Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

QUELQUES LIVRES Le régime démocratique, s'il n'est pas une caricature, implique cette multanimité des idées ; mais celle-ci n'est ni le fait du hasard, ni le synonyme du chaos. Elle est l'héritage complexe d'une évolution commencée il y a cinq siècles, la juxtaposition ou l'interpénétration des courants intellectuels souvent divergents qui ont pénétré l'Europe depuis le début de la Renaissance. Ces courants, Crane Brinton les groupe en trois tendances naturellement schématisées : l'humanisme, le protestantisme, le rationalisme. Toutes les trois, sous différentes formes, ont signifié une révolte contre l'ordre théocratique et la philosophie du Moyen Age. L'humanisme recueille l'héritage de la pensée gréco-latine, mais ce faisant, il manifeste une double nature, libérale et individualiste pour les uns, classique et autoritaire pour les autres. De là les comportements à la fois si proches et si antagoniques dont seront témoins le XVIIe et le XVIIIe si~cles. · Le protestantisme, en dépit de ses intolérances initiales, finit par favoriser la liberté politique et économique de l'individu, son indépendance vis-à-vis de l'État et de l'Église. Le rationalisme, terme assez vague, signifie que l'univers apparaît comme un mécanisme intelligible et ouvert à l'analyse comme à la prévision. Si le protestantisme agit comme dissolvant de la discipline catholique, l'humanisme fait de chaque homme son propre créateur et le rationalisme, un expérimentateur du monde sensible. Le danger de tels schémas est qu'ils en viennent à confondre sous le terme de rationalisme, par exemple, Bacon, Montaigne et Descartes, ainsi qu'à laisser dans l'ombre Pascal et le jansénisme dont on ne saurait nier l'influence sur une importante fraction de la bourgeoisie et de l'intelligentsia françaises. Cependant si l'esprit moderne se détache finalement de son ancêtre médiéval, ce n'est pas seulement à travers des ruptures spectaculaires mais aussi par une évolution où coexistent chez des hommes aussi différents que Rabelais, Kepler ou Jean Bodin, l'empirisme baconien et le mysticisme médiéval. Ce qui demeure aussi, c'est à travers l'opposition des méthodes une foi commune dans la possibilité d'appréhender la vérité absolue, foi dont hérite le siècle des lumières, animé d'un idéal statique et pénétré d'absolu : la Nature y est le substitut de la divinité. L'auteur a bien marqué la différence entre les rôles respectifs de la raison et du sentiment dans la communication établie par l'homme avec la nature. Si en l'homme moyen ils coexistent de même que l'athéisme et le déisme, il n'en est pas moins vrai que dans le comportement politique ils en viennent à développer des tendances antagoniques. Ici une analyse plus serrée des courants intellectuels de la Révolution française ~t été nécessaire; elle eiit montré les oppositions cachées derrière les notions, banales à l'époque, de progrès et de vertu. Biblioteca Gino Bianco 375 Tout se complique avec le xixe siècle. Deux composantes nouvelles s'introduisent avec le nationalisme et l'industrialisme, baignées chacune de romantisme. Le temps apparaît dans la spéculation ; le passé et le futur se mêlent curieusement dans les idéologies où triomphe le Sentiment comme si la Raison statique se révélait inapte à saisir le réel. Crane Brinton place au centre du siècle ce qu'il nomme le « compromis victorien », pièce maîtresse de la grandeur anglosaxonne. En revanche, il néglige trop les convulsions où s'expriment espoirs et échecs de l'Europe continentale. Le siècle ne se reflète pas seulement chez les philosophes anglais de l'individualisme optimiste mais aussi chez les socialistes français manieurs de la violence ou de l'utopie, et chez les Allemands disciples de Hegel qui soumettent l'individu à la contrainte du déterminisme historique. Le rôle essentiel de la révolution industrielle n'est pas suffisamment souligné comme cause de bouleversement, d'anxiété et d'espoir. Elle a entretenu ou suscité plus de tensions qu'au temps des guerres de religion ; elle a contribué à travers les conquêtes coloniales à préparer l'unité planétaire et par là même à saper la domination exclusive de l'Occident. Cela nous paraît, cent ans après, plus important que le « compromis victorien » dont l'auteur fait le centre du xixe siècle. Avec raison, Crane Brinton souligne que nous manquons de recul pour juger notre demi-siècle qui, à travers les catastrophes, est une réaction pessimiste aux espoirs du siècle précédent. Le succès des philosophies de l'angoisse ou du désespoir reflète la menace apocalyptique de notre temps. L'anti-intellectualisme entre certainement dans l'esprit moderne depuis que la psychologie a montré les limitations de l'entendement et sa sujétion à des facteurs inconscients. Cependant l'effort de la psychologie freudienne ou réflexive est dans la tradition du siècle des lumières puisqu'il tend à rationaliser ce qui échappait à la raison. Notre connaissance du comportement humain augmente, mais cela ne nous permet plus de lier, avec l'innocente simplicité d'autrefois, le progrès moral à celui de la science. Les mythes ou les « résidus » (Pareto) sont peut-être une nécessité psychologique pour l'action : « on ne triomphe de la nature humaine qu'en lui obéissant » ! Mais il est évident que les techniques psychologiques sont ambivalentes, qu'elles peuvent comme toutes les autres techniques servir à l'émancipation de l'individu autant qu'à sa subordination. Cela signifie que l'amélioration du sort de l'homme ne résulte pas d'un déterminisme auquel il serait étranger, ni de l'accumulation des connaissances scientifiques, mais d'une conscience de sa nature contradictoire, impliquant une tension entre son adaptation au réel et ses aspirations idéales. En conclusion, l'auteur caractérise la culture occidentale par la croyance en la loi naturelle, le

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