Le Contrat Social - anno III - n. 1 - gennaio 1959

revue historÎIJUeet critiljue Jes /aits et Jes idées JANVIBR 1959 - bimestrielle - Vol. III, N° 1 B. SO UVARINE . . . . . . . . . . . . . MICHELKARPOVITCH ..... BERTRAND DE JOUVENEL. LÉON EMBRY............ . . N. VALENTINOV.... ....... . Crise de régime en France Impérialisme russe et expansion communiste Qu'est-ce que la démocratie ? (1) Fascisme et communisme Deux marxismes DÉBATS ET RECHERCHES SAMUEL H. BARON ....... . G. Plékhanov et le despotisme oriental ANNIVERSAIRE MICHEL COLLINET ........ . Le centenaire du matérialisme historique L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE NAOUM IASNY. . . . . . . . . . . . . De 1'interprétation des statistiques soviétiques NORTON T. DODGE........ L'enseignement en URSS • QUELQUES LIVRES Comptes rendrapar AIMÉ PATRI, JAMES T. FARRELL, MICHEL CoLLINET, YvF.S LÉVY, HENRI DussAT Correspondance INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • Biblioteca Gino Bianco

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re1 111e!tistoriq11ert critique Jes faits et Jes iJées JANVIER 1959 - VOL. Ill, N° 1 SOMMAIRE Page B. Souvari ne . . . . CRISE DE RÉGIMEEN FRANCE . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Michel Karpo\litch. IMPÉRIALISMERUSSE ET EXPANSION COMMUNISTE . . . . . . . . . 5 B. de Jouvenel . . . QU'EST-CE QUE LA DÉMOCRATIE ? (1) . . . . . . . . . . 15 Léon Emery . . . . . FASCISMEET COMMUNISME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 N. Valentinov . . . . DEUX MARXISMES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26 Débats et recherches Samuel H. Baron . G. PLÉKHANOV ET LE DESPOTISMEORIENTAL. . . 30 Anniversaire Michel Collinet.. . LE CENTENAIRE DU MATÉRIALISMEHISTORIQUE . 39 L'Expérience communiste Naoum lasny . . . . DE L'INTERPRÉTATION DES STATISTIQUESSOVIÉTIQUES.. . . . . . . 45 Norton T. Dodge . L'ENSEIGNEMENTEN URSS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Quelques livres Aimé Patri . . . . . . LES JEUX ET LES HOMMES (LE MASQUE ET LE VERTIGE), de ROGER CAILLOIS . . . • • • . . . . . • . • . • • . • • • • • • . • . • • 54 JamesT. Farrell. . THE AMER/CANCOMMUN/STPARTY - A CR/T/CALHISTORY (19191957), d'IRVING HOWE et LEWIS COSER . . . • . • • . . • . • 55 Michel Collinet. . . LEMARCHÉCOMMUN, de LUCIEN DE SAINTE LORETTE. . • • • 58 Yves Lévy . . . . . . . POLITIQUE. T TECHNIQUE., ouvrage col!ectif • . . • • . . . • • • . • • 58 Henri Dussat . . . . . LA RUINE.DE.BYZANCE., de GÉRARD WALTER . . . . . • • . . . . • 59 Correspondance UN REVENANT : BRUNO R. • • • • • • • . . • . • • . • • • • • • • • • • . • . . . . . . . . . . • 60 KREMLINOLOGIE • • • • • • • • • • • • • . . • • • • • • • • • • • • . • • • • • . . . . • . . . • . . • • . • 61 • Biblioteca Gino Bianco •

• ,, DIOGENE . Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGER CAILLOIS N° 25: Janvier-mars 1959 , SOMMAIRE Kostas Papaioannou. . . . . . Nature et Histoire dans la Conception grecque du Cosmos. Alfred Métraux . . . . . . . . . . La Révolution de la Hache. GilbertoFreyre. . . . . . . • . . . Groupes ethniques et Culture. Le/land J. Rather. ... ; . . . . Une Critique de l'homme faustien. ConstantinBrailoiu • . . . . . . Réflexions sur la Création musicale collective. Chroniques EvaMeyerovitch. . • . . . . . . . Les Ma~ uscrits gnostiques de HauteEgypte. CharlesPicard . . . • . . . . . . . Un Bilan moderne de la Religion antique: 1'Œuvre de Charles Kerényi. RÉDACTIONET ADMINISTRATION: 9, place de Fontenoy, Paris 7e (Soiférino 99-48) Revue trimestrielleparaissant en six langues: allemand, anglais, arabe, espagnol,français et italien L',dition française est publiée par la Librairie Gallimard, _/ 5, rue Sébastien-Bottin, Parii 7• Lesabonnements sont souscritsauprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro: 240 F Tarif d'abonnement : France : 840 F ; ~tranger : 1050 F Biblioteca Gino Bianco •

t'ev11.ehistorique et critiq1,1e des faits et des idées JANVIER 1959 Vol. III, No 1 CRISE DE RÉGIME EN FRANCE par B. Souvarine J'appelle donc république tout État régi par des lois, sous quelque forme d'administration que ce puisse être : car alors seulement l'intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. J .-J. ROUSSEAU : Du Contrat social, II, 6. A QUATRIÈME République française a cessé de vivre en juin 1958 après avoir perdu, pour vivre, toute raison de vivre. Une nouvelle res publica ( au sens premier du terme) s'instaure pas à pas, dont on ne saurait encore prévoir les traits durables. Personne n'a voulu sérieusement défendre le défunt « système », ce qui explique . . . , . une m~tatton aus~i aisement accomplie sans la momdre effusion de sang, 11niquement sous une vague menace d'insubordination militaire et dans la crainte de quelques violences. Les consuls préposés au maintien du désordre établi ne pouvaient plus compter sur l'armée, l'administration ni la police. Un seul recours s'étant offert au début de la crise ouverte par une émeute à Alger, le gé~éral de Gau!le s'est vite imposé au pays !Dl-perplexe, mi-consentant et surtout trop heureux d'exorciser le spectre de la guerre civile. Par des majorités imposantes, un référendumet des électionsgénéralesont bientôt traduit l'espoir de la nation inquiète en Biblioteca Gino Bianco l'ho~e d'exception appelé au pouvoir lors de circonstances exceptionnelles (soit dit en usant d'expressions déjà clichées, mais les évidences sont telles que le langage courant les a aussitôt admises, jusqu'à les rendre banales).· La cinquième République est née dans un asse~timent quasi unanime qui pour- . tant_ne terrmne pas la crise du régime démocrattque. ·, A propos de la, nouvelle ~onstitution adoptee par le corps electoral qw ne l'a point lue, votant pour le seul changement possible en l' occurren~e, il a é~é dit et répété que les .textes de ce genre importent moins que les mœurs politiques. 1 Et la discussion pourrait durer à l'infini sur la priorité des institutions quant aux mœurs, ou vice-versa, rappelant les gloses du Talmud sur l'antériorité de l'œuf ou de la poule. De fait, la Constitution du deuxième Reich, dite de Weimar, tant v~ntée comme pa~fait ID:odèlede droit public, n a pas contenu Hitler ru empêché les horreurs sans nom du national-socialisme. La Constitution soviétique, « la plus démocratique 1. Les objections ju!id~qu s t autres n' nt pa manqué, au nom des grands principes, contre cette C n titution de 1958, contre le nouveau régime et les conditions insolites qui ont permis de l'instaurer. Mbne si 11s taient fondées elles serai nt néann1oins vaines de la part d s politicien; et des publicistes qui ont rendu le chang ment inévit bl et dont les grands principes a'accommod nt si volontier de compromis avec l'abaolutism communi t . ,

