. Bien plus, ce qui dans un cas est considéré comme une dérogation à la norme est consciemment érigé en norme dans l'autre. Pour l'essentiel, la diplomatie de l'ancienne Russie restait dans les limites des traditions diplomatiques communes à toutes les puissances occidentales. La diplomatie soviétique sort nettement de cette tradition, lui est hostile et est incompatible avec elle. Elle enfreint sciemment cette tradition et, à ses moments de franchise, justifie même ces infractions par des principes. Comme la diplomatie des États fascistes naguère, la diplomatie soviétique est une diplomatie de guerre civile. Son esprit, ses buts, ses procédés ont été élaborés par le parti de Lénine et de Staline au cours d'une longue lutte pour le pouvoir dans son pays et contre son peuple, et quand la possibilité s'en est présentée ils ont • Biblioteca Gino Bianco 11 été transposés dans la sphère des relations internationales. 4 On ne saurait donc mettre sur le même plan l'activité du Komintern ou du Kominform, actuellement camouflée sous l'anonymat, et n'importe quelle manifestation d'ingérence dans les affaires intérieures d'États étrangers dont on peut trouver des exemples dans le présent comme dans le passé. Ce n'est pas du tout « la même chose », il s'agit de phénomènes d'un ordre qualitativement autre. Avec les « cinquièmes colonnes » communistes, quelque chose de nouveau dans le principe est entré dans l'histoire du monde, et qui n'en prend pas pleinement conscience ne saurait rien comprendre à la politique étrangère du gouvernement soviétique. Il est inutile, pour expliquer les difficultés que • les gouvernements occidentaux éprouvent dans leurs négociations avec les diplomates soviétiques, de se référer aux témoignages de voyageurs étrangers sur la Russie moscovite ou aux impressions du marquis de Custine sur la Russie de Nicolas 1er. Malgré tout ce qu'elles ont d'impressionnant à première vue, ces comparaisons ne créent qu'une illusion de continuité historique. Pour expliquer la conduite des diplomates soviétiques, il suffit parfaitement de se référer à l'histoire du parti bolchévik. Les diplomates soviétiques se conduisent comme ils le font, non parce que Russes, mais parce que communistes au sens actuel du terme - parce qu'ils ont leurs buts propres n'ayant rien de commun avec ceux de la Russie tsariste et qu'ils disposent de nouveaux moyens techniques dont leurs prédécesseurs étaient dépourvus. En fin de compte, la diplomatie tsariste avait un langage commun avec la diplomatie occidentale et les puissances occidentales pouvaient toujours arriver à s'entendre avec la Russie prérévolutionnaire par voie d'accords diplomatiques traditionnels. Dans l'histoire de la diplomatie russe, on ne peut trouver de parallèle à Molotov, Vychinski ou Gromyko. Il est vrai qu'en un moment d'irritation Théodore Roosevelt écrivit qu'on ne peut croire aucun diplomate russe parce que « les Russes mentent toujours » - et naturellement cette citation a aussi été remise en circulation de nos jours. Talleyrand passe pour avoir déjà dit que la langue a été donnée au diplomate pour dissimuler sa pensée. Sans nul doute, certains diplomates de la Russie impériale ont dû se comporter parfois conformément à ce mot. Mais ils ne mentaient ni plus ni moins que les diplomates de n'importe C\uel autre pays européen - sans passer les lilDltes fixées par la tradition. Les extraordinaires mensonges des Molotov, des Vychinski et des Gromyko 4. On peut discerner le m!me prolongement de la politique int~rieure dans la politique ~trang~re du nationalsocialismeallemand, •
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