LE CONTRAT SOCIAL de lutter par le terrorisme. Il subsista néanmoins dans les pensées de l'intelligentsia c~mme une certaine disposition d'esprit, quoique on admît désormais ouvertement qu'il ne représentait plus un but social réalisable, mais une utopie. Le développement du capitalisme russe des années 80 rendit définitivement impossible de continuer à croire que la Russie pourrait avoir une évolution économique distincte. L'atmosphère de cette période est brillamment rendue dans les pièces de Tchékhov ; on y voit toujours les représentants de l'ancienne intelligentsia désespérés de voir leurs nobles idéaux irréalisables et contraints de battre en retraite devant la poussée d'une nouvelle classe bourgeoise, rapace ; et, se tenant discrètement à l'écart, la silhouette d'un moujik muet, puéril, barbu, aiguisant une hache ou portant un fusil. Il semblait déjà clair à cette époque que les populistes défendaient une cause perdue. Le marxisme considérait le capitalisme russe 379 comme une étape nécessaire à la maturité économique de la révolution, il acceptait le fait accompli, ~ais cela ne signifiait aucunement la fin du populisme. Comme le fait remarquer M. Bi11ington, les marxistes se refusent à reconnaître qu'ils s'appuyèrent longtemps sur le capital émotif du populisme et l'une des meilleures définitions abrégée que l'on puisse donner du léninisme serait : marxisme allemand + populisme russe. Le marxisme russe qui emprunta tant au populisme ne sut assimiler son éthique idéaliste, sa croyance dans la suprême importance de l'individu. Une hirondelle ne fait certainement pas le printemps, surtout en Union soviétique. Mais il est peut-être de bon augure qu'après tant d'années d'oubli, une nouvelle sélection des œuvres littéraires de Mikhaïlovski vienne d'être récemment publiée à Moscou. (Traduit de l'anglais) JOSEPH FRANK CHRONIQUE Le crime de Boris Pasternak BORIS PASTERNAKpo, ète lyrique classé d'abord futuriste, puis symboliste, et bientôt inclassable, n'écrivait pas pour le grand public, pour les « masses », mais pour le petit nombre de lettrés sensibles à ses rythmes subtils et à ses accents nouveaux, aux raffinements de sa musique verbale. En Russie, ce petit nombre est un assez grand nombre et, successivement, le Jumeau dans les nuées (1914), Par dessus les barrières (1917), Ma sœur la vie (1922), Thèmes et variations (1923), Carrousel (1925), plusieurs fois réédités, s'épuisèrent vite en librairie, passant de ,mains en mains de fervents lecteurs. Du prosateur, on n'a eu longtemps que peu de récits et nouvelles dont un recueil parut en 1925 et une autobiographie, le Sauf-conduit (1931). Jusqu'en , 1933, Pasternak donne encore des poèmes, d'abord en sentimental s'efforçant de participer à l'esprit de la révolution dans le Lieutenant Schmidt (1926) et l'Année 1905 (1927), puis avec Ména,gerie (1929), Spectorski, roman en vers, quelque peu autobiographique aussi (1931) et Secondenaissance (1932). Un autre recueil de contes paraît en 1933 : Voies aériennes. A partir de 1934, les éditions soviétiques ne publient plus rien de Pasternak, du moins aucune œuvre originale, mais le poète et prosateur se fait traducteur. Il faut noter que Khrouchtchev, dans son célèbre discours secret au dernier congrès comm11oiste, a indiqué )'année 1934 comme marq11aot un tournant dans la vie exécrable de Staline. En réalité, la mégalomanie du tyran s'était manifestée bien avant, mais on peut admettre qu'elleprendtournureplus démentielleet homi- • Biblioteca Gino Bianc0 . cide en 1934, que la paranoïa passe par une certaine phase. Toujours est-il que Pasternak s'adonne alors aux traductions, pour vivre et continuer de servir les lettres et les arts. Il traduit Gœthe et Schiller : Faust et Marie Stuart, il traduit Rainer-Maria Rilke et von Kleist, il traduit aussi des poètes géorgiens, il traduit surtout Shakespeare : Ham/et, Othello, Macbeth, le Roi Lear, Roméo et Juliette, Antoine et Cléopâtre. Il traduira même Sandor Petœfi, le grand poète hongrois. Quant à ses propres poésies, introuvables en librairie, elles circulent manuscrites, copiées et recopiées en cachette. Pendant la guerre, Pasternak ne saurait s'abstraire de « sa sœur la vie» et l'actualité tragique lui inspire les vers qui se trouvent dans Sur des trains matinaux (1943). Une sorte de pause au cours de la terreur sta]ioienne, dans l'ordre littéraire, permet d'éditer deux recueils de poèmes choisis, en 1945 et en 1948. Après quoi le silence retombe sur la création poétique de Pasternak et le traducteur continue de traduire. On le laisse en paix, on le loue en sourdine des services rendus à l'art dramatique. Et l'on se demande pourquoi et comment StaJioe lui permet d'exister. A cette question inévitable, posée de toutes parts, la réponse est assez simple. Sta1ine, homme inculte et animal exclusivement politique, n'entendait rien à la poésie et surtout ne pouvait rien comprendre à celle de Pasternak. Mats en tant que policier en chef, il s'était laissé dire que l'élite intellectuelle russe voyait en cet écrivam un poète de génie, le reconnaissait comme le plus éminent de son pays et de son époque . • •
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