2 du monde » selon ses principaux auteurs bientôt suppliciés par ordre de Staline, a servi de couverture aux pratiques du stalinisme, aux pires atrocités de l'histoire. La nouvelle Constitution française importera donc moins que la réformation des manières d'être, des routines invétérées qui avaient discrédité le parlement et réduit les gouvernements successifs à l'impuissance. A cet égard, les mesures déjà prises ne sont qu'une esquisse et la suite dépendra des élites influentes, de leur volonté comme de leur conscience. Il n'y aura pas de rénovation prof onde sans critique franche et pertinente des aberrations d'hier, sans révision complète des notions qui ont été monnaie courante jusqu'au jour où un problème devenu insoluble et trop brûlant a soudain mis tout en cause. Sans remonter au déluge, ni même aux sources du désastre de 1940, il faut reconnaître que depuis la dernière guerre la France a vécu dans le mensonge. Aux multiples mensonges des propagandes adverses, aux pieux mensonges de la lutte légitime et aux mensonges perfides des entreprises conquérantes n'a pas succédé, avec la paix, une cure de vérité indispensable. Ni dans la collaboration avec l'ennemi, ni dans la résistance à l'ennemi, ni dans la soumission à l'ennemi n'ont été faites les discriminations conformes à la justice et à l'intérêt national. Après la libération du territoire en I 944, trop d'habiles avaient émergé de partout, trop de profiteurs et d'adaptables qui, aux promesses de république «dure et pure », substituèrent une réalité flasque et foncièrement vicieuse, saturée de fictions, de sophismes, de convoitises immorales.· Trop d'appétits individuels furent camouflés en titres civiques, de trafics illicites récompensés comme mérites exceptionnels, de règlements de comptes particuliers déguisés en actes patriotiques sous le faux prétexte de nuire à l'envahisseur. Dans ces conditions troubles, propices à l'imposture, la plus cynique tromperie de tous les temps put se donner carrière, celle du parti communiste complice de l'hitlérisme et travesti en champion de la patri en danger. ·Les effets n'ont pas fini de s'en ire sentir. 2 2. La mode actuelle en faveur dans les milieux bourgeois décadents veut déprécier comme << anticommunisme systématique» toute opinion conséquente sur l'autocratie soviétique et ses ramifications extérieures. Elle implique d'honorer, en bonne logique, le philocommunisme incohérent qui sophistique les tendances affichées « libérales » par antiphrase, où le libéralisme trouve à se concilier avec la tyrannie bureaucratique et policière dont Staline a été l'incarnation et que ses disciples perpétuent sous des formes moins virulentes. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL Si la guerre d'Algérie a provoqué la déchéance ultime du régime qui aurait pu l'éviter, puis n'a pas su l'écourter ni la terminer, c'est que le régime était profondément perverti de diverses façons, la perversion la plus nocive venant du parti communiste, section française de l' «appareil » soviétique. Moins par le nombre de leurs adeptes et la force réelle de leurs suiveurs. qu'en vertu d'une légende forgée à la faveur d'une guerre «pourrie» (Hitler dixit), les sectateurs de Staline et leurs auxiliaires d'étiquette «progressiste » ont réussi à infester et infecter de proche en proche tout l'organisme de l'État français, à dégrader l'esprit public et, par contagion, avilir les partis politiques enclins {, à l'émulation la plus basse. Sans eux, la gauche et la droite eussent tant bien que mal rivalisé dans un meilleur sens au lieu de décliner à un niveau inférieur, ce qui n'excuse en rien les partis assez médiocres pour s'être prêtés avec eux à des jeux dérisoires. L' extirp·ation du cancer communiste reste donc une condition nécessaire du redressement français et elle exige que la vérité dissipe enfin la légende, fût-ce avec douze ans de retard. Les communistes en France comme ailleurs n'ont fait que servir les intérêts de l'Empire soviétique tels que les entendait Staline et tels que les a déterminés Hitler. Ils n'ont jamais appartenu à la «résistance» française contre laquelle s'est exercée leur hostilité intraitable et qu'ils ont dénigrée, calomniée au maximum jusqu'au jour où l'agression allemande contre l'Union soviétique leur a imposé une volte-face tactique alignée sur la stratégie globale de l'état-major communiste. 3 Leur activité spéciale a coïncidé alors, a convergé sans s'identifier avec celle de la résis~ance authentique, sans s'y confondre, sans renoncer à ses fins propres, étrangères à la cause commune des démocraties en guerre. A leur corps défendant, ils ont adopté une terminologie contraire à l'idéologie soi3. Cf. M. Ceyrat : La Trahison permanente. Paris, Éditions Spartacus, 1947. The Department of State : La Vérité sur les rapports germano-soviétiques de 1939 à 1941. Paris, Éditions FranceEmpire, 1948. A. Rossi : Deux ans d'alliance germano-soviétique. Paris, Arthème Fayard, 1949. A. Rossi : Les Communistes français pendant la drôle de guerre. Paris, les Iles d'Or, 1951. Les Cahiers du Bolchévisme pendant la campagne 19391940. Avant-propos d'A. Rossi. Paris, Dominique Wapler, 1951. La presse a systématiquement gardé le silence sur ces ouvrages indispensables à l'intelligence de la politique communiste. Dans les rares cas où elle en a fait mention très discrète, ce fut pour n'en tenir aucun compte.

