Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

R.ARON On pourrait, à partir des cas national-socialiste et fasciste, imaginer une tendance des régimes de parti monopolistique inverse de celle que suggère le concept de corruption. 11 serait conforme à l'essence de ces régimes de se renforcer et non de s'affaiblir, de devenir de plus en plus totalitaires et non de moins en moins, d'évoluer vers l'extrémisme, à nos yeux anormal, et non vers le retour à la vie quotidienne. Telle n'est pas, à mon sens, la tendance à long terme. Mais il nous faut certainement reconnaître, en première approche, que les régimes de parti monopolistique n'épuisent pas leur dynamisme révolutionnaire avec la prise du pouvoir, l'é1imination des vieilles équiP.es et l'occupation des postes. La conquête de l'Etat n'est que la première étape d'une entreprise qui doit se poursuivre pendant des années, sinon des générations. En d'autres termes, un régime de parti monopolistique est par essence un régime de révolution permanente, la révolution « par en haut» succédant, après la prise du pouvoir, à la révolution des masses. L'évolution d'un tel régime présente deux phases : une première pendant laquelle la violence révolutionnaire accompagne la création des institutions nouvelles, une deuxième, éventuelle, durant laquelle l'État nouveau, la société nouvelle étant constitués en leurs institutions principales, le dynamisme révolutionnaire tend à s'affaiblir. Seule cette deuxième phase mérite d'être baptisée corruption. Car si l'essence du parti monopolis... tique est d'être révolutionnaire, d'aspirer à un bouleversement total, le régime ne se corrompt pas, mais tout au contraire il s'accomplit en prolongeant pendant des années après la prise du pouvoir la phase dite de la Terreur. ·Considérons le modèle achevé du régime de parti monopolistique : le régime soviétique. Le parti communiste, minoritaire dans le pays comme dans l'Assemblée constituante librement élue à la fin de 1917, a pris le pouvoir en se réclamant de la doctrine marxiste. Celle-ci impute à la propriété privée et aux mécanismes du marché l'inhumanité de la société industrielle. Elle annonce que le socialisme - propriété collective et planification - succédera au capitalisme. La Russie étant à peine entrée dans la carrière capitaliste au moment de la révolution, le parti communiste eut pour tâche de mener à bien le développement des forces productives (ce qui était la fonction du capitalisme, d'après Marx) avec les institutions - propriété collective et planification - que Marx imaginait typiques de l'économie post-capitaliste, socialiste. Ce que les communistes, depuis 1917, appellent édification socialiste est une combinaison du « développement des forces productives » ou, pour parler un langage non marxiste, de la croissance économique, et de réalisations d'esprit socialiste (c'est-à-dire d'esprit collectif, planificateur et égalitaire). Ainsi définie, l'édification socialiste peut et doit se poursuivre durant plusieurs décennies. Biblioteca Gino Bianco • 323 Combien d'années seront nécessaires avant que le développement des forces productives permette une répartition des revenus égalitaires selon les besoins ? En fait, les mesures imposées par les exigences de la croissance et celles qu'inspirait l'esprit socialiste se sont mêlées de manière inextricable : la collectivisation agraire était-elle un moyen de collecter une plus forte proportion des récoltes pour nourrir les villes ou l' application de la doctrine socialiste ? Le parti communiste a été l'inspirateur, le théoricien, l'idéologue, le propagandiste, l'agent d'exécution de cette double entreprise de croissance économique et d'accomplissement socialiste. Seul un parti détenant le monopole des moyens de force et de publicité était capable de la brutalité impliquée par ces bouleversements rapides. Seul un régime où ni individu ni groupe n'avaient le droit de protester contre les décisions du pouvoir avait une chance de détruire en deux ans l'organisation séculaire de l'agriculture pour la remplacer par une autre. Le Parti se réservant à lui-même le monopole de la politique était enclin à marquer du sceau idéologique chacune des étapes sur la route de l'abondance, chacune des mesures que les nécessités de la croissance imposaient ou suggéraient. Ainsi furent érigés en vérités doctrinales le pourcentage des investissements par rapport au produit national ( 2 5 %), les stations de tracteurs et machines (depuis peu abandonnées), la priorité de l'industrie lourde, etc. Les modalités de l' édification socialiste devinrent, à chaque instant, partie intégrante du dogme. Ceux des membres du Parti qui étaient hostiles à tel ou tel élément de la politique officielle devenaient déviationnistes, idéologiquement coupables et non pas seulement opposants. Ainsi toutes les erreurs ou oppositions politiques devenaient crimes idéologiques. Ainsi la fonction de l'idéologie dans le régime entretenait un climat de terreur que l'on croyait caractéristique du paroxysme révolutionnaire, plusieurs dizaines d'années après la prise du pouvoir. La terreur stalinienne atteignit à ses formes extrêmes et proprement délirantes dans les années 1936-37, au moment de la grande « purge » et, de nouveau, à partir de 1949 jusqu'à la mort de Staline. Un régime de parti monopolistique, par son essence révolutionnaire, peut connaître, pendant une période prolongée, non un affaiblissement mais un durcissement. La phase ultérieure, celle de l'affaiblissement, qui équivaudrait à la corruption, doit-elle intervenir nécessairement ? Si l'on se donne une durée indéfinie, la réponse sera probablement positive : l'ardeur révolutionnaire finit par s'user, une entreprise de bouleversement arrive à son terme, un parti finit par se réconcilier avec le réel. Mais ces propositions vagues et banales laissent ouvert le problème dans sa portée proprement politique. Quand et selon quelles modalités un régime de parti monopolistique deviendrait-il « comme les autres », cesserait-il d'être « révolutionnaire » ?

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==