Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

366 REPLAÇONS-NOUS en 1917. La transcription à même le réel d'un projet mental - qui n'est autre que la tranformation du monde par l'abolition des classes - commence par se profiler sur un paysage de ruines. Changer le monde signifie dès lors construire, organiser, drainer toute l'énergie, mobiliser toute la pensée. Le chantier engloutit l'homme. A ce point crucial, la volonté révolutionnaire s'arrache à toute contradiction, s'altère et donne naissance à une administration exclusive. L'espérance s'abolit dans la statistique. L'administration des choses et des êtres devient une force auto-propulsée, autocommandée. Les agents de cette force se reproduisent par cooptation, s'éliminent par la répression implacable des velléités centrifuges. Ceux qui admirent le rendement et l'abnégation des fonctionnaires-partisans de la première période soviétique omettent de signaler leur principal exploit qui a consisté à se dépouiller de leur condition de mandataires pour devenir l'incarnation d'une autorité se suffisant à elle-même. Ce renversement hiérarchique absolu ne s'est pas opéré en un temps, ni toujours d'une manière bien consciente, mais le résultat n'en est pas moins probant. Les deux rapports de dépendance dans lesquels le fonctionnaire-partisan se trouvait à l'origine - à l'égard d'un corps de doctrine, d'une part, et de l'ensemble des travailleurs, d'autre part- se trouvent complètement inversés. Une manipulation décisive se produit. Doctrine et travailleurs sont déterminés au lieu d'être déterminants. En position subalterne, ils ne se définissent plus que comme objets d'une expérience. Le grand événement auquel nous assistons dans une moitié du monde - la promotion de l'Administration au rang d'une entité autonome et souveraine - se fonde sur cette double dépos- • session. Devant ce spectacle étrange, les esprits s'interrogent, les théoriciens se consultent. On se demande quels sont l'explication et le destin de cette autorité insolite. S'agit-il d'une excroissance temporaire destinée à se résorber ? Faut-il y voir, au contraire, l'apparition d'une catégorie sociale en voie de consolidation, d'une caste aux contours déjà précis, d'une classe proprement dite avec ses attributs et ses privilèges qui seront âprement défendus ? Ces questions entretenaient, depuis quelques années déjà, de vivaces polémiques lorsque parut, en 1939, à Paris, un ouvrage intitulé la Bureaucratisation du monde dont l'auteur ne livrait qu'à demi son identité en signant Bruno R. Ce livre, à l'heure actuellepresque introuvable, semble avoir laissé aussi peu de traces que possible. N'était le fait que Léon Trotski lui réserve une· mention spéciale dans plusieurs des lettres qui furent, par la suite, réunies en volume sous le titre In Defense of Marxism (Pioneer Editio~s, Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES New York), le travail de Bruno R. n'eût pas connu le moindre écho. La personnalité de l'auteur n'est pas éclairée pour autant. Ce que l'on sait de lui se ramène à ceci : antifasciste italien réfugié en France, Bruno Rossi milite d'abord au sein ou en marge de la IVe Internationale, mais, faute de partager les idées de son chef sur la nature de l'État soviétique, il rompt bientôt ses attaches et publie sa propre thèse. Il continue à résider à Paris jusqu'en 1942, puis disparaît à tout jamais, probablement victime d'une des rafles sans retour de l'occupant. Le livre de Bruno R. a été visiblement édité à frais d'auteur. Un détail émouvant en rend la lecture assez malaisée, ralentie qu'elle est par des obscurités sans nombre. Soit méfiance, soit manque de moyens, il semble que Bruno R. ait procédé lui-même à la traduction de son texte original, d'où une cascade d'italianismes, tantôt plaisants, tantôt hérissants. Comme ceux qui l'ont précédé et suivi - dans l'analyse de la réalité soviétique, Bruno R. est tout de suite amené à lutter contre les mirages magnétiques du dogme. Quiconque a fait ses gammes dans le marxisme se heurte d'emblée au thème de la propriété.· La critique de Trotski excelle à détecter et à dénoncer la déviation, mais pour pouvoir parler de « déviation » elle doit tenir pour acquis que quelque chose de central et d'essentiel demeure de la création révolutionnaire, et ce quelque chose serait l'abolition de la propriété privée. Cette dernière notion prend ainsi figure mythique et devient aussi sacrée que l'était la propriété elle-même pour la bourgeoisie du x1xe siècle. C'est le Graal de la gauche. L'investiture des idoles est accomplie. Bruno R. aura été l'un des premiers à rompre le charme et à bousculer ces conventions pieuses. Il est assurément curieux de voir les marxistes - lesquels ne se font pas faute d'ironiser sur les fictions juridiques de la bourgeoisie - se retrancher derrière le droit formel de la société sovié- . tique pour en inférer que l'abolition de la propriété met fin à l'exploitation de classe. Notre auteur renverse hardiment la proposition et commence par constater le fait matériel-social de l'exploitation pour ensuite l'expliquer par l'exercice d'une forme déterminée de propriété. Cette forme imprévue est la démonstration par l'absurde que l'essence de la propriété survit à sa disparition nominale. Tandis que, dans le reste du monde, le droit· de propriété s'est trouvé graduellement rétréci, conditionné, et en quelque sorte assujetti à des normes fonctionnelles comme celle de la responsabilité sociale du propriétaire, en URSS, par contre, le non-propriétaire préposé, en principe, à la seule gestion des biens, exerce en fait sur ceux-ci l'«utorité la plus étendue, laquelle comporte jouissance et disposition. De manière que l'usufruit quasi permanent des biens par toute une catégorie sociale finit par constituer, pour

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