B. SOUV ARINE disant «marxiste-léniniste» et, dissimulant leurs intentions véritables, ne militant contre la Gestapo qu'à l'avantage présumé du Guépéou, ils ont entrepris de transformer leur pays en satellite d'un monstrueux despotisme oriental. Faute d'aide extérieure à main année, ils ne pouvaient dans l'immédiat que créer un État dans l'État au service de l'impérialisme totalitaire qui, depuis la victoire sur Hitler, tient le monde en alarme constante. Mais leur dessein initial demeure, et il ne suffit pas d'avoir récemment réduit leur représentation parlementaire pour les empêcher de poursuivre désormais la besogne de sape et de mine préparatoire à toute tentative de subversion selon leur style. Une sorte de révolution pacifique a commencé en France et changé en partie les institutions politiques, renouvelé en partie le législatif et .l'exécutif, mais sans améliorer les moyens d'information nécessaires à une opinion publique consultée par voie de suffrage universel. Or la prolifération du cancer communiste en France eût été impossible sans la connivence ou l'inconscience de la presse réputée bien-pensante, en réalité complaisante au parti stalinien des fusilleurs qui a osé se poser en « parti des fusillés » sans qu'aucun journal se permît de le contredire 4 • Dans son ensemble, la presse a eu peur des communistes jusqu'à leur récente défaite électorale et ne s'est pas risquée à imprimer des vérités qui lui eussent valu l'animadversion de ces gens sans scrupules. Par ignorance ou frivolité, et tantôt snobisme, tantôt insouciance, elle a accrédité le mythe scandaleux de Staline et favorisé la propagande éhontée du stalinisme sous le couvert fallacieux du marxisme. Par habitude et paresse, elle continue d'égarer ses lecteurs en matière de politique internationale, se prêtant sans discernement aux campagnes et manœuvres soviétiques de « guerre froide». 11 semble pourtant évident qu'un coup de force communiste, nécessairement machiné derrière un « front populaire», ne serait 4. Dana leur organe central, l' Humanitl, les communistes n'ont pu, de 1944 à 1947, mentionner que 176 noms de • fusillés ,, par leurs alliés nazis, alors que plusieurs n'étaient d'ailleurs nullement communistes. Ils s'étaient pourtant targués à grand bruit d'avoir eu « 75.000 fusillés» attestant leun mttites. Cf. Paul Viret : Les 75.000 fusillés communistes, Paris, M.L.S., 62, rue Nationale (13 ). Cette étude minutieuse et irréfutable donne les noms et références qui font justice des allégations communistes. La presse cnti~rc a gardé le tilencc également sur ces faits et sur le travail méritoire de M. Paul Viret, es-chargé de mission par la délégation du Gouvernementprovisoire. Biblioteca Gino Bianco .. 3 possible en France qu'à la faveur· d'une pression du dehors, au cours d'un branlebas général décidé par les successeurs de Staline ; et que par conséquent rien n'importe davantage que la connaissance et la clairvoyance en affaires soviétiques, devenues soviéto-chinoises, toute initiative et toute impulsion sur ce plan essentiel ayant Moscou et Pékin pour origine. Dans les conditions présentes, qui ne font pas honneur à la civilisation occidentale, aucun progrès réel dans les relations extérieures n'est donc concevable sans progrès préalable de l'information sous toutes ses formes, anciennes et nouvelles. Dès 1948, l'Observateur des Deux Mondes remarquait au sujet de la presse : « Ce n'est pas un mal nouveau. Diderot écrivait déjà dans l'Encyclopédie : « Tous ces papiers sont la pâture des ignorants, la ressource de ceux qui veulent parler et juger sans lire, le fléau et le dégoût de ceux qui travaillent. Ils n'ont jamais fait produire une bonne ligne à un bon esprit, ni empêché un mauvais auteur de faire un mauvais ouvrage. » Voltaire ne s'exprimait pas avec moins de sévérité sur les gazettes de Londres « souvent remplies de cette indécence que la liberté de la nation autorise». Et Rousseau de même, définissant le périodique comme « un ouvrage éphémère, sans mérite et sans utilité, dont la lecture, négligée et mépn:sée par les gens lettrés, ne sert qu'à donner aux femmes et aux sots de la . , . . vanite sans instruction », etc. « Le mal n'a fait qu'empirer, avec le progrès technique. A ce point qu'au siècle dernier, Balzac concluait tristement sa Monographie de la presse parisienne : « Si la presse n' existait pas, i'l ne faudrait pas l'inventer. » Que dirait-il aujourd'hui, que diraient les Encyclopédistes devant ce qui tient lieu de presse à notre époque ? La science et le machinisme ont centuplé le « fléau » (Diderot dixit), devenu calamité avec l'imitation des mauvais aspects de l'Amérique. Car il va de soi que nos journaux ont emprunté à ceux des Américains leurs pires défauts sans s'inspirer de leurs bons exemples. « The Nineteenth Century and A/ter, de Londres, n'a pas craint de constater, au cours de la guerre, l'abaissement sans précédent de la presse britannique et d'en dénoncer maintes fois l'obscurantisme. Tout récemment, The Tribune, de Londres aussi, qualifiait de « honte nationale » le niveau de cette même presse. Il est grand temps d'avouer à Paps que notre niveaumoyen est plus bas

4 encore. A peu d'exceptions près, jamais la presse française n'avait étalé jusqu'à présent autant d'ignorance, de vulgarité, de malfaçon, autant d'irresponsabilité._ « Or le relèvement de la France est inconcevable sans « réforme intellectuelle et morale » impliquant une rénovation de la presse, entre autres. Il y va non seulement de la France, mais de son influence éventuelle dans les affaires européennes et mondiales. Y renoncer serait accepter, sous le prochain règne de la quantité, l'effacement des civilisations de qualité, dont celle de France n'est qu'une des plus éminentes. Diverses et apparentées, ces authentiques civilisations de l'Occident_ et de la Méditerranée périront ense1.11bleou trouveront ensemble les voies de leur salut. La condition première de toute renaissance étant la connaissance, cela définit dans ses grande~ lignes la tâche à la fois critique et positive des hommes de bonne volonté, y compris la " notre. » Dix ans après la publication quasi confidentielle de ces lignes 5 , l'état des .choses n'a cessé de se détériorer en matière de presse comme de radiodiffusion, véritables entreprises d'abêtissement du « peuple souverain» qui abusent les dirigeants et les cadres de la nation encore plus que le peuple. On voit maintenant des ministres, des -diplomates, de hauts fonctionnaires qui professent sentencieusement les absurdités les moins vraisemblables, qui c~lportent les plus vils commérages sur les Etats communistes et leurs annexes, au lieu de parler . à bon escient. Des charlatans avérés, des faussaires, des agents doubles fabriquent et vendent très cher de faux documents, de fausses révélations aux << services secrets » qui leur accordent ·a_veuglément créance et trompent ainsi leurs gouvernements cré<:fule~. De grandes maisons d'édition publient les produits de ces mêmes malfaiteurs sans souci de vérité ni d~ morale, ni de leur ancienne réputa,tion, simplement par mercantilisme. 6 La nouvelle Constitution, à elle seule, ne portera pas remède à cette ' gangrene. 