LB CONTRAT SOCIAL ministre de la culture (sic), « célébrait les mérites de Pasternak poète et traducteur, mais portait une appréciation sévère sur le Docteur Jivago », dit une dépêche d'agence. Le 25, la Gazette Littéraire du syndicat des écrivains soviétiques éclatait en imprécations aussi factices qu'odieuses contre la cc sortie provocatrice de la réaction internationale », épisode imprévu de « guerre froide», et contre le cc poète décadent B. Pasternak» qu'elle accusait d'avoir passé son manuscrit de Jivago à un « éditeur bourgeois » (mensonge criant : G. Feltrinelli est un communiste stalinien qui, pour des raisons personnelles, n'a pas repris sa carte du Parti en 1958 seulement). Elle consacrait près de trois grandes pages pleines à l'affaire, contenant la lettre kilométrique du Novy Mir mentionnée plus haut en plus d'un éditorial de trois colonnes tissé de calomnies et d'injures dont l'indécence a stupéfié le public impartial dans le monde. On ne saurait descendre à réfuter la diatribe grossière de la dizaine de plumitifs médiocres composant la rédaction de l'illisible Gazette et préposés_ à salir le plus pur, le plus talentueux de leurs « confrères » (par contraste, la lettre du Novy Mir apparaît digne et respectable). Il faudrait se mettre au même niveau, comme pour qualifier l'article immonde d'un D. Zaslavski dans la Pravda du 26 et dont le seul intérêt est de déceler les intentions perfides du pouvoir envers un « individualiste » passionné de vérité. Le journaliste en question est spécialisé dans les plus répugnantes besognes, car il doit se racheter : en 1917, Lénine a dénoncé la « sale campagne calomnieuse des sales messieurs Zaslavski » et traité ce dernier de niégodiaï, terme que le dictionnaire russe-français traduit par « gredin, chenapan, misérable, vaurien, sale type » (cf. 4e édition des œuvres de Lénine, t. 25, pp. 108 et 237 ; t. 26, p. 181). 11 y aurait eu là de quoi consoler Pasternak si l'horrible lynchage moral auquel il a été soumis par ordre d'en haut lui laissait le cœur à ironiser. Mais dans les attaques venimeuses déchaînées contre cet homme seul perçait déjà la plus cruelle menace, bientôt précisée par d'inqualifiables discours et déclarations des aboyeurs de service, la menace de priver ce Russe de sa nationalité, de le chasser de sa patrie, de séparer cet époux de son épouse, d'arracher ce père à ses trois fils - hypocrite menace de mort pour lui, châtiment atroce pour sa famille chamelle, malheur indicible pour son immense famille spirituelle. Acculé au suicide ou à une contrition humiliante qui ne sera jamais assez humble pour ses persécuteurs, Pasternak livré aux bêtes refuse son prix Nobel, le 29 octobre, quatre jours après l'avoir accepté avec effusion. Le 30, il écrit à Khrouchtchev pour demander grâce, en termes qui trahissent la tragédie de sa conscience. Il a femme et enfants, son sort personnel n'est pas seul en jeu. Cependant le battage délirant et haineux des valets de la Biblioteca Gino Bianco 381 tyrannie, des envieux et des ratés, ne cesse pas, vilipendant le « traître », cc émigré de l'intérieur », le « Judas » (pour ne pas relever ici les insultes les plus ordurières). Le syndicat des écrivains l'expulse et le qualifie de cc cosmopolitç! », expression mise en circulation par Staline pour dénoncer les Juifs ou soi-disant tels à la vindicte aveugle de la populace. A ce propos, un certain parallèle s'impose avec le cas de Karl von Ossietzky, prix Nobel en 1935 et prisonnier des nazis, accablé d'invectives par ses tourmenteurs : Hitler interdit alors à tout Allemand de jamais recevoir un prix Nobel. Moins conséquents avec eux-mêmes, les « marxistes-léninistes » acceptent avec orgueil le prix pour des physiciens (quid de la « réaction internationale » et de la « guerre froide » ?), après avoir réhabilité et réimprimé, chez eux, un émigré authentique, Ivan Bounine. D'une façon générale, le ton abject et la vilenie des outrages à Pasternak rappellent étonnamment l'ambiance des procès de Moscou, de sinistre mémoire, quand la plupart des compagnons de Lénine furent taxés des pires forfaits imaginaires et, après une balle dans la nuque, jetés à la fosse commune. Il ne manque que la démence meurtrière de Staline et la balle dans la nuque, mais en fait de dogmatisme intolérant et fanatique, le stalinisme n'a guère perdu de sa virulence aussi bien en politique intérieure qu'extérieure, ce dont la preuve s'administre chaque jour. Durant toute une année, la publication du DocteurJivago à l'étranger n'avait suscité aucune réaction dans l'Union soviétique : il a fallu l'initiative suédoise, née de neutralisme et de justice distributive, pour y provoquer un scandale inouï et une clameur sauvage contre la mystérieuse et indéfinissable cc réaction internationale». Aucune personne saine d'esprit n'admettra que la dite Académie, qui a couronné Tagore, Romain Rolland, Anatole France, Bernard Shaw, Sinclair Lewis, Martin du Gard, André Gide, Faulkner, Bertrand Russell, Mauriac et Camus avant Pasternak, soit l'instrument de la « réaction internationale» et ait voulu commettre un acte de « guerre froide». - Même en Russie soviétique, les gens capables de réfléchir n'en croiront pas un mot. L'écœurant tintamarre organisé en l'occurrence par Khrouchtchev et consorts vise donc à intimider, à épouvanter dans l'empire soviéto-asiatique et ses satellites les intellectuels tentés de sentir et penser librement, à l'instar du naïf auteur de Jivago. Autrement dit, les dirigeants communistes ont eu peur. Ils le montrent en ne permettant pas à Pasternak de répondre sincèrement à ses détracteurs, de s'expliquer en son âme et conscience devant l'opinion publique déjà ignorante du livre mis à l'index. Avec leur innombrable police et leurs armées formidables, leurs avions à réaction, leurs bombes atomiques, leurs engins téléguidés, leur matériel lourd et leur matérialisme encore plus lourd, les l1éritiers de Staline ont peur d'un poète, peur d'une plume, peur d'un germe. Obsédés par Varsovie et Budapest, ils
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