M. KARPOVITCH tance dans la genèse des idées occidentales exagérées sur son envergure prétendument exceptionnelle. En tant que puissance continentale dépourvue de force maritime considérable, la Russie ne pouvait avoir de colonies d' outre-mer dispersées dans le monde entier; elle s'étendait sur la terre ferme dans lès régions limitrophes. L'effet optique produit par cette sorte d'expansion est beaucoup plus grand que celui de l'expansion coloniale du type britannique. Sur la carte du monde, l'œil de l'observateur voit aussitôt une surface continue d'une seule couleur, alors qu'il faut un certain effort mental (ne fût-ce que pour compter les kilomètres carrés) pour se représenter l'étendue de l'Empire britannique. C'est sur cet effet que comptait Marx quand, à la veille de la guerre de Crimée, voulant alerter le monde occidental devant le « danger russe », il calculait de combien de kilomètres les frontières russes avaient avancé en différentes directions depuis Pierre le Grand. Si Marx était parti d'Ivan le Terrible, l'effet eût été encore plus grand. Mais pour avoir la bonne perspective il faudrait évaluer aussi de combien s'était agrandi le territoire de l'Empire britannique. Si l'on fait abstraction des plus proches voisins de la Russie, la peur du « danger russe» apparut assez tard dans 1~ monde occidental, vers le milieu du XVIIIesiècle, guère avant. La croissance extrêmement rapide (aux rythmes historiques) de la Russie comme grande puissance européenne fut pour beaucoup dans cette peur. Les succès de la politique étrangère de Pierre 1er et de Catherine JI prirent, aux yeux du monde extérieur, un caractère dramatique, pour ne pas dire sensationnel. Presque soudainement un nouvel et puissant facteur avait surgi qui perturbait l'équilibre établi dans les relations internationales. Des grandes puissances, la France fut la première à s'alarmer. A mesure que la Russie atteignait ses objectifs politiques, elle affaiblissait la Turquie, la Pologne, la Suède, c'est-à-dire détruisait cette « barrière orientale » à l'édification de laquelle, afin de lutter contre les Habsbourg, la diplomatie française avait consacré tant d'efforts. L' Angleterre s'inquiéta plus tard, au moment seulement où, à la )imite des deux siècles, les intérêts impériaux anglais et russes commencèrent à entrer en conflit. Et derechef il se produisit alors ce qui s'était déjà passé dans le cas de la France. Progressant vers le littoral de la mer Noire et de là exerçant une pression sur la Turquie, se renforçant au Caucase et de là cherchant à étendre son influence en Perse et à pénétrer dans les régions transcaspiennes en direction de l'Asie centrale, la Russie visait des buts concrets que ne reliait aucune « idée générale». Mais du côté anglais cette expansion dans différentes directions pouvait 1pparaître comme une offensive systématique oontre l'empire colonial britannique. Pour des raisons psychologiques compréhensibles, les pays européens ont pu s'exagérer l'ampleur du « danger russe». Mais dans la Biblioteca Gino Bianco 7 perspective historique l'impérialisme russe de cette époque n'est pas un phénomène exceptionnel ni sans exemple. Dès la première moitié du XVII 0 siècle, on soupçonna sérieusement les Habsbourg de viser à l'hégémonie mondiale. A la fin du même siècle, c'est Louis XIV, contemporain aîné de Pierre le Grand, qui fut « l'ennemi du genre humain». Contemporain de Catherine II, le grand Frédéric, ce « roi de Prusse inattendu », selon l'expression du chancelier russe Bestoujev, mena une politique agressive qui suscita une coalition européenne - avec la participation de la Russie. L'ascension de la Prusse contribua non moins que celle de la Russie à rompre l'équilibre des forces en Europe. Et Frédéric II non moins que Catherine II fut certes responsable de l'événement le plus dramatique dans la vie internationale de l'époque, le partage de la Pologne. Faut-il rappeler qu'aucun acte de l'expansion russe à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIX 0 n'a provoqué de plus grands bouleversements sur le continent européen que l'expansion de la France à l'époque napoléonienne ? L'unique tentative réelle (avant Hitler et Staline) de créer un empire européen a été faite non par la Russie, mais par la France. Au XIX 0 siècle, l'un des principaux objets de l'expansion politique russe· fut le Proche-Orient. Mais ici non plus la Russie ne fut pas le seul agresseur ni toujours le principal. Si le ProcheOrient devint un centre névralgique des relations diplomatiques entre les puissances occidentales, c'est bien parce que les intérêts impérialistes de plusieurs pays se croisaient et se heurtaient dans cette région. La France avait commencé sa pénétration, d'abord économique, puis politique, dans l'Empire ottoman bien avant l'apparition de la Russie au Proche-Orient. L'Autriche avait manifesté un intérêt politique actif pour la péninsule balkanique bien avant la Russie. Depuis la fin du XVIIIesiècle, la Méditerranée orientale avait acquis une importance exceptionnelle pour l'Angleterre comme l'un des secteurs essentiels dans le système des communications impériales. Bien plus tard, l'Allemagne et l'Italie entrèrent dans le jeu à leur tour. Et ce serait déformer sensiblement la vérité historique que d'imputer à la seule Russie une politique impérialiste agressive au Proche-Orient tandis que les autres puissances n'auraient fait que se défendre. On observe un tableau analogue à la fin du x1xe siècle et au début du xx0 , à l'époque dite du « néo-impérialisme ». Quelque condamnation que pftt mériter la politique russe en ExtrêmeOrient qui aboutit à la guerre russo-japonaise de 1904-05, il ne faut pas perdre de vue que cette politique faisait partie d'une commune expansion 1mpér1aliste européenne qui, à un moment, menaça l'existence même de la Chine comme État indépendant. Expansion commencée longtemps avant la fin du XIX siècle, l'Angleterre et la France jouant à ses premiers stades un rôle beaucoup plus actif que la Russi . Dans les
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