5. L'Observateur des Deux Mondes, Paris, 1er juin 1948. 6. A telles enseignes:· que le fameux « discours secret, de Khrouchtchev au XXe congrès de son parti, avouant un petit nombre seulement des crimes innombrables de Staline, a frappé de stupeur l'opinion publique occidentale. Pou~tant il ne faisait que justifier les écrits ou témoignages antérieurs de personnes qualifiées et de véracité incontestable, mais . récusés comme « anticommunisme systtm~tique » par les maîtrç~ de la presse int}uent~. · Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Dans· le déclin patent de la vraie culture occidentale, celle qui affranchit l'hom~e d~s préjugés et l'élèv~ a~-d~s~us de la vie_ ammale, qui ennoblit l'1nd1v1~u.et ,adoucit les relations sociales, dans ce decl1n etrangement parallèle à ·l'avancement ~es sc!e~ce~ exact~s et des techniques productives, 11.eta1t pe~m1s d'ambitionner pour la France un rôle digne de son passé humaniste, une grandeur SJ?écifique sans commun~ m~sure avec les donnees matérielles et quant1tat1ves dont se flattent les puissances atteintes de gigantisme, les tenants du nombre et de la masse. Après la longue épreuve de la guerre et de l'Ï!1vasion, une telle aspiration n'avait rien d'inconcevable ni surtout d'incompatible avec les ca-ractéristiq1:1esspirituelles d'un pays que ~ietzsche, au siècle dernier, identifiait à la notion même de civilisation. 7 Le tour sordide de la politique des partis depuis la libérati~n du territoire en a décidé autrerr1ent. Mais le communisme n'a que sa part, si grande soit-elle, dans l'enchaînement des causes et des effets qui aboutit à la déchéance du régime d'hier et implique la responsabilité diffuse d'une société tout entière. En général comme en particulier, le mal essentiel réside en dernier ressort dans l'ignorance où dirigeants et dirigés s'abandonnent, aveugles devant des perspectives de catastrophe irréparable. La République défunte n'a réso!u aucun des problèmes majeurs dont elle avait la charge. Ni celui de la monnaie, qui commande toute l'économie et intervient dans la vie quotidienne des catégories sociales les plus modestes, les plus dignes d'attenti~n._ Ni celui du_logement, qui accable des m1~l1onsd. e ~~ava1~e~rs et les classes moyennes. N1 celm de 1rmm1xt1on impérialiste dans les affaires françaises par l'intermédiaire du parti communiste et de ses multiples filiales. Ni celui de_ l' Al~érie? qui a provoqué enfin sa chute. ·N 1 celm qui conditionne tous les autres, duquel dépend l'éducation de l'esprit public, la formation consciente du civisme, et dont la solution à venir donnerait une teneur salutaire à la devise « vérité et sévérité » formulée par le premier président de la nouvelle Répu~lique. On n'ose pas envisager les lendemains du régime qui, sous ce rapport, faillirait à ses devoirs. B. SOUVARINE 7. « Il n'y a pas d'autre civilisation que celle de la France», écrivait Nietzsche à Strindberg, en 1888.

• IMPÉRIALISME RUSSE ET EXPANSION COMMUNISTE • -par Michel Karpovitch , . . . A QUESTION posee 1c1a une rmportance non seulement historique, mais actuelle. Pans ......,.ses efforts pour expliquer la politique . soviétique d'après guerre, le monde occidental s'empêtre dans deux conceptions différentes : cette politique est interprétée tantôt comme l'aspiration du communis~e à l'hégémonie mondiale, tantôt comme une renaissance de l'« impéralisme des tsars». La confusion règne à cet égard non seulement dans l'opinion publique, mais aux «sommets » où se décide la politique occidentale à l'égard de l'Union soviétique. Si des déclarations officielles ont souvent fait allusion à l'« impérialisme soviétique», il ne manque pas d'éminentes personnalités qui penchent manifestement pour la théorie de l'éternel impérialisme russe. Parfois les deux motifs se combinent dans l'esprit d'un même homme d'État; c'est ainsi que le président Truman (dans une improvisation, il est vrai) a nommé' Gengis Khan et ... Alexandre 1er au nombre des prédécesseurs impérialistes de Staline. Il est clair que d'une réponse correcte à la question ~xaminée ici dépendra la politique des puissances occidentales pour surmonter le danger qui les menace de la part du Kremlin. Cette politique ne sera pas la même s'il s'agit de lutte contre les desseins «planétaires» du comm1,oismc ou si l'on a affaireà des traditions historiques enracinées auxquelles la Russie resterait fi~le en tous temps et sous tous les régimes. • Biblioteca Gino Bianco On comprend aussi quelle importance vitale aura la solution juste de ce problème pour les destinées du peuple russe. Une tentative de révision est donc plus qu' opportune. I LA Russ1E prérévolutionnaire était un empire et cela suffit pour ne pas l'exempter du reproche d'impérialisme. De quelque façon qu'on définisse cette notion - et les définitions différentes abondent - ce qui caractérise tous les genres d'impérialisme est la so11mission plus ou moins forcée d'un ou plusieurs peuples à un autre. La création même d'un empire, donc d'un État multinational rassemblé sous le pouvoir du peuple dominant, est déjà un acte impérialiste. Une fois né, un empire devient d'habitude la base de nouvelles entreprises im\'érialistes. Ni dans le processus de sa création, ru dans son évolution ultérieure, l'Empire russe n'a fait exception à cette règle historique générale. Si les références à l'impérialisme russe prérévolutionnaire se contentaient de constater ce fait, il n'y aurait rien à objecter. Mais à l'heure actuelle il s'agit d'autre chose. La pointe des diverses théories à la mode en Occident consiste à affirmer que tout au long de son histoire la

6 Russie a été le pays impérialiste par excell~nce, l,empire des empires en quelque sorte. S,il en était autrement, si l'ancien impérialisme russe ne s'était distingué ·ni quantitativement, ni qualitativement de n'importe quel autre, on ne pourrait en dériver l'agressivité soviétique de notre temps, alors que c'est à cela que tend~~t les théories en question. On met l'accent precisément sur la spécificité de l'impérialisme russe. Par là même on oppose la Russie au reste du monde, en premier lieu au monde occidental.. C'est donc la ligne ainsi tracée que devra suivre la oritique des affirmations de cette nature dans leurs diverses variantes. II IL FAUT tout d'abord rejeter comme dénuée de fondement sérieux l'idée qu'il existe des peuples belliqueux ou pacifiques, impérialistes ou non impérialistes de nature. Il n'est guère besoin de démontrer l'inconsistance de cette version spéciale du racisme. On peut se contenter d'un petit rappel historique, d'ailleurs assez éloquent. Depuis la fin du xv11e siècle jusqu'au milieu du x1xe, les Français étaient considérés assez unanimement sur le continent européen comme la nation la plus belliqueuse et la plus agressive, les Allemands en général comme un peuple pacifique et même peu apte à se défendre. Dans la deuxième moitié du x1xe siècle (plus exactement à partir des années 70), on découvrit l'éternelle agressivité du peuple allemand, tandis que le bellicisme français s'effaçait dans le domaine d'une légende historique. Hors de l'Europe, au cours de tout le x1xe siècle, ce fut l' Angleterre