R.ARON seront de moins en moins nombreux, donc les majorités seront de plus en plus hétérogènes, l'action gouvernementale sera de plus en plus hésitante, paralysée par les contradictions internes de l'équipe ministérielle. En d'autres termes, à partir d'un certain point, les défauts du système s'aggravent d'eux-mêmes, du fait que réformateurs et révolutionnaires tendent à les aggraver. Combien de temps un régime constitutionnelpluraliste corrompu subsiste-t-il ? Est-il fatalement emporté par une révolution ? Les réponses à ces questions dépendent de circonstances multiples qu'il ne nous importe pas d'examiner ici en détail. L'idée centrale est qu'un régime constitutionnel-pluraliste est constamment menacé par « le grippage du mécanisme concurrentiel». D'abord les risques de grippage sont d'autant plus grands que le nombre des citoyens hostiles au mécanisme lui-même est plus important. Aux États-Unis, les ravages de la crise de 1929-1933, les millions de chômeurs n'ont pas suscité un parti revisionniste, ils n'ont pas mis en péril la Constitution, qui continuait d'inspirer une émotion du sacré. Dans la république de Weimar, dans toutes les républiques françaises, il en fallut bien moins pour que les mouvements révolutionnaires naissent, se gonflent et emportent la Constitution. Pour qu'un pays maintienne la concurrence des partis, il importe d'abord que les citoyens reconnaissent unanimement ou en immense majorité la légitimité du régime concurrentiel. L'unité dans la volonté démocratique est le fondement le plus solide de l'organisation pacifique du dialogue entre les partis. En France pendant tout le x1xe siècle, la démocratie parle- ·mentaire n'a jamais bénéficié d'un assentiment unanime, elle n'a jamais été, en ce sens, entièrement légitime. Au xxe siècle, elle l'était devenue ·mais pas au point de résister aux chocs d'une défaite militaire (1940) ou d'une crise nationale (1958). Les circonstances qui favorisent le grippage du mécanisme concurrentiel dans des pays où ce· mécanisme lui-même n'a pas le prestige de l'évidence sont multiples. En effet, des motifs très divers peuvent· éveiller la volonté revisionniste ou révolutionnaire. En Allemagne c'est la crise économique avec ses millions de chômeurs qui gonflait les rangs des partis extrêmes, communiste et national-socialiste. La France, au cours de ces dernières années, a connu une rare prospérité (la pénurie de devises n'était pas ressentie par le public), un progrès économique d'une rapidité exceptionnelle (croissance industrielle de I o % environ par an). Le renforcement des extrêmes n'est pas l'effet d'une crise soudaine mais l'expression d'une crise endémique. Une fraction de la collectivité française, sans avoir le moindre désir de descendre dans la rue, exprime par son vote pour les communistes son non-assentiment à l'État démocratique. A droite d'autres électeurs, beaucoup pris de vitesse par la course au progrès économique, d'autres nostalgiques d'un régime Biblioteca Gino Bianco 321 fondamentalement autre, votent, eux aussi, pour des partis qui se veulent extérieurs au système. Dans l'Assemblée élue en janvier 1956, il y avait environ 200 députés qui votaient systématiquement contre sur moins de 600. La seule majorité possible englobait à la fois les socialistes et les modérés, l'extrême-gauche et l'extrêmedroite des partis qui jouaient le jeu. Comment s'étonner que des ministères hétérogènes fussent à demi paralysés ? Hétérogènes ou non, les gouvernements de démocratie doivent parfois adopter une solution dite extrême, parce que la solution dite modérée est inapplicable ou, à coup sûr, mauvaise. Qt1and les troupes allemandes entrèrent en Rhénanie, au mois de mars 1936, il n'y avait que deux solutions : accepter ou répliquer militairement. La solution dite moyenne - refus diplomatique - n'était qu'un camouflage avec les inconvénients supplémentaires de la comédie. En Algérie, depuis 1956, il se peut qu'il n'existe que deux solutions, l'une et l'autre extrême : la négociation avec le F. L. N., qui implique la reconnaissance d'une vocation nationale de l'Algérie, ou la pacification, qui exige, en tout état de cause, des années. La négociation sans reconnaissance de la vocation nationale ou la pacification avec octroi d'un statut risquent de débot1cher sur l'un ou l'autre terme de l'alternative première. Or les gouvernements qui sortent du mécanisme concurrentiel et doivent tolérer l'expression de toutes les opinions sont parfois incapables d'une solution extrême. En une conjoncture où seule u11esolution extrême est possible, le régime qui ne peut pas prendre parti radicalement ou qui ne prend ce parti que passivement est ou paraît condamné par l'échec, par la disproportion entre les exigences de la situation et les capacités des gouvernements. Formellement, on distinguera deux types de corruption, at1niveau du mécanisme conct1rrentiel, selon que les partis fidèles à la Constitution n:arriv~nt p_as à g~uverner ou que les partis revoluttonnaires obtiennent des suffrages à ce point nombreux que les partis constitutio1111els sont en minorité ou n'atteignent à la majorité que par une alliance artificielle englobant à la fois extrême-gauche et extrême-droite. La démocratie française a toujours connu, à un degré ou à un autre, une corruption du prenuer type. Depuis 1956, elle était passée à la corruption du deuxième type. Les causes profondes de l'une et de l'autre corruption peuvent être de diverses espèces. Nous avons évoqué deux cas extrêmes, celui de la crise économique dans la république de Weimar, celui des guerres coloniales et, en particulier, de la guerre d'Algérie. sous la IVe République française. Mais on généraliserait aisément l'u11 et l'autre exemple : un pouvoir constitutionnelpluraliste perd le contact avec les citoy 11squand la nation a le sentiment que les gouvernant sont incapables de résoudre les problèmes vitaux, cri e économique ou crise impériale. Cette révolte des
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