·374 d'où ressort l'importance des idées économiques, jetées à travers le temps pour résoudre les problèmes qui se posent à l'homme d'aujourd'hui. La tentative est intéressante de faire connaître les concepts explicatifs élaborés par d'éminents économistes. Mais ceux-ci, quoi qu'en dise l'auteur; n'ont pas le monopole de l'influence sur les idéologies populaires. Pourquoi écrire à leur sujet : «A la différence de celles des grands philosophes, leurs idées ont profondément marqué notre vie quotidienne» ? (p. 8). Assertion évidemment fausse et injuste. Ce n'est guère comme économiste que Karl Marx (à qui M. Heilbroner a consacré un chapitre) a eu de l'influence, mais comme philosophe de l'histoire et prophète du destin humain. D'ailleurs, comment distinguer le philosophe de l' é~onomiste dans le cas d'un Thorstein Veblen qui est surtout un psychosociologue de la bourgeoisie américaine ? Ou dans celui du socialiste Robert Owen ? Il n'est pas absurde de nommer «économistes» de tels hommes à condition de voir aussi en eux des « philosophes » p_our qui l'alpha et l'oméga des sciences humaines ne se réduisaient pas à la production et à la consommation. D'autre part, un psychologue comme Freud, des philosophes comme Kierkegaard ou Nietszche marquent davantage l'esprit moderne que David Ricardo ou Frédéric Bastiat désignés un peu exagérément comme des « philosophes du monde ». Cela dit, la liste des économistes ayant joué un rôle sur le comportement de la société nous paraît quelque peu restreinte et dépendre finalement d'un choix subjectif de l'auteur. Par exemple, l'absence d'un chapitre sur les physiocrates, créateurs de l'économie moderne, et les trop brèves allusions aux relations d'Adam Smith et de Quesnay * ne permettent pas de comprendre certains aspects de la· Déclaration des Droits de l'Homme ni les luttes politiques qui ont ensanglanté la France libérale du xixe siècle. Pourquoi si peu de pages sur Saint-Simon, toujours vivant dans l'univers technocratique de notre siècle, et aucune sur Proudhon, quand triomphent les contrats intersyndicaux aux États-Unis et les systèmes d'assurance sociale dans le monde entier ? Pourquoi sur l'impérialisme une longue analyse de Hobson et aucune de Hilferding ? Pourquoi n'avoir pas adjoint au pessimisme de Malthus et de Ricardo celui, si prophétique, de Sismondi ni la conception trop réaliste de Frédéric List, cet ancêtre des a~s dlj xxe siècle ? Est-ce la faute des dimensions de l'ouvrage ou des choix de l'auteur ? Des places sont vides dans ce qui devrait être un vaste panorama des économistes qui ont profondément marqué leur siècle ou le nôtre. En revanche, remercions l'auteur de nous introduire dans l'existence, si peu connue en France, de Thorstein Veblen, dont nous attendons toujours des. traductions. • Rappelons que cette année-ci est le bicentenaire de l'admirable Tableau économique. Biblioteca Gino Bianco . - LE CONTRAT SOCIAL M. Heilbroner a cependant écrit un ouvrage utile pour le lecteur actuel. Aujourd'hui le capitalisme n'est plus une force spontanée s'imposant aux gouvernements comme aux hommes. Même aux Etats-Unis, où il atteint son développement extrême, il a besoin d'être dirigé pour éviter de trop grandes secousses à la population. Les pionniers cèdent la place aux bureaucrates et l'aventure disparaît devant les impératifs du niveau de vie. Dans une grande partie du monde il a fait place à une économie totalitaire. Ailleurs, il est combattu ou contesté. A cause de cela, on a besoin de l'enseignement des économistes et des intuitions sur l'avenir qui s'y trouvent. Le livre en question peut exciter chez le lecteur cette saine curiosité et cet appétit de connaissance hors desquels le monde moderne risque d'apparaître comme un chaos absurde et sans issue raisonnable. MICHEL COLLINET De la << multanimité >> CRANE BRINTON : La Formation de l'esprit moderne. Paris, La Colombe, 1957, 324 pp. L'ESPRIT moderne comme l'entend Crane Brinton est celui de la société occidentale dont, par un vaste effort de synthèse, il retrace les grandes étapes depuis le déclin du monde médiéval. L'auteur rejette toute préoccupation causale sur les rapports entre l'être et la conscience sociale. Pour lui, les idées ne sont pas plus le moteur de nos actes qu'elles n'en sont les reflets passifs. «Sans la participation commune de l'essence et de l'étincelle, écrit-il, il n'est pas -de moteur qui tourne ; sans la participation commune des idées et des intérêts (ou appétits, besoins, facteurs matériels) il n'est pas de société humaine vivante, active, et pas d'histoire de l'humanité» (souligné par l'auteur, p. 10). Comme historien social, il ne se préoccupe pas de discuter la valeur des systèmes ou idéologies mis en avant au cours des siècles, mais leur influence sur le climat politique, moral et même métaphysique d'une époque donnée. L'esprit d'une société n'est pas dans la création, même géniale, d'un ensemble d'idées ; il est dans leur rôle social, dans la manière dont elles sont assimilées par l'homme ordinaire et insérées dans sa conception personnelle du monde. A ce niv~au, comme Marx l'avait remarqué, elles deviennent des forces sociales. Et en ce sens l'esprit d'une société se manifeste autant dans le comportement quotidien de ses membres que dans les méditations de son intelligentsia. . Pour l'auteur, l'esprit moderne se caractérise par son apparente et extraordinaire diversité, ce qu'il nomme sa « multanimité » par opposition à l'unanimité philosophique des temps médiévaux.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==