qui passa pour impérialiste par nature. Aujourd'hui, il ne reste plus grand-chose de cette ancienne réputation . anglaise, mais en revanche ·on comn;ience à parler de plus en plus de l'impérialisme américain, et pas seulement dans la presse communiste. Il est évident que ces appréciations changeantes sur la nature impérialiste ou non impérialiste de tel ou tel peuple reflètent des changements réels dans le rapport des forces internationales. Aussi ·la question de la nature et. des çiestinées de l'impérialisme russe ne peut-elle être examinée qu'à la lumière· de données historiques concrète~. Or dans une telle approche, ce qui saute aux yeux tout. d'abord est non e · ·caractè~e exceptionnel de l'évolution· russe, ma·s au contraire son parallélisme avec l'évolution-d autres pays européens. Même si l'on considère la Russie de Kiev comme une première tentative de créer un empire russe (« l'.cmpire des R~rikovitch »,,. selon l'expr~~s!on de Marx), on dqit y reconnaitre une. repetttton ?,~scz fidèle, quoique avec· un certain ~~tard -historique., de la _mê111te ntativ~ -faite en Occident par les Carolin~iens. P~l!~ l~~ g~ux cas;, on ~ . Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL • observe un seul et même processus de création d'un État sur une assise politique assez élémentaire à commencer par la soumission de groupes proches par leur composition e~ique J?~Ur finir par la mainmise sur des territoires voisms ayant une J?Opula?o~ ét!~ngèr~. E! d~s les d~ux cas l' « empire » amsi cree .est ~phemere, se des~- grège sous la poussée conJuguee d~ forces ~~ntrifuges intérieures et d'une pression exterieur~ hostile (nomades asiatiques à l'E.~t, No,r1?1ands a l'Ouest). Vient ensuite la premiere period~ du féodalisme en Europe occidentale et (touJours avec le même retard historique) le morcellement féodal en Russie. Avec l'ascension de Moscou et l'expansion impériale à grande échelle, ce retard historiq~e prend fin. La formation du royaume mosco~ite est un phénomène non seulemen~ parallele, mais simultané par rapport à !a croissan~e de~ États nationaux en Europe occidentale. C est la un chapitre de l'histoire générale de - l'Europe des temps modernes. Nos Vassili et nos Ivan qui rassemblaient les « terres russes» sont les contemporains de Ferdinand et d'Isabelle en Espagne, de Louis XI en France, des deux Henry et d'Élisabeth en Angleterre. Au f?nd ils poursuivent des buts analogues, emploient les mêmes méthodes et cherchent de même une « justification idéologique» à leur politique. C'es~ à tort que l'historien polonais Kucharzewski (The Origin of Modern Russia) voit, quelq~~ ~hose de spécifiquement russe dans 1agressivite, la perfidie et l'hypocrisie des premiers tsars m?scovites. Ils ne furent pas les seuls souverams européens de l'époque (et pas_seulement de ce~e époque) à user, selon les· ci~COJ?-Stancest,~t~t de· la force, tantôt de la ruse, a violer les trrutes et à se montrer impitoyables à l'égard de l'adversaire vaincu. Pour chaque exemple de l~ur amoralisme politique on peut tro1;1versan~ p~me des équivalents occidentaux. Et si, pour Justtfi:er leur politique, ils invoquaient parfois des ~roits fictifs ou des traditions douteuses, les «légistes » occidentaux s'employaient assidument aussi à créer des mythes semblables. Même le fameux «messianisme» moscovite a son parallèle ·dans l'idée de restauration de l'Empire romain restée longtemps vivante en Occident. Dans le domaine de la politique coloniale_, le mouvement russe vers l'Est, là conquête progressive de l'Asie du Nord alla de p.air avec l'expansion européenne dans le NouveaU:Monde, de l'autre côté de l'Atlantique. Ermak est le contemporain de Pizarre et de Cortez. La conquête de la Sibérie fut aussi un chapitre de l'histoire européenne. Là comme ici on voit --lamême combinaison de l'initiative privée et du soutien gouvernemental,. de mobiles économiques et politiques, de colonisation pacifique et de conquête par la for~e; L'expansion russe présente cependant une particularité qui semble avoir eu grande impor-

M. KARPOVITCH tance dans la genèse des idées occidentales exagérées sur son envergure prétendument exceptionnelle. En tant que puissance continentale dépourvue de force maritime considérable, la Russie ne pouvait avoir de colonies d' outre-mer dispersées dans le monde entier; elle s'étendait sur la terre ferme dans lès régions limitrophes. L'effet optique produit par cette sorte d'expansion est beaucoup plus grand que celui de l'expansion coloniale du type britannique. Sur la carte du monde, l'œil de l'observateur voit aussitôt une surface continue d'une seule couleur, alors qu'il faut un certain effort mental (ne fût-ce que pour compter les kilomètres carrés) pour se représenter l'étendue de l'Empire britannique. C'est sur cet effet que comptait Marx quand, à la veille de la guerre de Crimée, voulant alerter le monde occidental devant le « danger russe », il calculait de combien de kilomètres les frontières russes avaient avancé en différentes directions depuis Pierre le Grand. Si Marx était parti d'Ivan le Terrible, l'effet eût été encore plus grand. Mais pour avoir la bonne perspective il faudrait évaluer aussi de combien s'était agrandi le territoire de l'Empire britannique. Si l'on fait abstraction des plus proches voisins de la Russie, la peur du « danger russe» apparut assez tard dans 1~ monde occidental, vers le milieu du XVIIIesiècle, guère avant. La croissance extrêmement rapide (aux rythmes historiques) de la Russie comme grande puissance européenne fut pour beaucoup dans cette peur. Les succès de la politique étrangère de Pierre 1er et de Catherine JI prirent, aux yeux du monde extérieur, un caractère dramatique, pour ne pas dire sensationnel. Presque soudainement un nouvel et puissant facteur avait surgi qui perturbait l'équilibre établi dans les relations internationales. Des grandes puissances, la France fut la première à s'alarmer. A mesure que la Russie atteignait ses objectifs politiques, elle affaiblissait la Turquie, la Pologne, la Suède, c'est-à-dire détruisait cette « barrière orientale » à l'édification de laquelle, afin de lutter contre les Habsbourg, la diplomatie française avait consacré tant d'efforts. L' Angleterre s'inquiéta plus tard, au moment seulement où, à la )imite des deux siècles, les intérêts impériaux anglais et russes commencèrent à entrer en conflit. Et derechef il se produisit alors ce qui s'était déjà passé dans le cas de la France. Progressant vers le littoral de la mer Noire et de là exerçant une pression sur la Turquie, se renforçant au Caucase et de là cherchant à étendre son influence en Perse et à pénétrer dans les régions transcaspiennes en direction de l'Asie centrale, la Russie visait des buts concrets que ne reliait aucune « idée générale». Mais du côté anglais cette expansion dans différentes directions pouvait 1pparaître comme une offensive systématique oontre l'empire colonial britannique. Pour des raisons psychologiques compréhensibles, les pays européens ont pu s'exagérer l'ampleur du « danger russe». Mais dans la Biblioteca Gino Bianco 7 perspective historique l'impérialisme russe de cette époque n'est pas un phénomène exceptionnel ni sans exemple. Dès la première moitié du XVII 0 siècle, on soupçonna sérieusement les Habsbourg de viser à l'hégémonie mondiale. A la fin du même siècle, c'est Louis XIV, contemporain aîné de Pierre le Grand, qui fut « l'ennemi du genre humain». Contemporain de Catherine II, le grand Frédéric, ce « roi de Prusse inattendu », selon l'expression du chancelier russe Bestoujev, mena une politique agressive qui suscita une coalition européenne - avec la participation de la Russie. L'ascension de la Prusse contribua non moins que celle de la Russie à rompre l'équilibre des forces en Europe. Et Frédéric II non moins que Catherine II fut certes responsable de l'événement le plus dramatique dans la vie internationale de l'époque, le partage de la Pologne. Faut-il rappeler qu'aucun acte de l'expansion russe à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIX 0 n'a provoqué de plus grands bouleversements sur le continent européen que l'expansion de la France à l'époque napoléonienne ? L'unique tentative réelle (avant Hitler et Staline) de créer un empire européen a été faite non par la Russie, mais par la France. Au XIX 0 siècle, l'un des principaux objets de l'expansion politique russe· fut le Proche-Orient. Mais ici non plus la Russie ne fut pas le seul agresseur ni toujours le principal. Si le ProcheOrient devint un centre névralgique des relations diplomatiques entre les puissances occidentales, c'est bien parce que les intérêts impérialistes de plusieurs pays se croisaient et se heurtaient dans cette région. La France avait commencé sa pénétration, d'abord économique, puis politique, dans l'Empire ottoman bien avant l'apparition de la Russie au Proche-Orient. L'Autriche avait manifesté un intérêt politique actif pour la péninsule balkanique bien avant la Russie. Depuis la fin du XVIIIesiècle, la Méditerranée orientale avait acquis une importance exceptionnelle pour l'Angleterre comme l'un des secteurs essentiels dans le système des communications impériales. Bien plus tard, l'Allemagne et l'Italie entrèrent dans le jeu à leur tour. Et ce serait déformer sensiblement la vérité historique que d'imputer à la seule Russie une politique impérialiste agressive au Proche-Orient tandis que les autres puissances n'auraient fait que se défendre. On observe un tableau analogue à la fin du x1xe siècle et au début du xx0 , à l'époque dite du « néo-impérialisme ». Quelque condamnation que pftt mériter la politique russe en ExtrêmeOrient qui aboutit à la guerre russo-japonaise de 1904-05, il ne faut pas perdre de vue que cette politique faisait partie d'une commune expansion 1mpér1aliste européenne qui, à un moment, menaça l'existence même de la Chine comme État indépendant. Expansion commencée longtemps avant la fin du XIX siècle, l'Angleterre et la France jouant à ses premiers stades un rôle beaucoup plus actif que la Russi . Dans les

8 années I 890, le signal de l'assaut contre la Chine fut donné par le Japon et dans le scramble for concessions qui suivit, l'Angleterre, la France et l'Allemagne prirent part à côté de la Ru·ssie. Ne pas oublier non plus qu'à la même période historique eut lieu le partage d'une grande partie de l'Afrique entre plusieurs puissances européennes, partage auquel la Russie ne prit aucune part. III DE CE BREF aperçu des faits historiques découle la conclusion, semble-t-il irréfutable, qu'au fond l'impérialisme russe prérévolutionnaire ne se distinguait en rien de l'impérialisme des autres grandes puissances. L'Empire russe a été l'un des empires du type habituel dans l'histoire mondiale et sa politique, la politique impérialiste traditionnelle. Par conséquent la naissance même de cet empire comme son expansion ultérieure ne s'expliquent ni par le «messianisme russe », ni par tout autre trait particulier à l'« esprit national russe». Si l'on admet la justesse de cette proposition, ·1a question de savoir si la politique étrangère du gouvernement soviétique peut être considérée comme une simple continuation de l'impérialisme des tsars est au fond résolue a priori. De même que le régime politique soviétique (ou l'État totalitaire contemporain en général) se distingue fondamentalement des États nationaux du type traditionnel, qu'il s'agisse de monarchies absolues, de régimes monarchiques constitutionnels ou de républiques, de même la politique étrangère d'un tel État totalitaire est quelque chose de radicalement nouveau dans le principe. Mais comme, malgré son évidence, cette différence est loin d'avoir été pleinement reconnue par tout le monde, on ne peut se borner à une affirmation sommaire et il faut soumettre la question à une analyse plus poussée. 11 ne serait sans doute pas erroné de supposer que cette illusion quant à l'identité des deux politiques russes, la prérévolutionnaire et la soviétique, provient d'une circonstance fort simple: dans les deux cas, l'expansion a souvent pour buts les mêmes régions territoriales. Pour presque chaque acte ou tentative impérialiste du gou- . , . . vernement sov1ettq~n peut trouver sans peme un précédent hisa.pf!que d'apparence convaincante. La Finlande, les pays Baltes, la Pologne, la Bessarabie, la péninsule balkanique, Constantinople, le Bosphore et les Dardanelles, la Perse, le· Turkestan turc, la Mongolie, la Mandchourie, la Corée, ces noms géographiques émaillent les pages de l'histoire diplomatique de la Russie tsariste non moins que les articles de la presse de nos jours et créent ainsi l'impression d'une continuité historique complète. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Mais à moins de tomber dans un fatalisme géographique, est-il admissible d'attacher à ce fait une importance décisive pour interpréter la politique étrangère soviétique ? En fin de compte, l'affaire se ramène à ceci que l'Union soviétique occupe sur le globe terrestre la même place que l'Empire russe ; par conséquent, que ses tendances expansionnistes se manifestent en premier lieu dans les mêmes régions limitrophes de ses frontières où l'Empire russe manifestait les siennes aux époques de sa croissance. On ne peut nullement en conclure que les buts, les méthodes et le caractère général de l'expansion soient restés identiques. On parle souvent - et avec raison - de l'extraordinaire envergure territoriale et du dynamisme de la politique étrangère soviétique d'après guerre. Cette politique revêt un caractère «planétaire » et cherche avec une persévérance offensive exceptionnelle à atteindre simultanément plusieurs buts en différentes parties du globe terrestre. Déjà cela seul suffirait à distinguer nettement la politique soviétique de celle de la Russie impériale qui, en règle générale, ne visait que des buts limités et dans un certain ordre. Pierre le Grand renonça rapidement à lutter contre la Turquie pour se concentrer sur la lutte pour les rives de la Baltique. Catherine la Grande se contenta de la conquête du littoral de la mer Noire et «classa» facilement le fameux « projet grec», le compensant aux dépens de la Pologne. Au congrès de Vienne, Alexandre 1er abandonna sans trop de lutte son projet. polonais dès qu'il se fut heurté à une opposition résolue des autres puissances, .y compris ses propres alliés. Nicolas 1er, à la suite d'une pression diplomatique, renonça aux avantages exceptionnels obtenus de la Turquie par la Russie en vertu du traité d'Ounkiar-Skelessi. Et après la guerre de Crimée comme après le congrès de Berlin, la diplomatie russe tira aussitôt de sa défaite les conclusions nécessaires et, tenant momentanément en réserve la question du Proche-Orient, se con- . centra sur la solution d'autres problèmes concrets - en Asie. Quelque chose d'analogue se passa aussi après la guerre russo-janonaise quand, ayant subi une défaite en Extrême-Orient, la Russie se décida à partager des sphères d'influence avec le Japon, conclut avec l'Angleterre un accord sur les affaires d'Asie centrale et après quoi seulement remit en avant ses objectifs au ProcheOrient, sous une forme assez modérée et prudente, essayant d'obtenir une solution satisfaisante par voie diplomatique. Dans certains milieux, non seulement étrangèrs mais russes, on a tendance à expliquer cette différence par la puissance militaire et économique plus grande de l'Union soviétique. 11 ne faudr~t tout de même pas exagérer cette puissance, comme il ne faut pas minimiser, rétrospectivement, la force de la Russie impériale. En tout cas, l'explication ne vaut pas pour cer- -

M. KARPOVITCH t;ajnes périodes de l'histoire russe d'avant la révolution. Il ne s'agit évidemment pas de chiffres absolus, mais de ce qu'était la force de la Russie par rapport à celle des autres grandes puissances. Ni sous Pierre, ni sous Catherine, ni sous Alexandre 1er, la Russie n'était un État faible au point de vue militaire. Une autre explication serait mieux fondée : elle consiste à invoquer la situation internationale exceptionnellement favorable qui s'était créée pour le pouvoir soviétique à la fin de la dernière guerre mondiale. Toute destruction de l'équilibre de forces établi et tout effondrement de formations politiques offrent une tentation d'expansion et le chaos quasi général que la dernière guerre a laissé derrière elle dépassait de beaucoup ce qui avait eu lieu après n'importe laquelle des guerres précédentes, du moins dans l'histoire moderne. Et cela signifie que des possibilités s'étaient ouvertes devant Staline qu'aucun empereur russe n'a jamais eues. Néanmoins cette circonstance ne peut expliquer complètement le dynamisme de la politique soviétique. La différence entre les deux politiques a un caractère non de degré, mais de nature. La politique russe d'autrefois n'était pas à l'échelle planétaire ni même continentale, non seulement parce que la diplomatie russe de ce temps avait les mains liées par la nécessité de compter avec des rivaux assez forts, mais encore - et surtout - parce qu'à la différence de la diplomatie soviétique, elle ne se donnait aucune ambition planétaire. Et cela parce qu'elle n'avait aucun plan politique universel derrière lequel il y eût une idée générale, à la façon dont le concept de révolution mondiale inspire le plan soviétique universel. 1 Cette affirmation diverge de la théorie relative au « messianisme » qui serait propre au peuple russe, théorie ressuscitée de nos jours. Laissons de côté pour l'instant la question du peuple pour nous en tenir à celle du messianisme dans la - politique de l'État russe. En quoi voit-on d'habitude une manifestation de ce messianisme ? Avant tout, dans la fameuse doctrine de « Moscou troisième Rome». Bien des malentendus se sont accumulés à ce sujet. L'idée d'une troisième Rome est née dans des milieux ecclésiastiques, sur le terrain religieux, elle a joué un rôle actif et pratique dans l'élaboration de l'originalité et de l'indépendance nationales de l'Église orthodoxe. Jusqu'à un certain point, elle est entrée dans l'idéologie de l'absolutisme russe. Mais aucun historien n'a encore pu prouver qu'elle ait exercé une influence quelconque sur la politique étrangère de l'État moscovite. Le gouvernement moscovite non seulement ne fit jamais valoir ses droits sur l' « héritage byzantin », comme il le fit pour l'héritage de « Vladimir » ou de 1. Bn l'e1p~ce, il e1t indiffircnt que l'id~c de r~volution mondiale toit encore vivante ou non, dans son interpr~tation ptemil!re,ou qu'elle ait ~,=~r~ en pr~tentionde domination totalitaire mondiale devenue un but en soi. Biblioteca Gino Bianco 9 « Kiev », mais il le refusa toujours obstinément, même quand les puissances occidentales, pour leurs raisons propres, cherchaient à tenter Moscou avec cet héritage. Les diplomates moscovites étaient assez réalistes pour juger irréalisable, le rêve d'une troisième Rome. De la troisième Rome on saute d'habitude au panslavisme du XIXe siècle, et là encore on attribue à ce mouvement sporadique, non organisé, une importance qu'il n'a jamais eue en réalité. Dans la plupart des cas, le panslavisme demeura un « état d'esprit» alimenté à diverses sources idéologiques dont beaucoup n'avaient de rapport ni avec l'idée religieuse, ni avec la troisième Rome, ni même avec l'historiosophie romantique du slavophilisme primitif. A différents moments, on a pu. remarquer des panslavistes dans les milieux diplomatiques, militaires ou de la Cour, mais jamais le panslavisme ne fut une doctrine officielle du gouvernement, ni au XIXe siècle, ni plus tard. Même au plus fort de l'agitation panslaviste, à l'époque de la crise balkanique des années 1870, le gouvernement non seulement ne s'identifia pas avec le panslavisme, mais au contraire s'en désolidarisa et parfois en réprima certaines manifestations (comme dans le cas d'lvan Aksakov, ·après le congrès de Berlin). On sait aussi que Nicolas 1er désapprouvait le panslavisme. Affirmer que la Russie impériale aspirait à l'hégémonie européenne est tout aussi mal fondé. Quoi qu'on puisse penser de la Sainte-Allianct!> on ne doit pas oublier que, dans l'esprit d' Alexandre 1er, il ne s'agissait pas d'hégémonie russe en Europe, mais d'une entente solide et durable entre grandes nations. Bien plus, cette idée ne j.oua pas dans les événements qui suivirent de rôle plus grand que, de nos jours, celui qui est dévolu à la Charte de l'Atlantique. Tout ce que l'on attribue abusivement à la Sainte-Alliance était en réalité une politique d'alliance à quatre et, plus tard, à cinq avec la France, dans laquelle la Russie fut loin de jouer toujours le premier rôle. On exagère de même le rôle de l'idéologie dans la politique étrangère de Nicolas 1er, quand celui-ci est représenté comme un Don Quichotte de l'idée monarchiste réactionnaire, toujours prêt ·à se jeter dans la bataille pour combattre la révolution et défendre ses frères les monarques européens. Dans ce portrait, il y a beaucoup de stylisation historique qui omet l'existence de motifs politiques bien précis dans la politique de Nicolas 1er. Comme le disait déjà Nesselrode, en aidant l'Autriche à réprimer le soulèvement hongrois Nicolas pensait avant tout à la Pologne 2 : l'empereur agissait en homme qui aide le voisin à éteindre un incendie par souci de préserver sa propre maison. On a aussi de sérieuses raisons 2. Le pr~sent arti le a ~t~ ~ rit en russe six ns vant l'interv ntion de l'arm~c oviétique ntr la révolution populaire honaroisc de 1956. (N.d.l.R.)

10 de penser qu'au moment de son intervention en Hongrie, Nicolas 1er ne craignait plus de voir la contagion révolutionnaire se propager dans toute l'Europe (c'était déjà en 1849) : il se déterminait surtout par besoin d'assurer l'intégrité de l'Empire des Habsbourg pour maintenir l'équilibre des forces et, au premier chef, comme contrepoids à la Prusse. Comme on voit, la solidarité monarchique passait en l'occurrence au second plan. Que reste-t-il encore ? Le célèbre «testament de Pierre le Grand» ? On s'est ressouvenu de ce «document » de nos jours, bien que le faux ait été prouvé depuis longtemps et plus d'une fois. Longtemps on l'a démontré en analysant le texte et en étudiant la genèse du « testam.ent ». Mais en outre le prétendu « document » est vicié par ce qu'il a de foncièrement invraisemblable. Il suffit de se rappeler l'empirisme de la pensée et de la politique de Pierre 1er pour comprendre l'absurdité de supposer que lui, qui ne songea même pas à désigner en temps voulu son successeur, aurait pu établir un plan de conquête de l'Europe un demi-siècle ou un siècle à l'avance. Bien plus, pareil plan général serait en contradiction avec toute la politique étrangère russe d'avant la révolution en tant que politique ordinaire d'une puissance nationale (plus tard multinationale) qui, à la différence de l'Union soviétique, n'était ni une «idéocratie », ni un État révolutionnaire totalitaire. 3 ·IV S1 DONC on ne peut trouver de parallèle au «marxisme-léninisme-stalinisme » dans la politique étrangère de l'absolutisme russe, celui-ci n'avait non plus à sa disposition rien qui rappelât fût-ce de loin le Komintern ou le Kominform. A la différence de buts correspond une différence tout aussi marquée de méthodes. La technique diplomatique de la Russie tsariste ne se distinguait guère de celle des autres 3. Le faux cc testament de Pierre le Grand» est en réalité une analyse de la politique russe rédigée par le général polonais Michel Sokolnicki à l'intention de Napoléon. Ce texte, revu et corrigé p;;ANapoléon, fut publié en 1812 par Ch. Lesur dans la 2e é~~ de son livre: De la Politique et des Progrès de la Puissance russe. F. Gaillardet, collaborateur d'Alexandre Dumas, le reproduisit en 1836 dans les Mémoires du chevalier d'Éon comme document obtenu de l'impératrice Elisabeth de Russie par l'agent secret de Louis XV. L'écrivain polonais Léonard Chodzko le cc révéla» à son tour en 1842. Le chartiste A.-L. Ravergie le pu6lia ensuite dans son Histoire de la Russie et de ses projets d'envahissement depuis le règne de Pierre le Grand jusqu'à nos jours (1853). Puis Léouzon Le Duc le donna comme pièce à l'appui de ses vues dans la Russie et la civilisation européenne (1854). Depuis lors, tous les historiens sérieux ont fait justice du prétendu BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL grandes puissances. L'histoire dé la politique extérieure russe montre les méthodes traditionnelles d'action diplomatique ou de pression militaire qui nous sont familières par l'histoire diplomatique des pays occidentaux. A l'instar de leurs émules européens, les diplomates tsaristes pensaient en termes d'équilibre de forces, de partage des sphères d'influence, de compensations territoriales, d'alliances politiques et de coalitions militaires, de «rectifications» de. frontières stratégiques, de «pénétration pacifique», etc. La Russie n'avait apporté ni d'ailleurs cherché à apporter rien d'original à cette technique diplomatique établie durant des siècles.. Il est vrai que parfois - aux moments d'une aggravation de ses rapports avec telle ou telle puissance - des publicistes et parfois des hommes politiques occidentaux l'ont accusée de conduite « révolutionnaire », choquante dans une société internationale convenable, mais prendre ces accusations pour argent comptant serait imprudent. Elles venaient souvent d'une peur exagérée de la Russie, plus souvent encore ce n'était qu'un simple procédé de lutte politique, d'autres fois une « propagande militaire » assez franche .. 11 faut sans doute ranger dans cette catégorie ,les paroles de Marx maintes fois citées. A la veille de la guerre de Crimée, Marx parlait de «centaines d'agents russes parcourant la Turquie et les pays balkaniques », de l'aspiration de la Russie à «réunir sous un seul sceptre toutes les branches de la grande race slave et à en faire la race dominante en Europe», de l'exploitation par la diplomatie russe de «soulèvements provoqués à l'aide de l'or et de l'influence russes», etc. Un historien impartial trouverait difficilement dans les faits une confirmation de toutes ces affirmations. Il lui serait encore plus difficile de prouver que cette façon d'agir fût un trait constant et spécifique de la diplomatie tsariste. Certes la diplomatie tsariste a employé parfois elle aussi des méthodes diplomatiques « irrégulières», mais ces méthodes restaient, jusque dans la conscience des diplomates eux-mêmes, des dérogations à la ·norme et elles ne furent jamais érigées en système d'action dans la politique étrangère. A cet égard non plus, la diplomatie de la Russie impériale n'était pas une exception. <c document». Mais en 1896, Edouard Drumont en cita des extraits bien choisis, à grand fracas, dans la Libre Parole, feignant de le tenir pour authentique, à des fins antirusses et antisémites. L'abbé Charles Renaut, dénonçant en Drumont un cc Juif déguisé », reproduisit intégralement le « testament », lui aussi, dans son gros livre l' Israélite Edouard Drumont et les Sociétés secrètes, en 1896. Plus tard, bien des publicistes se sont néanmoins référés au faux c< testament », notamment M. James de Coquet qui, à l'exemple de Drumont, en a cité des extraits dans le Figaro en se servant du texte de Chodzko. Voir la première rédaction du document, donc l'original dans l'étude de Michel Sokolnicki, descendant du général, sur Je Testament de Pierre le Grand (Origines d'un prétendu document historique) in Revue des Sciences politiques de janvier-février 191~. Cf. Henri Rollin : !'Apocalypse de notre temps, pp. 15-26, Paris, Gallimard, 1939. (N.d.l.R.)

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